(Flammarion, 268 pages, 17 euros)
Les considérants écologiques de Dominique Méda sont les mêmes que ceux qui sont généralement admis : risque climatique, disparition des ressources fossiles, réduction de la biodiversité, pollutions diverses, risque nucléaire. La conséquence devrait être partagée par tous : « L'humanité est au bord d'une série de catastrophe si rien n'est fait. Ces catastrophes ont été annoncées par de nombreux scientifiques de tous bords et de toutes appartenances depuis des années… ». Plus nous tardons, plus les nuages s’amoncellent au-dessus de nos têtes. Dominique Méda glisse en passant : « Mais après tout, rien n'empêche un peuple de préférer la disparition à la survie à tout prix. » Nous sommes pris dans une contradiction majeure entre le court terme et le long terme. A très court terme, les mesures d’austérité destinées à désendetter nos pays nous étouffent et rendent le retour à la croissance absolument nécessaire. D’où les prières qui tournent en boucle dans les discours officiels : « Sainte croissance, nous vous en prions, revenez ! » Il nous faudrait accepter l’idée que la croissance ne reviendra pas et comprendre que ce n’est pas une mauvaise nouvelle.
Voici quelques extraits de son livre :
1/6) les fondements obsolètes de l'économie et de la sociologie
Au XIXe siècle, l'économie accompagne l'auto-fondation de l'homme, son auto-institution comme fondement de toutes les valeurs, et consacre l'effacement de la nature, ou du moins sa position radicale subordonnée. Tout se passe comme si les contemporains de la révolution industrielle, tout occupés à fortifier un ordre social construit grâce à la domination sur la nature, avaient fini par oublier celle-ci. Les sciences sociales de l'époque, économie et sociologie, ont accompagné ce processus d'invisibilisation en redoublant la focalisation sur la production par un intérêt quasi exclusif pour les interactions sociales au détriment des rapports entre humains et nature. La terre, tellement présente chez les physiocrates qu'ils en avaient fait la seule source de valeur et chez les classiques (elle résistait à l'exploitation continue par des rendements décroissants) a quasiment disparu. Les premiers économistes à s'intéresser à la question des interrelations entre l'homme et la nature développent une approche en termes d'externalités. Celle-ci ne vise pas à imputer une dégradation de la nature à un producteur qui en serait responsable. Elle s'intéresse à la diminution de l'utilité d'un autre agent. Les dégâts du progrès non comptabilisés sont passés par pertes et profits.
Comment s'explique le caractère insatiable de notre attachement à l'augmentation de la production, d'où vient cette pathologie de l'illimité ? Si nous n'en avons jamais assez, expliquent les économistes, ce serait parce que les besoins humains sont infinis, ou, de façon plus raffinée, parce que les comportements des individus seraient mus par la comparaison. C'est donc notre souci de distinction, notre souci d'avoir toujours plus que les autres qui nourrirait le feu de la consommation, donc de la production. Cela ouvre la porte à un mauvais infini, comme l'avait mis en évidence Thorstein Veblen. Cette explication ne suffit pas, encore faudrait-il que la satisfaction de ces désirs individuels illimités puisse être considérée comme un objectif légitime.
La sociologie naissante, hantée par les risques de désintégration dont la révolution industrielle est porteuse, fait de la cohésion sociale son principal objet. Tout se passe comme si les difficultés à intégrer dans la société des individus autonomes et déracinés avaient éclipsé la question de la bonne insertion de l'homme dans la nature. Dans un article de 1978, des sociologues américains ont mis en évidence, derrière la diversité des courants de pensée, un même postulat commun, anthropocentrique, baptisé « le paradigme de l'exception humaine ».
2/6) Un PIB fait pour nous tromper
Nous avons complètement oublié que la comptabilité nationale, et le principal indicateur qu'elle permet d'élaborer, le PIB, est issu d'une convention, sont eux-mêmes une convention. Ce n'est pas une description neutre de la réalité, mais une construction à visée performative. Cette performance dépend de l'extension des échanges et de la capacité de mettre le plus de choses possibles sous la forme de l'usage pour l'homme. Le PIB compte positivement toutes les productions, qu'elles soient utiles ou inutiles au sens traditionnel du terme. Un bien ou un service est considérable comme utile dès lors qu'il est approprié par quelqu'un.
