bimensuel BIOSPHERE-INFO (16 au 30 septembre 2013)
Voici un texte sur « Nature et publicité » que nous a adressé François Brune, auteur en 1985 du livre Le bonheur conforme (essai sur la normalisation publicitaire).
Dans le même registre, l’analyse du groupe Marcuse en 2004, De la misère humaine en milieu publicitaire, nous semble aussi une lecture indispensable.
Bien entendu, lire ne sert qu’à agir au mieux. Vous pouvez adhérer à l’association RAP, Résistance à l’agression publicitaire :
1/3) La Publicité comme dénaturation
Dans la mesure où elle promeut des produits de l’industrie humaine (ou des « services » appelés eux-mêmes produits, comme. les « produits financiers »), la publicité s’oppose par définition à la nature. Dans de nombreuses annonces, par exemple, on tente de nous montrer combien ces produits, qui résolvent tout, semblent supérieurs aux remèdes « naturels », combien les progrès technologiques permettent de dépasser les façons de vivre « naturelles » (c’est-à-dire archaïques) des générations antérieures, etc. Fréquemment, le spot est structuré sur le schéma binaire Avant/Après : avant, c’était le temps où l’homme s’échinait encore aux champs, et la femme aux cuisines ; aujourd’hui, des machines prennent le relais, il n’y a plus qu’à appuyer sur des boutons, etc. Avant, la vie est décrite en noir et blanc ; maintenant, elle apparaît enfin en couleur.
Nous sommes en permanence bercés par cette thématique du nouveau, du toujours plus performant, du toujours nouveau/toujours mieux, etc. Et tout ce qui est vanté comme innovant disqualifie ipso facto tout ce qui précédait, qui est « vieux », encore marqué par la tradition, trop proche de la nature pour être suffisamment fonctionnel. Nouvel Omo, nouvel Homo…
Cette disqualification de la nature s’exerce en particulier dans le domaine du Temps, où sévit le règne de l’impatience. En effet, qu’il s’agisse de notre environnement « naturel » (souvent déjà transformé par l’homme) ou de nos modes de vie humains, la « nature » ne doit pas être envisagée du seul point de vue physique, spatial. La nature, c’est aussi bien le Temps que l’Espace. Les rythmes de la vie, la relation de l’homme aux heures et aux saisons (au temps qu’il fait, au temps qui passe), sont partie intégrantes de la notion de nature. Dès lors, l’idéologie publicitaire, qui promet à chaque instant le « tout, tout de suite », brutalise le tempo ancestral (qui se veut accord au temps) pour lui substituer un tempo moderne (qui se veut domination impatiente du temps), axé sur le changement et l’accélération de toutes choses. Ce faisant, elle nie le rythme ancestral du « chaque chose en son temps », déconsidère la lenteur de la marche ou la patience de l’attente, et nous fait oublier que la maturation est la règle fondamentale de la nature (la Nature, c’est la Mature !). C’est en particulier le cas dans le domaine de la production agricole ou sylvicole, où l’on force les plantes, à coups d’engrais et de désherbants, à porter des « fruits » qui ne sont plus alors que des « produits ».
Le calibrage qu’impose la normalisation des produits, dans le secteur industriel de l’agroalimentaire, est la négation de toutes les diversités naturelles, irrégularités ou dissymétries qui président à l’éclosion des choses de ce monde. Pommes calibrées, œufs calibrés, poulets calibrés (et célébrés comme tels) s’inscrivent dans une sorte de mise en conserve généralisée de toutes les réalités, tous les plaisirs, tous les moments de la vie. La plupart des modes alimentaires ou vestimentaires sont autant de normalisations qui n’ont rien de naturel, l’impératif de renouvellement accéléré accroissant encore leur artificialité. C’est ainsi que le « jean » sert avant tout à calibrer les fesses de votre partenaire amoureux. Ou qu’une publicité touristique en faveur des Bahamas nous offre le « soleil » sous la forme d’une boîte de conserve, dont le contenu est ainsi détaillé : « Soleil, sable blanc, palmiers, îles sauvages, exotisme, douceur de vivre, loisirs, sports, enchantement bahaméen, vacances idéales. » !
