éditions Les Petits matins, 128 pages, 10 euros
Ce livre condense l'abondante production littéraire de René Dumont (1904-2001), riche de plus de soixante livres. Beaucoup de ces écrits restent aujourd'hui d'une criante vérité. René Dumont, qui a porté pour la première fois la parole écologiste aux présidentielles de 1974, restera sans aucun doute dans l’avenir « le vieux sage de l'écologie ».
Nous récapitulons ici seulement deux aspects de cette anthologie à prix abordable : la condamnation sans appel de la voiture et une pensée malthusienne qui allait de pair avec sa pratique d'agronome. Comme le confiait sa dernière épouse, Charlotte Paquet-Dumont, « son plus grand regret, vers la fin de sa vie, aura été de ne pas avoir réussi à éliminer le drame de la faim dans le monde, tout en doutant que l'humanité y arrive un jour. » Nous ajoutons des extraits de son programme pour les présidentielles 1974 qui montrent que la dévoituration et la maîtrise démographique peuvent aussi être des programmes politiques.
1/2) René Dumont, le rejet de la voiture
1973, l'utopie ou la mort
Revenons à l'automobile particulière, privilège devenu exorbitant surtout à la lumière de ce que nous apprend le club de Rome. L'acier, les matériaux, les ingénieurs, techniciens et ouvriers qui les construisent, toutes les ressources rares et toute cette activité compétente, s'ils étaient autrement dirigés, auraient pu développer partout une industrie suffisante pour couvrir l'ensemble des besoins essentiels des pays du tiers-monde. Chaque auto que vous achetez, en général bien avant d'avoir usé la précédente, représente autant d'acier de moins pour les charrues des paysans tropicaux.
1974, L’écologie ou la mort (à vous de choisir) : campagne de René Dumont, les objectifs de l’écologie politique
Chaque fois que vous prenez votre voiture pour le week-end, la France doit vendre un revolver à un pays pétrolier du Tiers-Monde. Sait-on que si tous les habitants du globe consommaient autant de pétrole que les Américains, les réserves prouvées ne tiendraient guère plus d’un an ? Pour faire 10 000 km, on consacre 150 heures à sa voiture (gain de l’argent nécessaire à l’achat et à l’entretien, conduite, embouteillage, hôpital). Cela revient à faire 6 kilomètres à l’heure, la vitesse d’un piéton.
Le type de société que je propose est une société à basse consommation d’énergie. Cela veut dire que nous luttons entre autres contre la voiture individuelle. Nous demandons l’arrêt de la construction des autoroutes, l’arrêt de la fabrication des automobiles dépassant 4 CV… On peut penser dès à présent à réorienter l’industrie automobile vers la production des composants de logements ou des systèmes d’énergie solaire ou éolienne.
1986, Les raisons de la colère ?
L'auto n'est pas généralisable, ce qui la rend immorale. Nous nous acheminons vers un milliard de familles à la fin de ce siècle. Si chacun d'elles pouvait adopter le niveau de vie américain, avec trois voitures par famille, cela ferait trois milliards de voitures ! Si on leur aménageait, en Chine orientale, autant d'espace pour chacune d'elles qu'en Californie, j'ai calculé qu'il ne resterait plus grand espace pour les cultures. Au Bangladesh, il ne leur resterait plus rien. Par ailleurs la consommation de carburant épuiserait sans doute les réserves mondiales connues en l'espace d'une dizaine d'années. Bien des métaux qui entrent dans les alliages spéciaux viendraient à manquer.
Notre petite planète est un monde fini, aux ressources limitées. Ce monde ne pourra donc supporter longtemps une croissance exponentielle, illimitée, et de la population et des productions agricoles et industrielles. L'automobile particulière, souvent de luxe, est une cause essentielle des difficultés et de l'effondrement du tiers-monde, spécialement de l'Afrique. On y consacre des ressources immenses, fournies par l'aide extérieure et par les taxes de sortie prélevées sur les paysans producteurs de cultures d'exportation. Le mauvais usage des devises est critiquable, ainsi que toutes les dépenses nécessitées par la voiture particulière : garage, entretiens et réparations, routes et autoroutes...
