H.D.Thoreau peut être considéré comme le premier écrivain, dans une société connaissant la révolution industrielle (les Etats-Unis au milieu du XIXe siècle), qui prône et applique la simplicité volontaire. Qu’il en soit remercié. Voici quelques extraits recomposés de son livre :
Nous dépendons de la communauté. Pour faire un homme, le tailleur ne suffit pas, c’est aussi le prédicateur, le marchand, le fermier. Où doit aboutir cette division du travail ? Et quel objet finalement sert-elle ?
Si l’on vivait simplement et ne mangeait que ce que l’on a fait pousser, ne faisait pousser plus que l’on mange, et ne l’échangeait contre une quantité de choses autant luxueuses que coûteuses, on n’aurait besoin de cultiver que quelques verges de terre ; que ce serait meilleur marché de les bêcher que de se servir de bœufs pour les labourer. Il n’est pas un habitant de la Nouvelle-Angleterre qui ne puisse aisément faire pousser tous les éléments de son pain de seigle et de maïs, sans dépendre de marchés distants et flottants. J’ai appris que le commerce est la malédiction de tout ce à quoi il touche ; et que commerceriez-vous des messages du ciel, l’entière malédiction du commerce s’attacherait à l’affaire.
En ce qui concerne le vêtement, peut-être en nous le procurant sommes-nous guidés plus souvent par l’amour de la nouveauté, et certain souci de l’opinion des hommes, que par une véritable utilité. Jamais homme ne baissa dans mon estime pour porter une pièce dans ses vêtements : encore suis-je sûr qu’en général on s’inquiète plus d’avoir des vêtements à la mode que d’avoir une conscience solide. Les fabricants ont appris que le goût est purement capricieux. De deux modèles qui ne diffèrent que grâce à quelques fils d’une certaine couleur en plus ou en moins, l’un se vendra tout de suite, l’autre restera sur le rayon, quoique fréquemment il arrive qu’à une saison d’intervalle ce soit ce dernier qui devienne le plus à la mode. C’est le voluptueux, c’est le dissipé qui lancent les modes que si scrupuleusement suit le troupeau. Je ne peux croire que notre système manufacturier soit pour les homme le meilleur mode de se procurer le vêtement. L’objet principal n’est pas de se voir bien vêtue, mais, incontestablement de pouvoir s’enrichir. La simplicité et la nudité même de la vie de l’homme aux âges primitifs impliquent au moins cet avantage, qu’elles le laissaient n’être qu’un passant dans la nature.
Darwin, le naturaliste, raconte à propos des habitants de la Terre de Feu, que dans le temps où ses propres compagnons, tous bien vêtus et assis près de la flamme, étaient loin d’avoir trop chaud, on remarquait que ces sauvages nus, qui se tenaient à l’écart, « ruisselaient de sueur pour se voir de la sorte rôtis ». Les luxueusement riches ne se contentent pas de se tenir confortablement au chaud, mais s’entourent d’une chaleur contre nature ; comme je l’ai déjà laissé entendre, ils se font cuire, cela va sans dire, à la mode.
Pour ce qui est d’un Couvert, je ne nie pas que ce ne soit aujourd’hui un nécessaire de la vie, bien qu’on ait l’exemple d’hommes qui s’en soient passés durant de longues périodes en des contrées plus froides que celle-ci. Si l’on affirme que la civilisation est un progrès réel dans la condition de l’homme, il faut montrer qu’elle a produit de meilleures habitations sans les rendre plus coûteuses. Mais à la fin, nous ne savons plus ce que c’est que de vivre en plein air, et nos existences sont domestiques sous plus de rapports que nous ne pensons. De l’âtre au champ, grande est la distance. Nous ne campons plus aujourd’hui pour une nuit, mais nous étant fixé sur la terre, nous avons oublié le ciel. Peut-être serait-ce un bien pour nous d’avoir à passer plus de nos jours et de nos nuits sans obstacle entre nous et les corps célestes.
