Biosphere-Info n° 320 (16 au 31 décembre 2013)
La technique moderne n’est pas la solution, elle est le problème et nous amène à la catastrophe. Mais nous pourrions mettre en place des techniques durables qui nous permettraient de résister localement aux crises socio-économiques comme aux chocs écologiques. La différenciation entre techniques appropriées et technologie trop complexe mérite d’être diffusée. Il n’y a pas les technophiles d’un côté et les technophobes de l’autre. Depuis Marx, il est habituel de faire des luddites les premiers technophobes. Tout au contraire, le luddite se campe sur une position résolument technophile puisqu’il revendique la destruction des machines au nom de son propre savoir-faire, c’est-à-dire au nom de la technique dont il est le dépositaire. Il y a donc différentes techniques entre lesquelles nous devons faire des choix. Une association essaye de nous guider sur cette voie, TECHNOlogos.
Ce dualisme de la technique a été abordé par certains auteurs. Les appellations diffèrent, mais il y a la même idée directrice, « techniques conviviales » contre « technologie non durable ». Mumford distingue technique démocratique et technique autoritaire (1962). Ivan Illich parle d’outil convivial ou non. Teddy Goldsmith, qui s’appuie sur Wolfgang Sax, utilise d’autres termes, techniques « enchâssées » contre techniques « branchées ». Ted Kaczynski parle de technologie cloisonnée et de technologie systémique. En termes plus simples, on peut parler de techniques douces et de techniques dures. Voici un résumé de ces approches complémentaires :
1/6) Différences entre technique et technologie
Il convient de ne pas confondre techniques (conviviales) et technologie (non durable). La technique est un ensemble de procédés et leur sédimentation instrumentale dans les objets produits par l’artisan. La technique est consubstantielle à l’Homo sapiens, elle apparaît même temps que nos ancêtres. La stature debout libère la main et l’objet technique viendra tout naturellement combler ce vide : le biface est une prothèse de l’être humain qui fait littéralement corps avec lui. La technique suppose toujours une mobilisation conjointe du corps et de l’esprit.Dans un premier temps, la technologie n’était que discours sur la technique. Mais aux alentours de 1850 la technologie devient un ensemble de processus dont la taille dépasse l’être humain et la communauté villageoise. Une voiture qui verrait le jour dans un monde sans infrastructures routières, sans extraction ni raffinage du pétrole, sans mécaniciens, etc., ne permettrait aucunement de se déplacer. Ces processus sont rendus possibles par l’alliance de la science et de la technique. La science contemporaine n’est plus affaire d’individus, mais de populations entières enrôlées au service de la technologie.
La technologie est donc l’exact inverse de la technique. Là où la technique présuppose une expérience humaine riche de sens, des rapports communautaires de taille restreinte fondés sur un mode de vie ménageant des espaces de solidarité ainsi qu’une orientation du travail selon les besoins et les nécessités du moment, la technologie implique le triple désœuvrement auquel les luddites se sont opposés ; chômage rendu inéluctable en raison du remplacement du travail vivant par le travail mort (capital technique), perte de sens généralisé produite par un travail mécanique indépendant de toute finalité autre que financière ou politique, et finalement disparition des modes de vie impliquant proximité et communauté pour les remplacer par des organisations sociales fondées sur une stricte division hiérarchisée des tâches et des fonctions.
(Les luddites en France, résistance à l’industrialisation et à l’informatisation).
2/6) Lewis Mumford (1962) : technologie autoritaire ou démocratique
La thèse est que deux technologies ont toujours cohabité, l’une autoritaire et l’autre démocratique. La première est centrée sur le système, immensément puissante et intrinsèquement instable, la seconde est centrée sur l’homme et relativement faible, mais pleine de ressources et durable. Les techniques démocratiques sont les méthodes de production à petite échelle, reposant principalement sur les compétences humaines et l’énergie renouvelable, faisant un usage limité des ressources naturelles. Elles demeurent toujours sous la direction active de l’artisan ou du paysan.
Si cette technique démocratique remonte aux tous premiers âges de l’outil, la technique autoritaire est bien plus récente. Elle commence autour du quatrième millénaire avant J.C. dans un contexte de contrôle politique centralisé. Les activités qui étaient auparavant disséminées, diversifiées, adaptées à la mesure humaine, sont unifiées à une échelle monumentale qu’on appelle « civilisation ». Cette technologie autoritaire n’est pas délimitée par les coutumes et les sentiments humains, elle repose sur une contrainte physique impitoyable, elle a créé des machines humaines complexes composées de parties interdépendantes spécialisées, standardisées. Malgré sa tendance continuelle à la destruction, la technique totalitaire est bien accueillie parce qu’elle permet la première économie d’abondance contrôlée. La technique a accepté le principe de base de la démocratie selon lequel chaque membre de la société doit avoir une part de ses biens, faisant disparaître tous les autres vestiges de la démocratie.