Surtout la comptabilité nationale n'enregistre que des flux positifs, ne possède nul bilan où pourrait s'inscrire, en négatif des dégradations : diminution des ressources renouvelables et non renouvelables, atteintes à la santé, diminution de qualité de l'eau, de l'air et des sols, des relations sociales, du climat, de la beauté des paysages, de la civilité, toutes choses qui n'ont pas de prix, ne sont pas appropriables, mais constituent un patrimoine commun. En 1957 Bertrand de Jouvenel écrivait déjà : « Personne ne dit que cette usine produit d'une part des biens et tout aussi concrètement des maux. J'estime que nous devrions reconnaître que la production a deux formes, l'une de valeur positive, l'autre de valeur négative. La plupart des économistes refusent de parler ainsi : pour eux la production de valeurs positives est prouvée et mesurée par un prix sur le marché, tandis que ce que nous appelons valeurs négatives ne peut être ni prouvé ni mesuré par un prix. »
Le PIB est un indicateur qui n'est capable de signaler ni les périls auxquels nous sommes confrontés, ni les ressources qui comptent pour l'inscription de nos sociétés dans la durée.. Pis, il nous trompe, il nous pousse dans le mur. Nicolas Sarkozy avait réuni en 2008 une commission dont le mandat état ni plus ni moins de reconnaître officiellement les limites du PIB. Elle a avancé trois propositions : mieux intégrer les inégalités de revenus, mieux mesurer la qualité de la vie et mieux mesurer la soutenabilité (que la commission définit comme la possibilité de maintenir le bien-être dans le temps). Aucun espace de discussion n'a été organisé pour permettre aux citoyens de s'approprier cette critique du PIB. Jacques Richard propose un système CARE, Comptabilité adaptée au renouvellement de l'environnement. Il faudrait obliger les entreprises à prendre en charge les dégradations apportées au capital naturel.
3/6) Une nature extériorisée à protéger
Quelle est notre priorité : les satisfactions que nous apportent la nature ou l'existence de la nature elle-même ? Pour les économistes, la nature comme ensemble de forêt, d'oiseaux, de rivières, d'écosystèmes, d'odeurs... peut disparaître, pourvu qu'un capital artificiel, technique, productif soit capable de provoquer non pas les mêmes émotions, mais les mêmes satisfactions. On touche là à une interrogation centrale qui concerne ce à quoi nous tenons et ce que nous devons transmettre. Pouvons-nous imposer aux générations suivantes le résultat d'un choix opéré par notre génération et guidé par une vision radicalement utilitariste de la nature ?
L'homme appartient à la nature, il n'a pas le droit de la mettre en coupe réglée. La nature ne peut se réduire à sa valeur économique, elle a une valeur intrinsèque non réductible aux seuls avantages que les êtres humains peuvent en tirer. Les êtres humains sont bien la source de toute valeur, mais ils sont capables de valoriser la nature pour elle-même et non pour leur intérêt propre. Baird Callicott qualifie cette valeur d'anthropogénique et non d'anthropocentrée. Il y aurait un droit des générations futures de pouvoir accéder aux mêmes éléments constitutifs de l'intégrité de la nature. Nous n'avons pas le droit, au nom de notre bien-être présent, d'éliminer les éléments d'une nature qui ne nous appartient pas et dont nous ne sommes que les usufruitiers. Rompre avec l'utilitarisme est essentiel.
Certaines approches de la soutenabilité forte proposent de considérer un « capital critique » : nous devrions pouvoir collectivement nous accorder sur les éléments du patrimoine naturel qui devraient être intouchables ou dont la qualité ne devrait pas diminuer (parmi lesquels l'eau, le climat, la biodiversité, les forêts, etc.) Une telle entreprise devrait aboutir à établir une carte des biens communs dont les règles de propriété et de gestion devraient êtres spécifiques. Réinscrire les raisonnements économiques dans les réalités physiques, subordonner la science économique à ces dernières et la remettre à sa place est donc un préalable. René Passet l'a illustré à l'aide d'un schéma où des cercles concentriques de taille différents s'emboîtent les uns dans les autres. L'économie est le petit cercle central qui s'inscrit dans les échanges sociaux. Ceux-ci s'inscrivent à leur tour dans une sphère plus large, la biosphère, déterminée par des lois physiques, au sein de laquelle les rapports monétaires ne signifient plus rien.
