Un trou ludique dans mon emploi du temps, les échecs
Il existe un individualisme particulariste : compte seulement ce qui est bon pour moi aujourd’hui. L’individu particulariste ne s’intéresse pas à la sphère publique, ses activités restent d’ordre privé. Les associations sportives, culturelles ou de loisirs prospèrent, place à la recherche de l’épanouissement personnel.
Il existe cependant un individualisme universaliste qui adopte des valeurs uniquement si elles sont jugées valables pour tous les individus. Je me suis toujours situé de ce côté là. Mon épanouissement personnel doit aller de pair avec l’épanouissement collectif.
Mais l’association dans laquelle j’ai milité pendant vingt ans n’était pas assez universaliste…
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Mon grand-père maternel m’a laissé peu de souvenir, il est mort trop tôt. Mais c’est avec lui que j’ai appris à jouer aux échecs. Il jouait du banjo. Sa bibliothèque regorgeait de romans de série noire. J’ai beaucoup joué aux jeux de société… au piano… et beaucoup lu. Cela ne fait pas un militant, cela m’a prédisposé à m’investir dans le jeu d’échecs. Mon grand-père paternel était champion aux dames, champion au lancer de boule, champion à la belote… Il n’a plus voulu jouer avec moi quand j’ai commencé à le battre aux dames. J’aimais les jeux difficiles, les échecs, le go… C’est pourquoi, entre 1977 et 1997, j'ai perdu vingt ans de militantisme. Pendant ces vingt années notre espèce homo sapiens a mis la planète en coupe réglée et multiplié les destructions massives. Je n'ai rien fait si ce n'est continuer à voter écolo d'une part, ça donne bonne conscience, et progressé dans la hiérarchie de la FFE en ayant ainsi l'illusion de m'occuper des autres.
Je me suis soucié principalement de ma famille, une femme et ses deux enfants issus d’un premier lit. Quand mon premier fils par alliance est rentré à l’école primaire en 1977, j’ai participé en tant que parent d’élève à l’animation. La méthode Freinet était utilisée dans cette école, et le jeu d’échecs pratiqué par tous, du CP au CM2. Je ne savais pas qu’on pouvait écrire une partie, qu’on pouvait utiliser une pendule, qu’il y avait des méthodes pour mener un début de partie, conduire le milieu de partie, et conclure. J’avais l’habitude de sortir ma dame dans les premiers coups, erreur funeste. J’ai appris qu’il y avait l’ouverture espagnole, anglaise, française, sicilienne…, et qu’un joueur d’échecs conséquent avait une grosse bibliothèque de parties de maîtres qu’il lui fallait jouer et comprendre. Il y avait les carnets de partie, les exercices polycopiés de mat en un ou plusieurs coups, la pratique de la fourchette ou de l’enfilade, etc. Devant toute une classe, un échiquier mural permettait les échanges avec les élèves. Parfait, je pouvais toujours accomplir ma vocation d’éducateur.
Le jeu d’échecs est pédagogiquement parlant un excellent outil : apprentissage de l’observation, mémorisation des positions, intériorisation cérébrale d’une situation, préparation à la prévision, maîtrise du temps (jeu à la pendule) et de l’espace, pratique du silence et de la concentration, etc. Le jeu d’échecs élimine complètement l’existence du hasard, le gain ou la perte découle toujours d’une décision humaine, nous sommes les seuls responsables de l’issue de la partie. Le jeu d’échecs est aussi foncièrement égalitaire, même si les Blancs ont l’avantage du trait. Avec les Noirs, il suffit de suivre les pas des Blancs pour danser harmonieusement avec son partenaire. Sans erreur de part ou d’autre la partie se termine par la nulle, l’égalité. C’est très souvent le cas dans les parties de haut niveau. Les échecs sont plutôt l’art d’éviter les bêtises, nul besoin de privilégier l’esprit de compétition. C’est le système économique libéral centré sur la concurrence et la compétitivité qui nous fait ressentir le jeu d’échecs comme une partie au cours de laquelle on devrait tuer son rival. Ce n’est pas là l’âme du jeu d’échecs.
Pour moi la société se sépare entre l’état d’esprit d’une société libérale qui a mis compétitivité et individualisme en tant que supposés comportementaux, et une société altruiste, basée sur la coopération, à construire car utopique. Si j’essaye de progresser, ce n’est pas au détriment d’un « adversaire », mais seulement de moi-même. J’ai toujours des partenaires quand je joue, jamais des adversaires. Le go est un jeu beaucoup plus complexe que les échecs, mais on commence toujours à égalité. On donne à l’adversaire autant de pierres (d’avantages) qu’il faut pour éliminer son handicap. Je trouve que le go va à l’essentiel de ce qui doit être notre rapport avec l’autre, sans volonté de victoire. L’état d’esprit dans n’importe laquelle de nos activité, ludiques ou non, est le résultat d’une socialisation d’un certain type. Aujourd’hui, on est formaté pour le système de la compétition économique dans tous les pores de notre peau. Il peut en être autrement. Parcourir mentalement l’échiquier, c’est surtout accompagner une méditation sur 64 cases.