Plus profondément, c’est à la nature même de l’être humain et de ses désirs que le conditionnement publicitaire s’attaque journellement. Il tente sans répit de réduire, saucissonner, émietter le Désir en une multitude d’envies immédiates, que seuls des produits pourront satisfaire. Les besoins qui ne peuvent avoir de solution-produit sont donc éliminés (selon la fameuse logique des shadoks : s’il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème…). Ce qui n’empêche pas le discours publicitaire de répandre l’illusion que tous les désirs peuvent être satisfaits, pour peu qu’on les transforme en besoins immédiatement solvables. Et s’il demeure malgré tout des attentes spirituelles, affectives, conviviales, politiques apparemment non satisfaites, les apôtres de cette propagande quotidienne s’échinent à faire croire qu’on trouvera bien une réponse-produit. On n’en sort pas.
S’il est vrai que la « nature humaine » est infiniment malléable, et qu’elle est susceptible d’une pluralité de désirs ou de modes de satisfaction des désirs… on ne peut nier pour autant qu’il y a une marge considérable entre les modes de vie qui respectent la nature humaine et cette folle sophistication de soi à laquelle pousse sans fin l’idéologie de la surconsommation (1). Le pire, c’est qu’en menant cette vaste entreprise de falsification de tout ce qui nous paraissait naguère « naturel », la publicité transforme ou forme notre vision même de la nature : celle-ci n’est plus un monde où l’on s’inscrit par la pratique, elle devient un spectacle infini de signes à consommer. Et cet écran perpétuel qui trahit le monde en le filtrant triomphe précisément dans le monde des spots publicitaires qui passent au « petit écran »…
2/3) La Publicité comme récupération des thèmes de la nature
A la longue, la fantasmagorie publicitaire laisse apparaître sa superficialité. Son artifice est omniprésent. Que faire ? Eh bien, par peur d’être accusée de dénaturer la vie, la publicité récupère les thèmes de la nature. C’est son second degré d’aliénation. Contre toute évidence, elle promet à tout bout de champ des produits vraiment « naturels », supposés respecter les traditions artisanales, les méthodes chères à nos grands-mères, etc. C’est ainsi qu’on nous présente systématiquement les « produits de beauté », non comme des artifices superficiels, mais comme des procédés permettant de mettre en valeur ou de « retrouver » notre « beauté naturelle ». Et ce type de récupération, pratiquée sur une grande échelle, va finir par faire croire qu’avec la pub on peut atteindre la nature en se passant de la nature…(2) En voici quelques aspects.
La nomination. Elle « naturalise » aussi bien les produits (Belle des champs ; Vacherol, « le fromage qui monte à la ville » ; l’Espace) que les enseignes (Auchan/aux champs, « la vie, la vraie » ; le Printemps), etc.
Le recours aux emblèmes de la nature, aux animaux, à la mythologie de l’origine naturelle du produit. L’arbre de Bull. La pomme Apple. Des lacs écossais pour un whisky. Le ciel pour un avionneur : « Faire du ciel le plus bel endroit de la terre » prétend Air France » pour valoriser …« l’Espace Affaires » de ses appareils ! Des montagnes, des forêts, de vastes horizons servent d’écrin aux produits les plus luxueux ou les plus sophistiqués. « Nous assurons aussi la nature » dit un slogan UAP aux agriculteurs (dans le même style, on aura cette autre révélation : « Vos poiriers aussi ont un service après-vente »). Des moutons prouvent la laine, un poulain qui galope conduit à désirer un chocolat, des chiens servent de « pense-bête » aux clients, en ayant sur l’oreille un numéro de compte en banque. L’animal vient toujours à propos pour occulter le caractère industriel ou artificiel du monde de la production ou des affaires. Le thème de l’exotisme est lui aussi abondamment cultivé pour faire croire à l’origine naturelle des produits, quand bien même il serait issu de l’industrie agroalimentaire la plus élaborée (voir la réelle composition des produits). Et la présence d’indigènes (paysans andins, Noirs au torse nu d’ébène), comme issus de l’Eden originaire de l’Humanité, nous est vendue avec leurs objets en gage d’authenticité…
Le produit est plus nature que la nature. Peu à peu s’établit le paradoxe selon lequel le produit seul peut révéler la nature (« Deviens ce que tu es »). Il améliore les processus naturels qu’il respecte (cuisine industrielle, lessives, machines à laver, produits alimentaires qui fortifient la santé, etc.). L’industrie se camoufle systématiquement, dans les visuels publicitaires, en artisanat traditionnel. Le recours à l’image de la « Mère Denis », il y a quelques décennies, faisait de sa « nature » la caution même du « progrès technologique ». Une publicité de la compagnie Cameroon Airlines, représentant un lion dévorant un zèbre, célébrait à la même époque la vocation naturelle de l’Afrique à devenir une adorable jungle d’affaires avec ce fort slogan : l’Afrique parle business… (3)
La nature s’accomplit dans le produit. Dans de nombreux spots, comme pour parfaire définitivement leur vocation, les produits se sont mis à parler comme des êtres humains. Ils rêvent, comme nous. Par exemple, des petits pois filmés dans un champ n’ont qu’un désir, c’est de « devenir Bonduelle » : exactement comme ces petits enfants, dans les bidonvilles les plus déshérités, qui se rêvent en Nike, Coca-Cola, ou Adidas… Un spot alimentaire s’ouvre sur une vision de la Genèse : « Il a fallu la terre, l’eau et le soleil »…puis, tandis qu’apparaît en fondu-enchaîné une boîte de conserve, une voix précise : « … et les semences, pour en faire le maïs Cassegrain ». Les OGM nous seront bientôt montrés comme le plus pur accomplissement de la Création.