L'espace urbain étant limité, on ne peut pas vouloir à la fois rouler plus vite en voiture et améliorer les conditions de déplacement des autobus, des piétons, des cyclistes... et des automobilistes eux-mêmes, puisque toute incitation à rouler attire plus de voitures. Asphyxié par les bagnoles qu'on laisse se multiplier inconsidérément, Paris manque terriblement d'espaces verts, guère plus de 2 m2 par habitant, contre 9 m2 à Londres. Toute solution passe par la limitation de la place de l'automobile.
1989, Mes combats
Pour inciter aux économies d'énergie, il faut taxer davantage les carburants. Il faut arrêter la construction des autoroutes. On peut ajouter à ces mesures l'interdiction de l'auto privée dans les centres-villes, sauf pour les livraisons pendant trois heures par jour, les taxis, les ambulances, les pompiers et les docteurs. Ajoutons une priorité qui me paraît primordiale : interdire toutes les courses automobiles comme le Paris-Dakar, le rallye de Monte-Carlo, qui exaltent une vitesse nuisible à tous points de vue et entraînent accidents et pollutions, deux formes modernes de mise à mort.
Il faut autoriser uniquement la fabrication de voitures ne consommant pas plus de 5 l/100 km et ne dépassant pas 130 km/h, qui est la vitesse maximum légale, voire moins.
2/2) René Dumont, une pensée malthusienne
1954, Economie agricole dans le monde
L'augmentation annuelle de la population mondiale commença il y a environ deux siècles, et tout permet de prévoir qu'elle continuera pendant au moins cent ans encore. D'après ce que nous savons, rien de semblable ne s'est produit dans le passé, nous sommes en face d'un problème sans précédent. Empêcher la diffusion du « birth control » et laisser les adolescents périr de misère physiologique, est-ce là une position humaine morale ? Le moment est venu de nous désolidariser de mesures qui nous coulent, lentement mais sûrement. Plus nous attendons, plus la difficulté sera grande.
1962, l'Afrique noire est mal partie
- Charlotte Paquet-Dumont : René Dumont valorisait le travail agricole, produire suffisamment d'aliments pour tous, mais aussi s'assurer que la production de biens et services ne soit pas constamment dépassée par la croissance démographique. Son plaidoyer pour un meilleur contrôle des naissances visait surtout à imposer le respect des femmes et des jeunes filles. Par la formule choc : « Si ta sœur va à l'école, tu mangeras ton porte-plume », René Dumont souhaitait faire reconnaître aux hommes que les femmes, en assurant seules de lourdes tâches aux champs, ne devaient pas pour autant les décharger de leurs propres responsabilités dans l'agriculture et l'alimentation.
- René Dumont : L'école actuelle freine le progrès agricole. Le nombre de gosses qui, étant resté plus de trois ou quatre ans sur les bancs de l'école, consentent à retourner à la terre est généralement infime. On remplit de jeunes désœuvrés les rues des villages, puis des bourgs ; bientôt ils atteignent les bidonvilles des capitales. Ce sont eux qui fournissent ces parasites sociaux, passant leur temps à écrire des demandes d'emploi dans toutes les administrations. D'autres préfèrent rejoindre le maquis...
1973, l'utopie ou la mort
J'ai été saisi à la gorge par les perspectives qui s'offrent à nous si se prolongent les actuelles croissances exponentielles de la population et de la production industrielle. Il nous faut donc sortir du système capitaliste. Car jamais une société humaine n'a perdu à ce point le contrôle de sa démographie, de sa technologie, de son modèle de consommation. Non seulement nous nous acheminons vers une rupture brutale de notre type de civilisation au détriment de nos petits-enfants, mais nous privons définitivement les pays d'économie dominée de toute possibilité de réel développement par des gaspillages qui deviennent de plus en plus insoutenables.