Le jeu d’échecs se joue à deux, mais n’importe quel spectateur peut rentrer dans la partie en observant la position. Quel coup jouer ? Qu’est-ce que j’aurai fait à la place du joueur ? Que va-t-il se passer ? C’est pour cela que médiatiquement ce sport est roi, mais on préfère les jeux de balle sur nos écrans télé. Le jeu d’échecs est même un avantage du point de vue écologique. Il prend peu d’espace pour y jouer, on peut réunir des centaines de joueurs sur l’équivalent d’un terrain de foot. Il utilise peu de ressources naturelles, les pièces nécessitent très peu de bois et peuvent durer plus qu’une vie. Aucun déchet non recyclable pour une occupation qui peut nous motiver pendant des heures et des journées… C’est aussi pour toutes ses raisons que je me suis occupé des échecs pendant vingt ans.
Mais je ne suis pas seulement un joueur d’échecs. Mon voyage dans ce milieu m’a amplement montré ce qu’il y a de desséchant quand on vit et pense, pratiquement nuit et jour pour certains, aux échecs. Il existe un individualisme particulariste, en expansion à l’heure actuelle : compte seulement ce qui est bon pour moi aujourd’hui. L’hypertrophie du moi chez les joueurs d’échecs est le signe parfait de ce type d’individualisme. Dans un club, personne ou presque ne se retourne vers un nouvel arrivant... sauf s’il sait (bien) jouer et s’assoit à votre table ! En France, les associations de défense des intérêts collectifs, des grandes causes de solidarité internationale ou d’aide aux personnes défavorisées ont vu leur effectif régresser tandis que prospéraient les associations sportives, culturelles ou de loisirs : le militantisme a fait place à la recherche de l’épanouissement personnel. Le marché et la démocratie sont incapables de fonder la civilisation du futur car toutes ses valeurs sont fondées sur l’individualisme particulariste qui est au cœur de la civilisation occidentale.
Toute personne engagée dans le tissu associatif ne peut se contenter d’être un simple consommateur, ou alors il lui manque quelque chose. J’appartiens à la catégorie de l’individualisme universaliste qui adopte des activités uniquement si elles sont jugées valables pour tous et respectent scrupuleusement l’intérêt collectif. L’existence de réseaux d’individus partageant des normes, des valeurs et des conceptions communes peut être désigné sous le nom de capital social. Il est constitué par les réseaux qui facilitent la coopération, le travail en équipe, le partage des savoirs. Son moteur est la confiance. Ce capital social est une construction collective qui peut s’accumuler, mais qui a régressé avec l’expansion du libéralisme économique. Pourtant l’importance du capital social est vitale pour le bien-être autant de l’individu que de la collectivité. Je veux accroître le capital social, agir pour le bien de la collectivité.
J’ai donc accompagné le fils de ma femme, puis plus tard ma fille, dans les compétitions de jeunes tout en assurant la formation des élèves depuis l’école jusqu’au lycée. Je suis devenu secrétaire, puis président du club de ma ville, de l’association départementale, de la Ligue Poitou-Charentes… jusqu’à devenir vice-président de la FFE. J’ai été animateur d’échecs, mais aussi formateur d’animateur, arbitre et formateur d’arbitres. Vraiment je n’avais plus le temps de me consacrer à l’écologie. Je savais qu’un jour il n’y aurait plus assez de poissons dans les mers pour nourrir l’humanité, ou de pétrole pour nos machines, ou de pluies pour alimenter les sources. Mais j’étais plongé, par amour des enfants et de l’éducation, dans le monde virtuel des échecs... jusqu’au jour où j’ai estimé que la planète avait vraiment besoin de moi, vers 1997. Nous devons savoir choisir ce qu’il est le plus urgent à faire.
Il faut s’engager, militer pour les grandes causes. Et l’écologie est l’enjeu principal du XXIe siècle. En route pour écologiser les politiques !
Pour lire la suite, en choisissant son propre chemin :
01. Un préalable à l’action, se libérer de la religion
02. Une pensée en formation, avec des hauts et des bas
03. En faculté de sciences économiques, bof !
04. Premiers contacts avec l’écologie
05. Je deviens objecteur de conscience
06. Educateur, un rite de passage obligé
07. Insoumis… puis militaire !
08. Je deviens professeur de sciences économiques et sociales
09. Du féminisme à l’antispécisme
10. Avoir ou ne pas avoir des enfants
11. Le trou ludique dans mon emploi du temps, les échecs
12. Ma tentative d’écologiser la politique
13. L’écologie passe aussi par l’électronique
14. Mon engagement associatif au service de la nature
15. Mon engagement au service d’une communauté de résilience
16. Ma pratique de la simplicité volontaire
17. Objecteur de croissance, le militantisme des temps modernes
18. Techniques douces contre techniques dures
19. Je deviens journaliste pour la nature et l’écologie
21. Ma philosophie : l’écologie profonde