(Editions Amsterdam, 442 pages, 21 euros)
Ce livre est un résumé de toutes les connaissances livresques du philosophe Fabrice Flipo. On passe sans discontinuer d’un auteur à un autre, un philosophe aime bien écouter les autres philosophes parler de ce que disent les philosophes. Mais le cœur du raisonnement paraît imparable : l’écologie sera le plus grand mouvement de la pensée au XXIe siècle.
Comme l’exprime Yves Cochet, un écologisme fondé sur les ressources renouvelables devrait tôt ou tard prendre la relève de la cosmologie moderne. Ce serait un universel concret qui repose sur l’amour de la Terre plutôt que des machines et de l’accumulation. Voici quelques extraits recomposés de ce livre :
1/6) L’aveuglement des élites
La sphère savante n’a pas fait son travail d’éclaireur. L’absence de l’écologie politique dans les principaux manuels de référence en sciences humaines en est la preuve. Des intellectuels comme Luc Ferry ont manifestement l’intention de nuire au courant écologique plus que de penser. Ses rapprochements entre la deep ecology et le nazisme sont sans fondement. Résistant au nazisme, Naess se réclame de Gandhi, qu’il suit dès 1931. L’écart entre ce que le débat français a dit de l’écologie profonde de Naess, en se fondant sur Ferry, est stupéfiant. Quand Ferry divinise l’humain, c’est plutôt pour consacrer une certaine technique, celle qui incarne un rapport productiviste à la nature. La définition proposée par Ferry de l’être humain comme « arrachement à la nature » est aussi absurde. Alain Hervé rappelle qu’un être « isolé de la biosphère, c’est un être mort ». Ferry incarne le libéralisme économique le plus négateur de ses conséquences réelles.
Quand Marcel Gauchet estime que « sous l’amour de la nature se cache la haine des hommes », il y a le non-dit d’une croyance en l’homo economicus comme référence extérieure à l’homme, ce qui est une attitude religieuse plutôt que rationnelle. Gauchet écrit : « gageons que les remèdes à ce nouveau grand défi (l’écologie) sont dans le surcroît de science, de technique et d’industrie qui nous mettra à la hauteur de nos responsabilités envers un milieu irréversiblement devenu artificiel ». Mais les sciences positives comme la biologie ou la physique rejettent toute métaphysique, créant ainsi un vide entre les disciplines. Dans ces conditions, loin d’éclairer l’action, la science contribue à l’obscurcir, envahissant l’espace public avec des problèmes qu’elle a elle-même générée. Les écologistes produisent une analyse détaillée des risques fondée sur de multiples études, on aurait pu attendre de Ferry et consorts qu’ils fassent de même avant de pérorer sur un soi-disant catastrophisme. Or tel n’est pas le cas, aucun de ces libéraux ne se demande si des catastrophes nous menacent vraiment, avec les risques pour la démocratie que cela comporte.
Pour le courant dominant, l’environnement est simplement un sous-domaine. Pourtant l’écologie politique, c’est déjà des centaines de rapport, sur l’agriculture, l’énergie, l’automobile, le vélo… La protection de la nature, issue de la lutte contre les nuisances, s’insère peu à peu dans toute l’économie industrielle : déchets, énergie, recyclage, communication, etc. L’écologisme s’installe de manière croissante dans le quotidien des citoyens. Il parle d’une autre rationalité, d’une autre culture, irréductible au libéralisme et au marxisme. Mais l’écologisme ne connaît pas encore de doctrine reconnue sans ambiguïté, il n’a pas son « Marx ». C’est une littérature éclatée, foisonnante, très difficile à classer.
2/6) L’aveuglement prolétarien
Le marxisme est bien la théorie qui a défendu la bourgeoise comme force révolutionnaire, précisément en raison de sa capacité à faire sortir de terre des forces productives sans précédent. Reconnaissons que les mouvements ouvriers, lorsqu’ils vont soutenir les projets qui présentent les meilleurs salaires ou défendre l’outil de production, se trouvent être les alliés objectifs des capitalistes, contre les écologistes. La résistance ouvrière force les capitalistes à développer la productivité sociale. Ces gains de productivité doivent tôt ou tard selon Marx produire les conditions d’un dépassement positif. Mais la lutte entre le capital et le travail reste dans le capitalisme. La valeur travail que le mouvement ouvrier veut s’approprier est précisément ce dont il devrait au contraire se défaire.