4/6) Une croissance désirée mais inopérante
L'absence de croissance dans des sociétés fondées sur la croissance a complètement occulté les questions écologiques de moyen et long terme au début de la décennie 2010. Les pays développés adressent urbi et orbi des suppliques pour que la croissance revienne, elle seule semblant à même de lutter contre l'augmentation régulière du chômage, la stagnation de la demande et l'écrasement des pays sous le poids de la dette. L'OCDE prône le « découplage », c'est-à-dire la possibilité de continuer à enregistrer des taux de croissance du PIB positifs avec de moindres prélèvements sur les ressources naturelles. Si le découplage relatif (ne mesure que l'utilisation de ressources par unité de production économique) est bien assuré dans certains pays, le découplage absolu, celui qui est nécessaire à une diminution nette des émissions de gaz à effet de serre ne l'est en aucune manière. En effet, pour que les impacts mondiaux liés à l'utilisation des ressources cessent d'augmenter, il faut aussi que cette efficacité continue à s'améliorer au fur et à mesure que croît l'économie. Or, la taille de la population mondiale a augmenté ainsi que le revenu par tête.
Il reviendrait donc au progrès technologique de compenser ces deux augmentations tout en réduisant l'intensité en carbone de la production. Tim Jackson rappelle que ces dernières années, il n'en a pas été ainsi. Il faudrait que l'efficacité du progrès technologique connaisse un taux de croissance dix fois plus élevé que ce qu'il est actuellement. De plus il faudrait mettre en place des politiques qui évitent l'effet rebond (qui advient lorsqu'une amélioration dans un mode de production contribue par la baisse des prix à augmenter la demande). Croire que nous serons capables d'opérer un saut quantitatif et qualitatif majeur dans les prochaines années apparaît irrationnel, pour ne pas dire enfantin. Il s'agit d'une forme de pari pascalien dont nous devrions nous passer. Nous ne voyons aucun signe d'une percée technologique majeure. Et cela d'autant moins que nous n'avons en aucune manière commencé à investir les sommes dont on nous dit qu'elles sont absolument nécessaires à un tel sursaut.
Nos sociétés sont structurées par la croissance, construites idéologiquement et fonctionnellement autour d'elle. Le défaut de croissance y est fatal, la spirale de la récession menace. La seule solution, c'est de reconsidérer radicalement le fonctionnement de ces sociétés. C'est une telle remise en question qu'un certain nombre d'auteurs considèrent désormais comme inévitable. D'ailleurs la réalisation des objectifs du GIEC est incompatible avec la poursuite de la croissance. Dans le scénario le plus exigeant en matière de réduction d'émissions (85 %), il faudrait que le PIB mondial baisse de 3,3 % par an, soit de 77 % entre 2007 et 2050 !
Plutôt qu'une augmentation de points de croissance, il faut voir dans la production de biens et services une émission de GES. Les contraintes physiques, climatologiques et biologiques semblent bien les plus décisives. Les modèles ne doivent plus raisonner exclusivement en termes de PIB par habitant mais aussi en unités non monétaires, par exemple en termes de ration alimentaire par habitant ou mètres carrés par habitant. Est-il plus déterminant de renoncer à construire un aéroport ou de stopper l'arrêt de la biodiversité ?
5/6) Quelques pistes de solutions
La véritable conversion qu'ont représentée l'encadrement de la relation employeur-salarié et le fait qu'elle soit devenue une affaire publique régie par des règles publiques, est à l'évidence un modèle pour la détermination des règles d'usage de la nature. Il nous faut parvenir à organiser la démarchandisation, déprivatisation et réencastrement de la nature dans des communautés susceptibles de mettre en œuvre les règles d'usage édictées par la collectivité. Ce sont les modalités diversifiées de gestion des biens communs qu'il nous faut aujourd'hui définir aux différentes échelles internationales, nationales et locales.
