Claude Lévi-Strauss était né le 28 novembre 1908. Il a été écologiste, et même écosophe avant la lettre, c’est un moraliste en prise directe avec l’urgence planétaire. Ethnologue de renom, il a changé notre manière de voir le monde. Voici en trois parties l’essentiel du message qu’il nous délivre :
1) La question du relativisme
En ethnologie, le relativisme (ou relativisation) est une méthode de distanciation par rapport à ses préjugés. Un observateur plongé dans un milieu très différent de celui dans lequel il a été socialisé doit s’interdire de prendre comme modèle les valeurs et les institutions de la société dont il est issu. Il y a une nette différence entre ce relativisme de méthode et le relativisme normatif, celui qui consiste à dire « tout se vaut ». Un ethnologue gagne à ce que Lévi-Strauss a appelé un « regard éloigné » : il peut alors distinguer de manière plus lucide les aspects positifs et négatifs de sa culture d’origine. L’effet de décentrement dont l’ethnologie procède aboutit à considérer que la vision du monde occidental n’est pas la norme absolue, mais une manière parmi d’autres de percevoir le monde ou de rentrer en relation avec lui.
L’histoire déploie les sociétés dans le temps, l’ethnologie les déploie dans l’espace. Dès qu’il arrive dans le Nouveau Monde en 1935 (premiers contacts avec les Indiens Caduveo et Bororo), Lévi-Strauss constate les ravages causés par l’Occident : Amérindiens en haillons, populations décimées par les épidémies et les massacres, nature dégradée. A l’inverse, le spectacle des magnifiques Bororo, coiffés de plumes d’ara, leurs corps robustes, le renforce dans l’idée que nous avons détruit des choses splendides. Le colonialisme n’a pas été une victoire de la civilisation. Le propre de la pensée sauvage est d’être intemporelle, l’histoire n’a pas de sens en soi. Lévi-Strauss a purgé notre sens commun de catégories obsolètes en montrant que les procédures de la raison sont aussi complexes dans la « pensée sauvage » que dans le laboratoire des savants ; il n’y a pas un homme primitif et un homme civilisé, un homme naturel et un homme cultivé.
Lévi-Strauss a travaillé sans relâche à décentrer l’homme : notre esprit est dans la nature, non à côté. Il y a continuité entre l’homme observant et le monde analysé. Nous ne sommes ni des témoins, ni des dieux, nous sommes simplement embarqués, objets et sujets d’une sorte d’immense histoire du temps et de l’espace. Le jeune homme parti dans les forêts amazoniennes pour tenter de trouver comment les mythes fonctionnent revient en avouant qu’il n’a rien à dire sur le destin de l’homme, et qu’au fond cela n’a pas d’importance. « Le monde a commencé sans l’homme et s’achèvera sans lui. » Jusqu’aux faits religieux auxquels Lévi-Strauss dénie toute spécificité. Ce sont des représentations comme les autres.
2) La question de l’humanisme
Lévi-Strauss identifie dans le culte humaniste du sujet un vice rédhibitoire de la culture occidentale. Il définit d’ailleurs le sujet comme cet « insupportable enfant gâté qui a occupé trop longtemps la scène philosophique et empêché tout travail sérieux en réclamant une attention excessive ». Il fait profession d’anti-humanisme par sa critique radicale de la tradition métaphysique. « Un humanisme bien ordonné ne commence pas par soi-même, mais place le monde avant la vie, la vie avant l’homme, le respect des autres avant l’amour-propre ».
Lévi-Strauss a donc contribué à déconstruire la conviction judéo-chrétienne et cartésienne selon laquelle la créature humaine et elle seule a été crée à l’image de Dieu. Lévi-Strauss rejette un humanisme usurpateur qui a fait de l’homme le seigneur absolu de la création, un humanisme qui est incapable de fonder chez l’homme l’exercice de la vertu. N’est-ce pas le mythe de la dignité exclusive de l’homme qui a fait essuyer à la nature une première mutilation, dont devaient s’ensuivre d’autres mutilations ? On a commencé par couper l’homme de la nature, et par le constituer en règne souverain ; on a ainsi cru effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu’il est d’abord un être vivant. Et en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus. En s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, l’homme occidental ouvrait un cycle maudit. C’est le rapport de l’homme et de la nature qui a conditionné le rapport des hommes entre eux.