La croissance démographique zéro, dont nous avons montré l'urgence bien plus grande dans les pays riches, devrait donc s'accompagner d'une série de freins à l'urbanisation dévergondée, sans limite, qui dégrade l'environnement, pollue effroyablement, entraîne l'aliénation d'une part croissante de travailleurs, et surtout gaspille des ressources qui ne vont pas tarder à manquer.
1974, L’écologie ou la mort (à vous de choisir) : campagne de René Dumont, les objectifs de l’écologie politique
L’homme attaque la nature depuis 10 000 ans par le feu, le déboisement, le défrichage, etc. Nourrir plus d’homme implique la destruction du milieu naturel. Du reste, si nous nous multiplions inconsidérément, le phosphore nécessaire à l’agriculture manquerait bientôt. Depuis 1950, la population du globe a augmenté à un rythme exponentiel. Nous sommes près de 4 milliards, nous serons 7 milliards en l’an 2000 ; même avec une réduction importante des taux de fécondité, on ne serait pas loin de 6 milliards. C’est la FIN du monde ou la FAIM du monde.
Il faut réagir contre la surpopulation. En Inde surpeuplée certes, mais surtout chez les riches : 500 fois plus d’énergie consommée par tête à new York que chez le paysan indien. Nous sommes les premiers à avoir dit que la croissance démographique doit être arrêtée d’abord dans les pays riches, parce que c’est dans les pays riches que le pillage du Tiers-Monde, par le gaspillage des matières sous-payées, aboutit aux plus grandes destructions de richesse. Ce qui remet en cause toutes les formes d’encouragement à la natalité, chez nous en France. La « France de 100 millions de Français » chère à Michel Debré est une absurdité. Les propositions du mouvement écologique : la limitation des naissances ; la liberté de la contraception et de l’avortement. Nous luttons pour le droit absolu de toutes les femmes de régler à leur seule convenance les problèmes de contraception et d’avortement.
1974, Agronome de la faim
Avec des écologistes anglais et américains, de Barry Commoner à Paul Ehrlich en passant par Dennis Meadows, Barbara Ward, René Dubos, etc., c'est la conception traditionnelle de l'agronome qui se voit remise en question. Là ou beaucoup visaient le rendement maximal immédiat en « maîtrisant la nature », il nous faut maintenant, pour préserver le futur, chercher à nous associer à cette mère nourricière universelle, la biosphère de notre si petite planète. On ne la protégera, et avec elle l'avenir de l'humanité, qu'en remettant en cause le vieux « croissez et multipliez » qui se révèle de plus en plus dangereux.
1976, Chine : la révolution culturale
Le président Mao a largement contribué avec le Grand Bond en avant de 1955, aux difficultés alimentaires des trois années noires, 1959-1960-1961 ; et il retarda de plusieurs années la mise en oeuvre effective du contrôle des naissances. Il en est résulté peut-être 60 millions de Chinois de plus, donc une baisse de leur niveau de vie. La très récente mais rapide réduction de la natalité que nous avons constatée, si elle se généralisait, permettrait de relever plus vite le niveau de vie. Si l'on compte à brève échéance sur un avenir meilleur, ce n'est pas à cause d'un miracle agricole, car les progrès potentiels restent laborieux. Mais c'est parce qu'il semble que se desserre enfin la contrainte démographique.
1977, Seule une écologie socialiste
Il m'a fallu longtemps pour comprendre le drame écologique, l'épuisement des ressources rares de la planète, eau incluse, le danger de toutes les formes de pollutions qui peuvent compromettre, avec nos écosystèmes, nos climats eux-mêmes. Ainsi l'écologie nous oblige à revoir nos conceptions.
La première mesure à prendre, en priorité absolue, c'est évidemment de freiner au plus vite l'explosion démographique. Il faut désormais envisager de freiner non seulement la démographie des pays pauvres, mais aussi celle des pays riches : diminuer la population de la société de consommation, cette population de gaspillage des ressources rares de la planète. Mais il faut bien voir que le contrôle des naissances est incapable, à lui seul, de résoudre le problème du développement. Il faut envisager la réduction du gaspillage des ressources non renouvelables de la planète.