Tout cet attirail rhétorique prépare les consommateurs, et parmi eux les plus jeunes, à penser que la société de (sur)consommation est l’aboutissement naturel de l’évolution humaine, le stade supérieur vers lequel doivent tendre toutes les sociétés. Il s’agit vraiment d’une « naturalisation » de l’idéologie dominante. Naturalisation que développent aussi bien Jacques Séguela (« Toutes les sociétés sont des sociétés de consommation, même le Sahel ») qu’Alain Minc (« Le marché, c’est l’état de nature de l’économie »)...
3/3) l’univers de la Publicité, nouvelle nature
Nous parvenons ainsi à un troisième stade, celui où le mode de vie vanté par la mythologie publicitaire passe pour la seule façon d’être normale, que chaque sujet doit naturellement adopter. Le Produit devient une Nature supérieure à la nature, le Centre commercial devient un paradis terrestre supérieur à n’importe quel milieu naturel, et la vocation de l’être humain est de s’inscrire dans cet ordre, sans se rendre compte de cette funeste « déterritorialisation » dont il est alors victime, comme l’a montré Dominique Quessada. …
Certes, ce n’est pas la publicité à elle seule qui produit le mode de vie artificiel, déstructurant, qui coupe l’homme de ses racines profondes, dans nos sociétés de consommation : mais c’est elle qui légitime ce mode de vie, en le faisant passer pour naturel et désirable. Ce qu’on lui reprochera, c’est moins de célébrer l’artifice de la vie moderne que de produire l’idée qu’elle est « naturelle », moins de détruire la nature que de « naturaliser » sa destruction. Car le mal n’est pas de « modifier » la nature (ce qu’on peut faire en respectant ses lois), c’est de la déshumaniser ; et le pire, c’est de présenter cette déshumanisation comme le comble de la vie naturelle (4).
De même qu’elle « fétichise » la marchandise, la publicité « fétichise » en effet le mode d’emploi de l’existence qui va avec. Le spot télévisé, par exemple, est l’un des moyens les plus pernicieux de cette fétichisation. Il permet aux annonceurs d’écrire sur leur produit « Vu à la Télé », ce qui ôte toute existence sociale à ce qui ne passe pas à la télé. Dès lors, malheur aux « fruits » qui ne deviennent pas des « produits ». La communication publicitaire ordonne le culte des images, en faisant croire que l’image se confond avec le réel, et dès lors, entraîne les spectateurs à ne plus chercher à exister « normalement » qu’en se faisant eux-mêmes images et « images de marque »… Le Centre commercial, avec ses produits, ses « signes » et ses « loisirs », enferme l’individu dans une fausse nature ayant supplanté le milieu naturel. Exister au sein de ce nouvel « espace », c’est acheter au lieu de cueillir, consommer au lieu de façonner, se vêtir au lieu de se construire, s’encombrer d’objets-signes qu’on exhibe, au lieu de se chercher un sens. Alors que partout les panneaux publicitaires obstruent les paysages, il est symptomatique de voir, dans notre vie urbaine, le succès de tous les termes d’espace qui renvoient aux lieux de la consommation ou à son environnement : « Auchan » (aux champs !), « Carrefour », « grande surface », « espace vert », « paysage audio-visuel », « Planète désir », « Planète Internet », « galeries (on dira bientôt « galaxies ») La Fayette », « espace vente », « constellation shopping », « forum ceci ou cela », machin-chose, chaussettes et boules de gomme, etc. Il y a là une fantastique nostalgie d’un milieu qui soit authentiquement naturel, que nous avons perdu, et que la folle « culture-pub » prétend remplacer.