Le mouvement écologiste naît hors des usines. Il rencontre une difficulté dès lors qu’il s’agit de parler du « social ». C’est que celui-ci est largement fondé sur l’usage industriel de ressources minérales. Pour autant ce social n’est pas universalisable. L’empreinte écologique des 10 % des Canadiens les plus pauvres s’élève à trois fois ce qui serait soutenable à l’échelle mondiale. Le fonds de commerce le plus solide de l’écologisme réside d’une part dans la contestation des choix technologiques (nucléaire, OGM..) et d’autre part dans la soustraction de certaines zones à l’emprise de la valeur économique, qu’elle soit planifiée ou de marché. Du point de vue de l’écologie radicale, le développement de la modernité a été, dès le début, un péché contre l’ordre naturel du monde. Son issue catastrophique obligera l’humanité à sa nécessaire conversion.
3/6) La problématique malthusienne
En matière d’analyse économique, le nom de Malthus est aussi une référence pour les écologistes. En effet Malthus, dans l’histoire standard des idées économiques, tout en étant le premier économiste professionnel, est considéré comme appartenant à la génération des physiocrates. Comme eux, il pensait que la terre agricole était la seule source de richesse, à l’exclusion du commerce et de l’industrie.
Le malthusianisme désigne surtout la limitation des naissances par la continence, et par extension les pratiques anticonceptionnelles (Petit Robert, 2007). Dans ce cas, les écologistes sont souvent malthusiens. La décroissance est malthusienne car il s’agit de ne pas augmenter la population à l’infini. Mais à rebours d’une solution malthusienne, les écologistes tendent plutôt à réclamer le partage. Naess explique que les pauvres ont raison de se faire du souci car si tout le monde vivait comme les Américains, la planète ne pourrait supporter que 500 millions d’habitants. Or les riches sauront, mieux que les autres défendre leur mode de vie. Les pauvres sont donc directement menacés par eux. D’où cette conclusion chez Naess, bien peu malthusienne, selon laquelle il y a d’abord trop de riches. De même Paul Ehrlich (la bombe P) permet de se convaincre de son souci des inégalités ; il estime en effet que les Etats-Unis devraient commencer par donner l’exemple en réduisant leur natalité et leur consommation, pour permettre le partage. Même la transition démographique, saluée comme étant une marque de modernité (le développement économique entraînerait une baisse de la fécondité), consiste bel et bien à réduire le nombre des naissances. Personne n’y voit une forme de génocide !
A brandir le malthusianisme hors de tout contexte on veut faire oublier que les avocats de la natalité ne se retrouvent pas toujours du côté des humanistes. Le natalisme est une doctrine qui accompagne tous les régimes qui ont besoin de chair à canon. Yves Cochet a d’ailleurs rappelé que la « grève du troisième ventre » était un mouvement libertaire ayant pour objectif de s’opposer aux politiques natalistes belliqueuses du gouvernement en place. Difficile de faire des écologistes malthusiens des fascistes en puissance. Au contraire !
4/6) Les écologistes sont progressistes
L’écologisme veut réhabiliter la vertu contre l’intérêt. Cette vertu prend des formes concrètes, ne pas mettre la climatisation dans la voiture, etc. Hermann Daly estime que les faiblesses de l’analyse néo-classique se ramènent en définitive à « l’oubli de la communauté ». Cette communauté doit se comprendre en un sens élargi puisqu’elle inclut les non-humains. « Avec leur logique du partage, leur refus de la violence militaire et technologique, leur volonté de donner des limites à la domination humaine, par leur éloge de la diversité, par leur foi en la démocratie comme seul mode légitime de régulation des sociétés, les écologistes constituent l’alternative diamétralement opposée à la logique d’affrontement du Front National. » (Antoine Waechter, Dessine-moi une planète, Albin Michel 1990)
Serge Moscovici (psychologie des minorités actives, 1979) montre que le conformisme n’est pas le seul guide du comportement. Une minorité peut pousser de nouvelles normes. Ses progrès en matière d’influence sont d’abord invisibles, car c’est dans le domaine privé qu’ils agissent en premier. Pour ne pas paraître déviants, les membres de la majorité ne souhaitent pas afficher publiquement l’intérêt qu’ils portent à ces nouvelles normes. On continue de nommer les choses de la même manière alors qu’elles ont changé par un travail souterrain se jouant au niveau des transcendances. Une première victoire est la normalisation. C’est l’attitude qui revient à reconnaître la minorité dans ses revendications. L’attitude est reconnue, elle n’est plus stigmatisée, voire criminalisée, elle a le droit de s’exprimer ouvertement dans l’espace public. Et puis un beau jour la majorité a changé, elle a adopté les normes impulsées par la minorité. D’où la devise de Guillaume d’Orange : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ». Dans une société productiviste, installer un ministre de l’environnement ne change rien. C’est la stratégie de long cours, gradualiste ou attentiste, qui importe : travailler auprès des populations pour « conscientiser ».
