éditions Le pas de côté, 162 pages, 12,50 euros
Achevé en 1990, « Le Changement » fait partie de ces ouvrages restés dans les cartons ; Bernard Charbonneau était alors octogénaire. Son livre démonte l'idéologie progressiste d'une société où droite et gauche vouent un culte au développement sans frein. Voici quelques extraits :
« Tout change : les lois, les mœurs, les fleuves. Le Rhône et sa vallée, usines, carrières, autoroutes et barrages les ont effacés de la carte. Or sans un minimum de permanence l'existence n'est plus qu'un chaos hasardeux. Contribuer à une maîtrise du changement déchaîné, tel est le but de cet essai. Avant la nôtre, toutes les sociétés ont prétendu arrêter le temps en offrant à leurs membres l'image d'un ordre cosmique et divin à tout jamais établi sur terre. Ce type de société, qui interdit en même temps que les bienfaits les malheurs dus au devenir, rend peut-être ses membres plus heureux, car elle les défend des épreuves inhérentes aux joies de la liberté. Il ne faut pas oublier qu'avant les lois sur l'instruction primaire et celui, radical, de la transformation de l'agriculture en industrie commercialisée, la majorité du peuple français composé de paysans vivant de polyculture avait échappé aux bouleversements qui frappaient de plein fouet les villes. Le culte du changement se base sur l'idée plus ou moins consciente qu'il n'y a pas de nature et que l'homme peut indéfiniment bouleverser son habitat terrestre.
1/4) Bernard Charbonneau et le Changement
De 1950 à 1980 le changement, qui n'avait cessé jusque-là de s'accélérer, prend brusquement la vitesse et la puissance dévastatrice d'une explosion. Changer de métier, changer de loisirs, changer de vérité et de vie, cela ne se discute pas plus qu'autrefois ne pas changer. Vous n'aimez pas les belles pêches insipides de l'industrie fruitière ? Quand la standardisation aura éliminé les autres espèces, vous serez bien obligé de vous y faire. Le développement du pétrole signifie celui des autos, des autoroutes, donc du tourisme, de la climatisation, de la chimie, etc. La Ville, c'est la terre entière qu'elle recouvre de son réseau. Vingt tomes n'épuiseraient pas l'évidence des changements en tous domaines, économique, démographique, par conséquent socio-politique.
Le savant et le laboratoire, de plus en plus spécialisés, deviennent les rouages d'une énorme et coûteuse machine informée par le complexe militaro ou politico-industriel, qui lui demande de produire et de détruire le plus efficacement possible. La grande Machine engendre automatiquement les petites. La tradition est remplacée par la mode, que suit aussitôt la démode. Au bout du compte on tourne en rond, comme il convient dans une société de la mode. La production de phantasmes électroniques succède à l'acier, le Disneyland à Fos. Combien de fois, lancé trop vite dans le public, le procédé ou la drogue miracle se sont révélés nocifs pour la santé.
Le progrès médical qui a fait reculer la mort n'accorde plus guère aujourd'hui qu'un coûteux prolongement d'agonie. Le changement ne se produit pas dans le vide comme se l'imaginent ses fidèles, mais sur terre, en ce lieu et dans l'homme. Le changement accéléré rend les générations complètement étrangères l'une à l'autre. L'excès de puissance que les techniques nous accordent nous fait nous heurter aux limites. Plus les moyens de communication (transports et médias) sont rapides, plus ils rétrécissent le lambeau de chagrin que nous avons sous les pieds. Vous créez une aciérie à Longwy, un trou s'ouvre dans la forêt. Et quand vous la fermez, une ville meurt. Mais le temps du monde fini n'a pas encore atteint les esprits. Au fond le seul vrai changement serait un moratoire du changement.
2/4) Le Changement et la Nature
Le changement forcé viole la nature. Et il ne faut jamais oublier que la nature c'est l'homme. L'habitant de la terre a besoin d'air, d'eau et d'espace comme tout être vivant. Physiquement dépendant, il a encore plus besoin d'une relation sensuelle et spirituelle avec la nature ; non avec son cadavre exsangue, mécaniquement débité aux fins de consommation anthropophagique. Le changement se paye toujours. Le boom est gros du krach.