1989, Mes combats
Mal aiguillés par un système économique inadapté à leur situation, pillés par le libéralisme à l'échelle internationale, exploités par nombre de leurs dirigeants, la majorité des pays du tiers-monde se trouvent face à une explosion démographique catastrophique qui, si elle se prolongeait, leur enlèverait tout espoir. Au-delà d'une croissance démographique de 2 % par an, le progrès économique devient très difficile ; au-delà de 3 % - et c'est le cas de l'Afrique – le progrès devient improbable, pour ne pas dire impossible. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, voici un continent tout entier, l'Afrique, dont le niveau de vie diminue depuis bientôt vingt ans en temps de paix. Il est sans espoir d'en sortir tant qu'il ne se dégagera pas du piège démographique.
Redire cela n'est pas sous-estimer les autres freins au développement – que je n'ai cessé de combattre – mais c'est souligner l'essentiel : les risques de famine généralisée dans le tiers-monde, nous le verrons augmenter chaque jour. Le facteur démographique y joue le rôle le plus important : pour dix milliards d'habitants en l'an 2050, on pourra compter neuf milliards de pauvres contre un bon milliard de riches, encore plus gaspilleur des ressources. L'environnement mondial, déjà nettement compromis, risque d'être anéanti...
De 1950 à 1984, la population mondiale a presque doublé, passant de 2,5 milliards à près de cinq milliards. La production céréalière mondiale, base de l'alimentation, avait largement suivi. Cela a permis une augmentation de 40 % de la production céréalière par tête dans le monde. Mais l'année 1984 restera dans l'histoire comme le grand tournant. De 1984 à 1988, la production céréalière mondiale, rapportée à la population, baisse de 14 % en quatre ans. Or nous allons dépasser les six milliards de personnes en l'an 2000.
1995, Ouvrez les yeux ! Le XXIe siècle est mal parti
Au début de notre siècle (je suis né en 1904), le monde comptait environ deux milliards d'humains. La natalité élevée était compensée par une forte mortalité. En réduisant rapidement cette dernière par la généralisation des progrès médicaux, sans pour autant réduire la fécondité dans les pays pauvres, on a déclenché une explosion démographique qui représenterait, si elle se prolongeait, la plus grave des menaces sur la survie même de l'humanité.
Seuls les pays riches ont arrêté cette progression, ce qui est fort heureux, puisqu'ils sont les plus grands gaspilleurs : il n'y faut donc pas encourager la natalité ! L'Asie a su ralentir le taux de progression, l'Amérique latine commence à le faire. Mais l'Afrique, qui aura multiplié par cinq sa population en moins d'un siècle, reste la plus menacée. La majorité des élites africaines ne veut pas reconnaître l'extrême gravité de la situation.
1997, Famines, le retour. Désordre libéral et démographie non contrôlée
Nous les agronomes, alliés aux agriculteurs, aux paysans et paysannes, n'avons cessé de travailler pour accroître la production alimentaire. Mais en cette tragique fin de siècle, nous devons faire face à une menace croissante, que je n'ai cessé de signaler : la sécurité alimentaire est de plus en plus compromise et la faim des pauvres est en train de toucher de plus en plus d'humains.
Certes la révolution verte (irrigation, engrais, génétique) a permis à la production céréalière - qui fournit plus de la moitié de l'alimentation humaine - de suivre la courbe de l'explosion démographique jusqu'en 1984. Mais depuis cette date, qui devient de ce fait historique, nous avons assisté à une démographie non maîtrisée, une urbanisation excessive et non préparée, un libéralisme économique non contrôlé, et ce combiné aux déficiences en eau et autres ressources naturelles, ainsi qu'à la « démolition » des climats par l'effet de serre. Ces éléments conjugués n'ont plus permis à la production alimentaire de suivre la courbe de la population.
Si on n'arrive pas à contrôler la démographie et à atteindre rapidement une croissance zéro de la population mondiale, je crains fort que le nombre des très mal nourris ne cesse d'augmenter. La révolution doublement verte que l'on nous promet, celle du génie génétique, risque fort de manquer de terres fertiles et surtout d'eau pour se réaliser.