Personne n’a intérêt à avoir le téléphone quand personne n’en a. Quand tout le monde en possède, cela devient une sérialité, une réalité qui répète l’ordre établi et qui ne peut changer que par un déplacement du sacré. La minorité active (les écologistes) n’a d’autre choix que de parvenir à modifier la représentation que chacun se fait de la situation, en discutant avec les individus un par un ou par des stratégies symboliques de masse. La révolution écologique se fera non par le Grand Soir, mais par « les petits matins » (nom de la maison d’édition des Verts). Le non-changement aurait pour prix la dégradation irréversible de la nature.
5/6) Le respect de la Terre
Alain Lipietz estime que le respect de la Terre est le noyau de l’écologie politique. La nature, au sens de la biosphère, fait l’objet chez les écologistes d’un attachement qui relève d’une forme de sacré qui ne se confond pas avec le religieux dont nous sommes sortis. Marcel Mauss observe en 1923 que les sociétés polynésiennes pratiquent une forme d’échange qui ne s’explique ni par le troc, ni par l’échange marchand, ni par l’existence de règles juridiques. Des choses sont donnée que le destinataire se voit dans l’obligation d’accepter et de rendre. Il y a bien une économie, au sens d’un échange de biens et de services, mais on ne cherche pas l’intérêt économique, seulement le souci de « faire société ». Pour Karl Polanyi, le don contient le marché dans les deux sens du mot contenir : faire tenir dans certaines limites, et englober, au sens où il n’y a pas de marché qui ne soit sous-tendu par le don.
Quand Lipietz estime que le respect de la Terre est le noyau de l’écologie politique, il affirme que cette position est fondée sur l’idée que la nature n’a pas été donnée à l’Homme, au sens où ce don n’est pas sans obligations de réciprocité. L’homme est un obligé à qui le donateur enjoint de rendre ce qu’il a pris. Tout se paie dans la nature, il n’y a pas de « repas gratuit ». Et c’est bien en bouclant les cycles de la matière et de l’énergie que l’on peut s’assurer de ce que la nature continue de donner. Car au-delà des ressources, la nature c’est aussi la source de toutes choses, notamment de l’ordre humain, à partir du moment où l’on écarte la thèse d’une origine surnaturelle.
6/6) conclusion : l’écologisme comme nouvel universel
Soutenir que le monde est rationnel comporte forcément l’espérance qu’il le soit, puisqu’il n’est pas possible de le démontrer au moment où cette hypothèse est faite. Une perception humaine n’est qu’une façon de voir parmi d’autres. Dans ce contexte d’incertitudes, l'écologisme cherche à fonder un nouvel universel, une cosmologie. « Cosmologie » est synonyme de « métaphysique », entendue comme la tentative pour former un système d’idées qui soit considéré comme nécessaire, cohérent, et en fonction duquel tous les éléments de notre expérience puissent être interprétés comme autant de cas particulier du schème général. L'écologisme est donc conduit à déconstruire la « modernité occidentale » actuelle. Cette objection écologiste est d'ordre empirique : l'accumulation et la croissance ne peuvent pas être universalisés car nous vivons dans un monde fini. Par conséquent, au-delà d'un certain point difficile à déterminer, ce que les uns consomment pour leur autonomie ou leur liberté empêche la liberté et l'autonomie des autres. Il y a violence, impossible de soutenir la croissance infinie et de rester humaniste ! Les droits de la Nature sont un élément nécessaire des droits de l'Homme. L’hypothèse cosmologique écologiste sera démontrée, ne serait-ce que par l’échec des experts cartésiens à trouver des solutions à la crise.
Pour les libéraux, la technologie est la clé du dépassement des difficultés. Mais dans les faits ce mécanisme se grippe, accidents nucléaires, science qui ne trouve pas, finance qui se dérègle, fausse solution des biocarburants, etc. Le libéralisme peut alors facilement virer au technofascisme, car ce système repose sur la dépendance et la hiérarchie. Pour les marxistes, le sens de l'histoire est le même que celui des libéraux : attachement aux forces productives, tout simplement parce que le mouvement ouvrier en dépend étroitement. En pratique la lutte entre le capital et le travail reste encore largement structurée comme l'opposition apparente du marché (le privé) et de l'organisation (le socialisé). Or une telle opposition ne peut pas s'emparer de la question centrale des besoins, elle désigne les gains de productivité comme le but à atteindre.
L'écologisme fait de la nature la source d'une régénération sociale. Il réhabilite le rôle de la vertu, au sens d'une rationalité permettant de générer l'autorégulation de la société civile sans faire appel ni à l'économie, ni aux Eglises. Cette idéologie doit se répandre partout, dans le milieu syndical comme patronal. C'est pourquoi les écologistes ne cherchent pas à prendre le pouvoir : c'est une structure mentale qu'ils doivent mettre en mouvement, qui n'a pas de centre. Si l'écologisme n'est pas majoritaire aujourd'hui, c'est en partie parce que nos sociétés ne sont pas encore réellement aux prises avec des problèmes écologiques massifs.