262 pages, 20 euros, aux éditions Charles Leopold Mayer
Publié à l’origine en 2010 sous le titre « True Wealth », ce livre est repris en traduction française par les éditions Charles Léopold Mayer. Au départ de sa carrière, Juliet B.Schor défendait une position classique : le modèle BAU, business as usual. Depuis son livre de 1991, Global inequality and environmental crisis, elle trace un autre sillon. « La véritable richesse » présente clairement le point de vue des économistes écologistes. Exaspérée par les pratiques de l’économie orthodoxe, la Society for Ecological Economics s’est réuni autour d’une idée-force : les écosystèmes doivent être au cœur de l’analyse économique. On peut alors montrer que la macroéconomie serait entièrement différente si les limites écologiques étaient prises au sérieux. Voici quelques extraits du livre :
1/4) Déconstruction de l’idée de croissance
Incontestablement le XXe siècle aura été l’ère du gigantisme. Le modèle de la production en série a été inauguré dans l’automobile puis étendu à toute l’industrie. Quand les économistes orthodoxes ont abordé la question de l’échelle, l’agrandissement des équipements de production et des entreprises leur a paru la preuve d’une efficacité supérieure, ce qu’on appelle les « économies d’échelle ». Ce point de vue ignorait les impacts sur l’environnement.
Le mot croissance renvoie habituellement à l’introduction de nouveaux moyens de production. Il s’agit en réalité d’un simple déplacement de ressources ou de l’emploi d’un actif non renouvelable qui réduit le capital naturel. La première étude nationale ayant évalué l’ampleur de la surestimation de la croissance a été réalisée sur l’Indonésie des années 1970 et 1980 : dès l’instant où l’on tenait compte de l’épuisement du bois d’œuvre, du pétrole et des sols, la moitié de la croissance du PIB indonésien disparaissait. La situation est encore plus sombre en Chine où une croissance débridée a semé le chaos social et environnemental. Aux USA, le Congrès a interdit au Bureau of Economic Analysis de mettre au point des comptes environnementaux !
La macroéconomie échoue à créer de l’emploi, elle est absurde parce qu’elle est indifférenciée. Elle ne répond pas aux questions fondamentales. A quelle allure, jusqu’où pourrons-nous croître ? A quoi les gens doivent-ils dépenser leur argent ? On peut formuler ainsi la question choc : Que feriez-vous si votre argent ne valait plus rien ? Les données empiriques sur ceux qui optent volontairement pour l’arbitrage « moins d’argent, plus de temps », montrent clairement que la maximisation du revenu n’est sûrement pas un désir universel. Il est temps de devenir beaucoup plus discriminant, et de recadrer le débat pour déterminer ce qui doit croître et ce qui doit décroître. La première Conférence internationale sur la décroissance s’est tenue à Paris en 2008, sous les auspices de l’European Society for Ecological Economics.
A l’ère industrielle, l’humanité a oublié une large part de ce qu’elle savait sur la façon de puiser dans l’abondance naturelle sans la détruire. Juliet prône la plénitude ou véritable richesse, s’orienter vers ce qui compte le plus pour nous, la richesse dans nos relations les uns avec les autres. Elle s’oppose ainsi à l’économie orthodoxe.
2/4) Les illusions de l’économie orthodoxe
La plupart des économistes font leur métier comme si la nature n’existait pas. L’eau, l’air, les ressources naturelles n’ont ni prix, ni propriétaires : ils n’entrent pas dans leur champ de vision. Ils soutiennent le statu quo, le modèle BAU, business as usual. Leur enthousiasme pour les marchés influence aussi leurs idées sur l’environnement. Il en résulte un macro-échec, l’économie produit trop et croît trop vite. Le marché cannibalise ses propres conditions d’existence en surexploitant les ressources gratuites. William Nordhaus est un exemple typique de ce comportement aveugle.
Dès 1972, William Nordhaus critiquait le rapport du MIT sur les limites de la croissance en reprochant à ce modèle de ne pas tenir compte du changement technologique qui permettrait d’économiser des ressources. En 1982, Nordhaus a fait valoir que le réchauffement climatique pourrait être économiquement bénéfique, en provoquant jusqu’à 5 % de croissance de la production mondiale ; hausse de la productivité agricole et avantages du réchauffement dans les pays froids. Il se basait sur des projections qui seront discréditées plus tard. En 1992, Nordhaus concluait encore : « Le changement climatique va probablement produire une combinaison de gains et de pertes, sans aucune présomption forte de préjudices économiques nets substantiels. » Nordhaus soutient que les activités humaines ont un effet négligeable, contrairement à de nombreuses études qui prouvent la dégradation. En 2008, Nordhaus soutient toujours que les réductions de 80 à 90 % des émissions des pays riches pour 2050, réductions préconisées par les scientifiques, sont trop coûteuses par rapport aux bénéfices qu’on en attend. La réaction « optimale », selon lui, consiste à laisser les émissions augmenter de 25 %. Mieux vaudrait laisser monter les températures et subir les dégâts écosystémiques et les pertes humaines. L’éco-optimisme est aussi défendu par Herman Kahn, Milton Friedman, Bjorn Lomborg. On les a surnommés les cornucopiens, les économistes de la corne d’abondance, parce qu’ils sont persuadés qu’il n’y a aucune limite physique à la croissance.
Dans la finance les produits de base, l’immobilier, les marchés nous ont pourtant donnés assez de preuves de comportements grégaires, d’irrationalité, de corruption et de court-termisme pour qu’il soit permis de douter qu’ils donnent des résultats prévisibles et durables. Confier le sort de la planète à la rationalité des marchés est un acte de foi dangereux.