Mais, contrairement à la question sociale, on peut se demander quelle est la communauté dont la crise écologique lèse l'intérêt ? Il aurait été miraculeux que les objectifs écologiques de long terme fassent figure de priorité à côté de la brûlante question sociale. D'ailleurs la conférence de Copenhague sur le climat en 2009 et le sommet de la terre (Rio +20) en 2012 ont totalement échoué. Plus personne n'ose soutenir qu'il faut moins de croissance, et rares sont ceux qui mettent l'impératif écologique au même niveau de priorité que l'impératif social. Deux lueurs d'espoir existent néanmoins. Les plus pauvres savent parfaitement qu'ils sont et seront les premiers concernés par aggravation de la crise écologique. Dans tous les lieux du monde il existe des résistances : écologisme populaire, écologisme des pauvres ou mouvements de la justice environnementale. Ils essaient d'arracher les ressources naturelles à la sphère économique, au système de marché généralisé. L'autre signe encourageant est à rechercher du côté de la Confédération européenne et internationale des syndicats : « Le vrai choix n'est pas entre emploi et environnement, il faut gagner ou perdre les deux. » La transition juste et la seule façon de combattre le changement climatique.
La transformation en une économie post-carbone suppose le développement de l'agriculture biologique, de reconsidérer nos manières de construire et de bouger, de donner la priorité à la durabilité des biens et services produits plutôt qu'aux gains de productivité et de points de PIB. Jean Gadrey soutient même la nécessité de ralentir considérablement les gains de productivité. Le développement de productions plus intensives en main d'œuvre permettrait d'avancer à la fois sur la voie de la question écologique tout en créant des emplois. Il s'agit d'anticiper et d'organiser le transfert de salariés d'un secteur à un autre, d'un métier à un autre. L'objectif d'autosuffisance à l'échelle européenne, nationale et locale pourrait constituer un guide. Un tel encadrement de la production exige ou bien une totale coopération de la part des acteurs privés, ou bien la mise en place d'une économie de guerre. Nombreux sont les auteurs à indiquer que l'ampleur de la triple crise à laquelle nous sommes confrontés – économique, sociale et écologique – suppose en effet l'adoption de moyens radicalement différents de ceux qui prévalent en temps normal. Dominique Bourg milite pour que les intérêts de long terme, et des générations futures, soient représentés d'une manière spécifique, par exemple par un Sénat qui disposerait d'un droit de veto, de manière à ce que les intérêts établis ne puissant pas étouffer ceux des générations futures.
6/6) Conclusion : réduction des inégalités et autonomie individuelle
Comment supporter que certains consomment cent fois plus que les autres et dégradent cent fois plus le patrimoine commun ? Les plus riches devront accepter de participer plus que proportionnellement au financement de la transition. Si nous ne redistribuons pas massivement certaines des ressources des plus favorisés vers les moins favorisés, des sociétés riches vers les autres et, à l'intérieur de chaque société, si nous n'engageons pas un processus de profond de réductions des inégalités, nous ne parviendrons pas à convaincre les plus modestes de nos concitoyens d'échanger un surcroît de consommation contre de plus amples « capabilités d'épanouissement ». Le sentiment de prospérité est aussi lié aux libertés effectives qu'ont les personnes de participer à la vie en société.
Le développement de l'auto-production libère les individus de leur totale dépendance au marché. Celui qui a un petit bout de terrain, un potager et quelques volailles et qui sait effectuer quelques travaux de construction peut encore subsister. L'auto-production soustrait aussi les individus de la nécessité de produire un surplus et donc d'entretenir le feu de la production et de la consommation. Enfin elle permet de retrouver la liberté de gestes et de conception ainsi que l'autonomie dans les objectifs comme dans les moyens. Un dense tissu local de petites entreprises et d'artisans contribuerait largement à la production. Créer, réparer, obtenir de la reconnaissance de l'usager... toutes sortes de sensations qui sont devenues rares dans l'exercice du travail moderne. Il nous faut renouer avec le sens de la mesure, de la limite, de l'insertion de nos actes dans la nature, de notre capacité à respecter les rythmes de la nature, à faire de l 'autarcie une valeur.
L'économie écologique est la nouvelle science dont nous avons besoin. Nous manquons d'une science engagée, ouverte sur le savoir militant. Il est grand temps d'en revenir à cette question fondamentale : quels besoins sociaux essentiels voulons-nous pouvoir satisfaire ? Il nous faut une délibération collective sur ce qu'est la production socialement utile.