Tous ces signes de la « vie moderne » contribuent à l’idéologie selon laquelle il n’y a pas d’autre croissance normale pour les êtres humains que celle de l’économie et du marché, dans des villes occidentales où s’exhibent les oripeaux de la consommation, avec toutes les boulimies et les obésités qui les accompagnent.
Ce monde est mortifère pour l’être humain. Il est grand temps de travailler à sa dé-croissance. Mais il va de toute façon vers sa propre extinction – brutale -, à l’image de la grenouille de La Fontaine, qui « s’enfla si bien qu’elle creva ».
Notes.
1/ Dès que nous entendons le mot nature, nous pensons spontanément aux paysages naturels, à l’environnement au sens géographique du terme. Mais il ne faut pas oublier que, dans son sens originel, la « Nature » englobe le monde physique et le phénomène humain, régis par les mêmes lois dites naturelles, et souvent supposées bénéfiques (« Nature est un doux guide » écrit Montaigne). Le mot nature est à la fois descriptif et prescriptif, puisqu’il renvoie aussi bien au monde extérieur qu’à la sagesse « naturelle » qui impose d’en suivre les lois. Mais la nature, c’est aussi la « nature humaine », qui n’est pas exempte de sauvagerie, qui a la capacité de forcer ou violer les lois de la nature, et que les moralistes proposent de dompter pour atteindre à un bonheur sain, équilibré, « naturel ». Là est le paradoxe : il est dans la nature de l’homme de maîtriser, transformer ou déformer la nature… de sorte que tout est encore « nature » dans la « culture », c’est à dire dans les inventions ou les artifices que produit l’activité humaine ! Aussi bien, lorsque Descartes nous invite à « nous rendre maîtres et possesseurs de la nature », cette maîtrise de la nature par la raison n’est donc pas condamnable a priori tant qu’elle n’est pas déraisonnable. Lorsque Pascal, quant à lui, inverse le proverbe « la coutume est une seconde nature » pour soupçonner notre soi-disant « nature » de n’être qu’une « première coutume », mettant en cause radicalement les moralistes qui érigent en absolu la « loi naturelle », il n’a pas tort de souligner qu’on nomme trop souvent « nature » ce qui n’est qu’un mode de vie ou un état de culture antérieurs dont on reste prisonnier, et qu’il ne faudrait pas fétichiser. Le mal n’est donc pas de modifier la nature, mais de la déshumaniser, en sachant bien, avec le philosophe Francis Bacon, qu’ « on ne commande à la nature qu’en lui obéissant ».
2/ Cette récupération est parfaitement consciente d’elle-même. Dans un documentaire tourné en 1976 par Ange Casta à l’intention des « Dossiers de l’écran », un jeune publicitaire peu connu expliquait, sur un ton désabusé, que les Français étaient avides de nature et d’authenticité, que la société moderne les entraînait au contraire vers un mode de vie matériel d’une superficialité croissante, et que par conséquent, le rôle de la publicité était de leur faire accepter cette superficialité en les faisant rêver – à travers les produits – de nature et d’authenticité… Ce jeune homme doué n’était autre que Jacques Séguela.
3/ J’analyse le détail de cette publicité dans Le Bonheur conforme, pages 131-132.
4/ S’il est vrai, comme on l’a dit ci-dessus, que la représentation d’une « nature » antérieure, innocente et heureuse, que nous opposons à la « modernité », est elle-même le fruit d’une sélection et d’une culture qu’il ne faut pas fétichiser, il n’en reste pas moins que la notion de mode de vie « naturel », en accord avec l’environnement spatial et les rythmes temporels du monde auquel nous appartenons, garde tout son sens. La règle devrait être de discerner et de valoriser à chaque fois, non pas ce qui est « nature-nature » au sens primitif et sauvage du terme, mais ce qui permet à l’homme de devenir plus humain (donc de garder la mesure) dans son rapport à l’Espace et au Temps, en soignant au mieux le berceau nécessaire à la survie de l’Humanité. C’est-à-dire de se forger un concept de « naturalité » indissociable du concept d’humanité, de chercher en tout l’harmonie, et ne plus jouer à l’apprenti sorcier.