3/4) le mode de vie intenable des Américains
L’histoire d’amour des Américains avec le gargantuesque a imposé un lourd tribut écologique, qu’il s’agisse de maisons, de véhicules, de téléviseurs ou de rations alimentaires.
Comparés aux habitants d’autres pays de même niveau de richesse, les Américains ont plus de voitures par personne, font plus de kilomètres, prennent plus souvent l’avion et vivent dans de plus grandes maisons. Le menu américain moyen à base de viande équivaut, pour les émissions de gaz à effet de serre, à 2900 kilomètres de conduite automobile. En 1980, la maison uni-familiale moyenne avait une surface de 162 m2, en 2000 elle couvre 234 m2. Il s’avère que 95 % de ces maisons possèdent au moins deux salles de bain, 90 % l’air conditionné et 19 % des garages pour trois voitures ou plus. On estime que 40 à 50 % de la production alimentaire américaine s’évapore tout au long de la chaîne qui va de la fourche à la fourchette. L’Américain moyen émet 19,7 tonnes de CO2 par an tandis que les Allemands, les Japonais en émettaient 10 tonnes environ. Pourtant des mesures plus larges que le PIB comme l’indice de la planète heureuse rejettent les USA à la 114e place mondiale.
Si les Américains voulaient vraiment modifier leur mode de vie, ils pourraient – sans sacrifice inutile – réduire leur empreinte bien au-delà de la moitié des chiffres actuels. C’est en amenant les Américains à partager plus équitablement les ressources écologiques de la planète qu’on pourrait résoudre les problèmes, ce n’est certainement pas grâce au changement technologique que la pauvreté va disparaître.
4/4) Les quatre principes de la plénitude
Améliorer la qualité de vie repose sur deux processus : la réduction du temps de travail et l’extension du domaine de l’autoproduction. Le deuxième élément est central. Il apparaît comme la possibilité, pour le plus grand nombre et notamment les plus défavorisés, de retrouver en période de crise les moyens de survivre sans dépendre du bon vouloir du marché, mais aussi de reconquérir leur souveraineté sur le destin, de retrouver le plaisir de faire, de renforcer le lien social et de contribuer à relocaliser l’économie, ce qui n’est pas rien. La recherche de la plénitude repose sur quatre principes :
- nouvelle matérialité : nous dévalorisons le monde matériel en achetant trop et en jetant trop de produits. Les ménages consacrent plus d’heures au travail rémunéré et compensent en achetant des biens et servies à des stades toujours plus avancés, à l’image des aliments précuisinés. Les loisirs sont aussi plus marchandisés. Les consommateurs ont été délibérément coupés des réalités matérielles de la production, on occulte les dégâts que les achats font à la planète. Il est donc judicieux de retirer du temps au marché pour les transférer à d’autres activités de grande valeur.
- nouvelle allocation du temps : si nous pouvons définir l’emploi à plein temps par une durée de travail moins longue, il devient possible de freiner la dégradation écologique, de faire reculer le chômage et de donner du temps pour sa famille et la communauté locale. Nous assistons à l’apparition d’une nouvelle tendance, le « manger lentement » (Slow Food), le « voyage lent » (Slow Travel). L’objectif est d’améliorer la qualité d’une expérience tout en allégeant l’impact écologique. Le changement consiste à basculer de la quantité vers la qualité, sacrifiant ainsi à l’art de la dépense lente. La plénitude signifie qu’on aura vraiment le temps de prendre le bateau le plus lent pour aller en Chine si l’on en a envie.
- choisir de s’autoapprovisonner : fabriquer, cultiver, faire soi-même. Au lieu de travailler plus pour acheter sur le marché, entamer un retrait avec jardins potagers, activités de troc, etc. Les gens se font les pionniers d’une micro-activité individuelle nécessaire pour créer le macro-équilibre et corriger ainsi une économie totalement déséquilibrée : production alimentaire urbaine, couchsurfing (hébergement gratuit chez l’habitant), bibliothèques d’outils, partage du temps (échange de services), etc. La consommation durable suppose une extension de la vie du produit. Le succès des cordonniers et des tailleurs depuis le début de la récession est un pas dans cette direction. Un élevage souterrain de poulets a surgi dans les villes qui interdisent les poulaillers.
- réinvestir les uns dans les autres : En temps de détresse, les gens survivent en faisant les choses les uns pour les autres. C’est le passage d’une économie du « moi » à une économie du « nous ». Le repas que l’on prépare, l’enfant dont on s’occupe, tout cela a une valeur économique. Le bénévolat apporte des avantages à la communauté et inspire un sentiment de satisfaction à celui qui s’y consacre. Les voisins peuvent partager de coûteuses machines que l’on n’utilise que périodiquement, comme les tondeuses autoportées. Le passage à la plénitude, économie en matériaux et riche en temps, revalorise le partage. Le partage est un chemin pour reconstruire le lien social dans une société qui a vu monter la déconnexion, la solitude et l’individualisme.
Historiquement les petites communautés locales ont contribué à réguler ces flux interpersonnels en les gardant en mémoire et en sanctionnant les profiteurs. Le mouvement « Villes en transition », né à Totnes en Angleterre, s’est vite étendu à d’autres pays. De plus en plus de gens plantent, cultivent, économisent, partagent, recyclent, fabriquent, soignent. Ils se montrent individuellement responsables. A travers les Etats-Unis et sur toute la planète, des millions de personnes suivent déjà le chemin de la plénitude.