Arrêtons de nous méprendre. Au moment où les nations occidentales rejettent le pouvoir absolu de la monarchie, elles restaurent le même système sous une forme plus efficace, réintroduisant des contraintes de type militaire pas moins strictes dans l’organisation d’une usine que dans celle des nouvelles armées. Elles sont mues par des obsessions non moins irrationnelles que celles des premiers systèmes absolutistes, en particulier l’idée que le système lui-même doit être étendu quel qu’en soit le coût potentiel pour la vie. Maximiser l’énergie, la vitesse, l’automatisation, sans référence aux conditions complexes qui sous-tendent fondamentalement la vie, sont devenus des fins en soi. Le centre de l’autorité n’est plus une personnalité visible, le centre est maintenant le système lui-même, invisible, omniprésent ; toutes ses composantes humaines sont prises au piège de la perfection de l’organisation qu’elles ont inventée. Parce que le système n’est plus dirigé par quiconque, il peut nous empoisonner pour nous nourrir ou nous exterminer pour assurer la sécurité nationale. La technique autoritaire perfectionner constamment le contrôle des masses par sa panoplie de tranquillisants et d’aphrodisiaques. Comment faire pour échapper à ce destin ?
Il nous faut défier ce système autoritaire, la vie ne peut pas être déléguée. Nous avons intérêt à préparer la reconstitution de techniques démocratiques, sacrifier la quantité à la qualité du choix, favoriser la variété écologique de groupes autonomes et surtout réduire la course insensée à l’expansion du système pour le contraindre à respecter les limites. L’excès de voitures qui détruit nos villes ne sera réglé que si nous faisons plus de place à l’agent humain le plus efficace : le piéton.
(résumé d’un article d’Ecorev, mai 2008, sur un texte de Mumford de 1962)
3/6)Technique dures contre techniques douces (1972)
Société à technologies dures |
Communautés à technologies douces |
Grands apports d’énergie Matériaux et énergie non recyclés production industrielle priorité à la ville séparé de la nature limites techniques imposées par l’argent… |
Petits apports d’énergie matériaux recyclés et énergie renouvelable production artisanale priorité au village intégrée à la nature limites techniques imposées par la nature… |
tableau comparatif du Nouvel Observateur de juin-juillet 1972, « spécial écologie - La dernière chance de la Terre» :
La technique utilisée doit être douce, douce à l’usage, douce à la reproduction du savoir-faire, douce à la Nature. Ce n’est pas le cas de l’immense majorité des techniques actuelles… Pour que les activités humaines deviennent comme autrefois le simple prolongement de la force physique, il faut limiter l’utilisation des techniques modernes « dures ».
4/6) Ivan Illich, outil convivial ou non
Dans le numéro 9 du mensuel la Gueule ouverte (juillet 1973), Ivan Illich, de passage à Paris pour son dernier livre La convivialité, avait développé ses thèmes de prédilection, dont le rôle de l’outil, convivial ou non : « Je distingue deux sortes d’outils : ceux qui permettent à tout homme, plus ou moins quand il veut, de satisfaire les besoins qu’il éprouve, et ceux qui créent des besoins qu’eux seuls peuvent satisfaire. Le livre appartient à la première catégorie : qui veut lire le peut, n’importe où, quand il veut. L’automobile, par contre, crée un besoin (se déplacer rapidement) qu’elle seule peut satisfaire : elle appartient à la deuxième catégorie. De plus, pour l’utiliser, il faut une route, de l’essence, de l’argent, il faut une conquête de centaines de mètres d’espaces. Le besoin initial multiplie à l’infini les besoins secondaires. N’importe quel outil (y compris la médecine et l’école institutionnalisées) peut croître en efficacité jusqu’à franchir certains seuils au-delà desquels il détruit inévitablement toute possibilité de survie. Un outil peut croître jusqu’à priver les hommes d’une capacité naturelle. Dans ce cas il exerce un monopole naturel ; Los Angeles est construit autour de la voiture, ce qui rend impraticable la marche à pied ».