Le coût du changement est encore plus élevé pour l'homme que pour la nature. Celle-ci a pour elle l'espace et le temps, l'infini du ciel et des millénaires. Qui prétend accélérer les rythmes de la nature n'aboutit qu'à la détruire. Qui prétend se libérer de la nature se réveille doublement serf du torrent social. Si vous voulez produire un coquelet en un mois vous ne produirez pas du poulet, mais de la pulpe aqueuse. Comme l'homme est à la fois nature et surnature, à travers son corps c'est sa liberté qui est finalement en cause. Le mouvement précipité des choses, des hommes et des idées nous interdit cette liberté, aliénante comme toutes : l'habitude.
Il dépend de nous qu'au lieu d'en faire un objet de consommation, le soleil, la mer et la montagne nous enseigne le respect de la terre et les plaisirs du retour des saisons.
3/4) Bernard Charbonneau et le mouvement écologique
La grande vérité de la politique actuelle, de droite ou de gauche, se réduit à une seule : « On ne peut faire autrement ». On ne peut faire autrement que perfectionner la force de frappe, que réduire le déficit de la Sécurité sociale, que construire plus d'autoroutes, renforcer la police, développer la compétitivité de l'industrie française, développer les technologies de pointe. Le changement politique se réduit à l'alternance de la Gauche et de la Droite au pouvoir... de ne rien faire. Pas plus que les autoroutes le TGV n'est de droite ou de gauche. Quant à Mitterrand, on peut soutenir sans paradoxe que si une chose n'a pas changé en 1981, c'est bien le Changement et son culte. Certes, pour glaner quelques voix écolo, il y a eu l'abandon de la centrale de Plogoff et de l'agrandissement du camp du Larzac. Mais le nucléaire n'est pas mis en cause, et bien d'autres points importants tels que la transformation de l'agriculture en industrie ou la dévastation de l'espace par l'auto... Rappelons aux écolos de gauche qu'en braquant le projecteur sur tel ou tel détail, on plonge tout le reste dans l'ombre.
Le « mouvement écologique », seul héritier de la révolte de Mai 1968, hésite à mettre en cause le Changement. Bien que sa raison d'être soit la conservation de la nature ou des sociétés, il n'ose pas se déclarer conservateur. Pour remplacer le nucléaire, il faudrait développer la « biomasse » qui répondrait à 40 % des besoins. Celle-ci transformerait le dixième de la France en une steppe. L'économie d'énergie pratiquée avec trop d'énergie a son inconvénient : la multiplication des règlements et de la police. Une révolution écologique qui se donnerait pour but de freiner le développement risque de se retourner contre l'homme. Ce n'est pas à mille à l'heure que vous négociez un virage. La critique du changement est réduite à celle d'individus dispersés, condamnés à « l'essai »... s'ils trouvent un éditeur.
4/4) Les solutions selon Bernard Charbonneau
- Toutes les révolutions commencent dans la classe dirigeante. En Russie soviétique, la fin du régime porte un nom : Gorbatchev.
- Il est normal d'imposer des bornes à une Recherche asservie aux puissances des trusts.
- Le taux de soi-disant croissance doit cesser d'être l'alpha et l'oméga de la société. De gré ou de force, il faudra bien qu'un jour dans un espace fini le développement indéfini se ralentisse et s'arrête. Dans bien des cas, il faut envisager une diminution.
- Une société en équilibre avec son environnement et elle-même se base sur l'enracinement et non la mobilité sociale.
- Des loisirs pratiqués sur place réveilleraient le goût de vivre en sa maison et son village au lieu de se transporter de Novotel en Novotel.
- Impossible de limiter les dégâts sans restreindre la part du marché mondial au profit d'une autarcie locale, base matérielle indispensable de toute autonomie et diversité. Les habitants, au lieu de guigner constamment au-delà de leur frontière, auraient intérêt à ménager leur espace et leur patrimoine pour leurs fils et petits-fils.
- Une telle société implique des cités enracinées dans leurs campagnes. Pas d'équilibre sans une glèbe de paysans.
- Le rétablissement de la polyculture n'est pas pour demain.
Quelques autres références de livre
1969 Le Jardin de Babylone de Bernard Charbonneau (Encyclopédie des nuisances, 2002)
1980 Le Feu vert de Bernard Charbonneau (réédition Parangon, 2009)
2006 Ecologie et liberté (B.Charbonneau, un précurseur) de Daniel CEREZUELLE