Du mobilier ! Dieu merci, je suis capable de m’asseoir et de me tenir debout sans l’aide de tout un garde-meubles. Je voudrais faire observer, en passant, qu’il ne m’en coûte rien en fait de rideaux, attendu que je n’ai d’autres curieux à exclure que le soleil et la lune, et que je tiens à ce qu’ils regardent chez moi. Je trouve encore meilleure économie à battre en retraite derrière quelque rideau fourni par la nature qu’à ajouter un simple article au détail de mon ménage. Pourquoi notre mobilier ne serait-il pas aussi simple que celui de l’Arabe ou de l’Indien ? Ce qu’il faut aux hommes, ce n’est pas quelque chose avec quoi faire, mais quelque chose à faire, ou plutôt quelque chose à être.
A quelle fin, dites-moi, tant de pierre travaillées ? Les tours et les temples sont le luxe des princes. Les nations sont possédées de la démente ambition de perpétuer leur mémoire par l’amas de pierre travaillée qu’elles laissent. Que serait-ce si d’égales peines étaient prises pour adoucir les mœurs ? Un seul acte de bon sens devrait être plus mémorable qu’un monument aussi haut que la lune. Pour les pyramides, ce quelles offrent surtout d’étonnant, c’est qu’on ait pu trouver tant d’hommes assez avilis pour passer leur vie à la construction d’une tombe dédiée à quelque imbécile ambitieux, qu’il eut été plus sage et plus mâle de noyer dans le Nil. Quant à la religion et l’amour des bâtisseurs, ce sont à peu près les mêmes par tout l’univers, que l’édifice soit un temple égyptien ou la Banque des Etats-Unis. Cela coûte plus que cela ne vaut. Le grand ressort, c’est la vanité. Ce n’est pas par leur architecture, mais par leur pouvoir de pensée abstraite que les nations devraient chercher à se commémorer. Combien plus admirable le Bhagavad-Gita que toutes les ruines de l’Orient !
L’instruction est un article important sur la note du trimestre, alors que pour l’éducation bien autrement précieuse qu’il acquiert en fréquentant les plus cultivés de ses contemporains ne s’ajoutent aucun frais. Les étudiants devraient ne pas jouer à la vie, ou se contenter de l’étudier, mais la vivre pour de bon du commencement à la fin. Si je voulais qu’un garçon sache quelque chose des arts et des sciences, je ne suivrais pas la marche ordinaire qui consiste à l’envoyer dans le voisinage de quelque professeur, où tout se professe, sauf l’art de la vie ; étudier la chimie et ne pas apprendre comment se fait le pain ; découvrir de nouveaux satellites à Neptune, et non les pailles qu’il a dans l’œil. Le résultat, c’est que pendant qu’il lit Adam Smith, Ricardo et Say, il endette irréparablement son père. Sans doute autrui peut-il penser pour moi ; mais il n’est pas souhaitable qu’il le fasse à l’exclusion de mon action de penser par moi-même.
Nos inventions ont coutume d’être de jolis jouets, qui distraient notre attention des choses sérieuses. Nous n’avons de cesse que nous n’ayons construit un télégraphe magnétique du Maine au Texas ; mais il se peut que le Maine et le Texas n’aient rien d’important à se communiquer. L’homme dont le cheval fait un mille à la minute n’est pas, après tout, celui qui porte les plus importants messages. On me dit : « Je m’étonne que vous ne mettiez pas d’argent de côté ; vous aimez les voyages ; vous pourriez prendre le chemin de fer. » Mais je suis plus sage, j’ai appris que le voyageur le plus prompt est celui qui va à pied. Je réponds à l’ami : « Supposez que nous essayons de voir qui arrivera le premier sur une distance de trente milles ; le prix du billet de chemin de fer est de 90 cents. C’est là presque le salaire d’une journée. Soit, me voici parti à pied, et j’atteins le but avant la nuit. Vous aurez pendant ce temps-là travaillé à gagner le prix de votre billet. Ce qui prouve que si le chemin de fer venait à faire le tour du monde, j’aurais je crois de l’avance sur vous ». De plus, faire autour du monde un chemin de fer profitable à tout le genre humain équivaut à niveler l’entière surface de la planète. Voici les hommes devenus les outils de leurs outils. Il n’est pas jusqu’à ce qu’on appelle les jeux et divertissements de l’espèce humaine qui ne recouvre un désespoir stéréotypé, quoique inconscient. Nul plaisir en eux, car celui-ci vient après le travail.
Nul représentant de la gent animale ne requiert plus que le Vivre et le Couvert. Au regard du luxe et du bien-être, les sages ont de tout temps mené une vie plus simple et plus frugale que les pauvres.
(Gallimard , 2008)