5/6) Teddy Goldsmith : Techniques « enchâssées » contre techniques « branchées »
Dans une société vernaculaire, la technique est « enchâssée » dans les relations sociales, elle est sous contrôle social. La technique agricole ou artisanale utilisée par une société vernaculaire n’est pas une technique visant à maximiser la productivité. En effet, ce type de société met en place la technique la mieux adaptée pour atteindre le maintien de son homéostasie (équilibre dynamique) et par-là celle de l’écosphère elle-même. La technique de l’homme traditionnel n’était donc pas destinée à transformer ou maîtriser l’environnement, mais plutôt à lui permettre d’y vivre. Il s’ensuit que la technique utilisée par une société lui est propre, elle est partie intégrante de son héritage culturel et le « transfert de technologie » y est très peu répandu. Quand les Portugais ont introduit le mousquet dans le Japon du XVIe siècle, son emploi fut désavoué et il fallut attendre longtemps avant qu’il soit autorisé à remplacer les armes traditionnelles. Son efficacité en tant qu’instrument de guerre n’était pas mise en doute. Mais il ne correspondait pas à la tradition culturelle japonaise, pour laquelle l’utilisation d’un engin permettant à un gamin de tuer un samouraï chevronné était tout à fait inadmissible. (…)
Wolfgang Sachs1 met en relief les conséquences sociales d’un appareil apparemment aussi anodin que le mixer électrique : « Il extrait les jus de fruits en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Quelle merveille ! A première vue. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la prise et le fil pour s’apercevoir qu’on est en face du terminal domestique d’un système national et, en fait, mondial. L’électricité arrive par un réseau de lignes alimenté par les centrales qui dépendent à leur tour de barrages, de plates-formes off-shore ou de derricks installés dans de lointains déserts. L’ensemble de la chaîne ne garantit un approvisionnement adéquat et rapide que si chacun des maillons est encadré par des bataillons d’ingénieurs, de gestionnaires et d’experts financiers, eux-mêmes reliés aux administrations et à des secteurs entiers de l’industrie (quand ce n’est pas à l’armée). En mettant le mixer en marche, on n’utilise pas simplement un outil, on se branche sur tout un réseau de systèmes interdépendants. Le passage de techniques simples à l’équipement moderne implique la réorganisation de la société tout entière. » (…)
Notre incapacité à maîtriser l’intrusion de technologies de plus en plus périlleuses dans les fonctionnements de l’écosphère fait peser une menace croissante sur notre survie. Il est urgent de soumettre de nouveau les sciences et les techniques à un contrôle social, de les réenchâsser dans les rapports sociaux. A ceux qui pourraient craindre que cela compromette notre capacité de résoudre les problèmes sociaux et écologiques réels, rappelons que la technologie, malgré la multitude de ses usages, est incapable de résoudre les problèmes sociaux et écologiques auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés. Le mieux que nos techniciens puissent faire, c’est mettre au point des techniques moins destructrices, dont l’impact sur l’environnement soit beaucoup plus bénin, et recréer les conditions dans lesquelles la nature pourra œuvrer.
(extraits de Teddy Goldsmith, dossier de l’Ecologiste n° 5 (automne 2001), Sciences et techniques, les raisons de la contestation.)
1. Wolfgang Sachs, Six essays on the archaeology of development
6/6) Theodore J. Kaczynski : Technologie cloisonnée et technologie systémique
208. Nous faisons une distinction entre deux types de technologies : la technologie cloisonnée et la technologie systémique. La première, qui se développe au niveau de petites cellules circonscrites, jouit d’une grande autonomie et ne nécessite pas d’aide extérieure. La seconde s’appuie sur une organisation sociale complexe, faite de réseaux interconnectés. En ce qui concerne la technologie cloisonnée, aucun exemple de régression n’a été observé. Mais la technologie systémique peut régresser si l’organisation sociale dont elle dépend s’effondre.
209. Depuis la révolution industrielle, nous sommes entrés dans une ère de technologie systémique. Vous avez besoin d'outils pour faire des outils pour faire des outils pour faire des outils. Prenons l’exemple du réfrigérateur. Sans les pièces usinées, il était quasiment impossible à quelques artisans de le fabriquer. Si par miracle ils étaient parvenus à en construire un, il n’aurait servi à rien en l’absence d’une source fiable d’énergie. Il leur aurait été nécessaire de construire un barrage couplé à un générateur. Mais un générateur requiert une grande quantité de fils de cuivre… Le réfrigérateur est un exemple de technologie systémique, faire sécher ou saumurer les aliments pour les conserver est une technologie cloisonnée.
Quand l'Empire romain a éclaté, la technologie à petite échelle des Romains a survécu parce que n'importe quel artisan de village pouvait construire, par exemple, une roue à eau, parce que n'importe quel forgeron habile pouvait faire de l'acier avec les méthodes traditionnelles, et ainsi de suite. La technologie des Romains dépendant d'une organisation a régressé. Leurs aqueducs sont tombés en ruine et n'ont jamais été reconstruits ; leurs techniques de construction de routes ont été perdues ; le système romain d'assainissement urbain a été oublié, au point que jusqu'à assez récemment l'assainissement des villes européennes était inférieur à celui de la Rome Antique.
L’effondrement du système technologique de Theodore J. Kaczynski (Xénia, 2008)
NB : selon les traductions, on trouve aussi les expressions « technologie à petite échelle » et « technologie dépendant d'une organisation ».