On avait en 1965 demandé à diverses personnes de citer des faits, découvertes, inventions, livres, tableaux datant des vingt dernières années et dignes d’être enfermés dans les cases d’un coffre qui serait enfoui à l’intention des archéologues de l’an 3000. Voici la réponse que Lévi-Strauss livra : « Je mettrai dans votre coffre des documents relatifs aux dernières sociétés primitives en voie de disparition, des exemplaires d’espèces végétales et animales proches d’être anéanties par l’homme, des échantillons d’air et d’eau non encore pollués par les déchets industriels, des notices et illustrations sur des sites saccagés par des installations civiles et militaires. Mieux vaut laisser quelques témoignages sur tant de choses que, par notre malfaisance et celle de nos continuateurs, ils n’auront pas le droit de connaître : la pureté des éléments, la diversité des êtres, la grâce de la nature, la décence des hommes. »
Car devons-nous absolument choisir : l'homme OU la nature ? Sommes nous condamnés à humanisme = anthropocentrisme ? L'homme ET la nature est-ce vraiment la catastrophe ? Un humanisme incluant le respect des formes de vie non pour leur utilité immédiate mais parce qu'elles existent et que nous sommes tous, humains et non humains, dans la même galère de l'Evolution, est-il impossible par essence ? Relisons Claude Lévi-Strauss pour qui notre humanisme est « dévergondé » : « …Que règne, enfin, l'idée que les hommes, les animaux et les plantes disposent d'un capital commun de vie, de sorte que tout abus commis aux dépens d'une espèce se traduit nécessairement, dans la philosophie indigène, par une diminution de l'espérance de vie des hommes eux-mêmes. Ce sont là autant de témoignages peut-être naïfs, mais combien efficaces d'un humanisme sagement conçu qui ne commence pas par soi-même mais fait à l'homme une place raisonnable dans la nature au lieu qu'il s'en institue le maître et la saccage sans même avoir égard aux besoins et aux intérêts les plus évidents de ceux qui viendront après lui. »
3) L’amour du vivant
Dans Tristes tropiques (1955), Lévi-Strauss dénonce l’entreprise de destruction menée par la civilisation occidentale à la fois à l’encontre des autres cultures et d’une nature qu’elle s’approprie par la technique. Lévi-Strauss a vu dans la conquête du continent américain et le massacre des peuples amérindiens une catastrophe inaugurale, ce qui l’a conduit à réclamer qu’à la définition de l’homme moral, on substitue celui d’être vivant. L’ethnologue propose de renouveler les fondements des droits de l’homme : « On n’en aperçoit qu’un seul, mais il implique qu’à la définition de l’homme comme être moral, on substitue – puisque c’est son caractère le plus manifeste – celui d’être vivant. »
L’homme est un être vivant parmi d’autres. Dès lors ses droits se limitent au strict respect des droits des autres espèces vivantes : « Le droit à l’environnement, dont on parle tant, est un droit de l’environnement sur l’homme, non un droit de l’homme sur l’environnement. » C’est une critique radicale de l’humanisme anthropocentriste qui dévalorise et martyrise l’animal. Il nomme « mauvais amour de soi-même » le vouloir qui dispose selon son bon plaisir de toutes choses et même des vivants. Dans La pensée sauvage, en 1962, il préconise de réintégrer la culture dans la nature, et finalement la vie dans l’ensemble de ses conditions physico-chimiques. Lévi-Strauss insiste sur la continuité entre les propriétés de l’esprit et les propriétés du monde ; il récuse le réalisme cognitif, c’est-à-dire l’esprit conçu comme un ordinateur séparé de son environnement.
Les Amis de la Terre déposèrent leurs statuts à la préfecture de Paris le 11 juillet 1970. Les principaux fondateurs étaient Edwin Matthews, un avocat américain résidant à Paris, et Alain Hervé, un poète, navigateur et reporter. Le Comité de parrainage comprenait Claude Lévi-Strauss, avec Jean Dorst, Pierre Gascar, Théodore Monod et Jean Rostand. Car il n’y a pas de contradiction entre le relativisme, l’humanisme et l’amour de la Terre.
Conclusion :
Pour conclure. C’est l’indifférence bouddhique que Lévi-Strauss évoque souvent dans ses conversations. Ce sont les mots-clefs du bouddhisme : rien, contemplation, visage impassible. Il a trouvé dans les moines bouddhistes une grande tolérance, fondée sur la Voie du milieu, ni ceci, ni cela, le détachement. Il y a trouvé aussi l’inspiration écologiste, car aux yeux de Bouddha, toutes les espèces se valent dans la nature et l’homme n’y a pas de privilèges. Attentif à l’observation de la nature, aimant à contempler un paysage rocheux en y repérant les lignes de fracture, il pouvait écrire à la fin de Tristes tropiques : « Lorsque l’arc-en-ciel des cultures humaines aura fini de s’abîmer dans le vide creusé par notre fureur, tant que nous serons là et qu’il existera un monde montrant la voie inverse de notre esclavage, la contemplation procurera à l’homme l’unique faveur qu’il sache mériter. Contempler un minéral, respirer le parfum d’un lis, échanger un clin d’œil alourdi avec un chat. Rien qui croise l’humain ».
Pour conclure ensuite. Interviewé à 96 ans par le journal Le Monde, Lévi-strauss répondait ainsi à la question : Que diriez-vous de l’avenir ? « Ne me demandez rien de ce genre. Nous sommes dans un monde auquel je n'appartiens déjà plus. Celui que j'ai aimé avait 1,5 milliard d'habitants. Le monde actuel compte 6 milliards d'humains. Ce n'est plus le mien. Et celui de demain, peuplé de 9 milliards d'hommes et de femmes, même s'il s'agit d'un pic de population, comme on nous l'assure pour nous consoler, m'interdit toute prédiction ».
Pour conclure définitivement. Lévi-Strauss ne donne pas de leçons. Sauf une. La leçon d’une pensée attachée à ne pas mettre de bornes à la curiosité, à ne jamais abandonner l’aventure de l’esprit.