Ce numéro d’étude théorique et politique des sources de la décroissance contient quelques textes hors sujet ou difficilement lisibles. Nous avons retenu le meilleur, c’est-à-dire le concept d’entropie, la critique de la techno-science et le constat des limites physiques de la croissance comme jalons de la pensée de la décroissance. Mais nous aurions aimé y trouver la filiation entre Schumpeter (la décroissance subie) et Georgescu Roegen (la décroissance voulue). Nous avons donc rajouté un quatrième chapitre.
en 1906, la réalité de l’entropie
Nous, objecteurs de conscience, où sont nos racines ? Avec la découverte de la deuxième loi de la thermodynamique. L’entropie ne peut que croître et cela est irréversible. Autrement dit l’énergie s’épuise et se dissipe, toujours le café refroidira dans la tasse. La flèche thermique conduit inexorablement à l’équilibre thermique final. Ceci, Ludwig Boltzmann l’avait compris ; et ce qui découlait de ses équations, transposé à la société et son devenir, était absolument irrecevable et ne fut pas reçu. En butte aux sarcasmes et au mépris de la communauté scientifique, Boltzmann se suicide en 1906. Pourtant Boltzmann avait raison, la loi d’entropie croissante et la Warmtod en toute bonne logique auraient du conduire les nations à la mesure, au doute, à la prudence ; à gérer des ressources limitées en bons pères de famille. Mais non, les conceptions inverses l’emportèrent. Pour les tenants de l’atome, fi de l’entropie ! La radioactivité semble inépuisable. Il nous faut un cyclotron implorent en chœur Szilard et Fermi ! Banquiers, sénateurs et généraux fournissent le cyclotron, et en route pour Hiroshima et Nagasaki.
Peu de gens sont encore capables aujourd’hui de se faire une idée de la bataille que Boltzmann a dû mener pour faire triompher ses idées et qu’il a eu le sentiment d’avoir finalement perdue, ce qui, du point de vue historique, est d’une ironie tragique. Dans les années qui ont suivi immédiatement sa mort, les idées pour lesquelles il avait combattu et qu’il n’avait pas réussi à imposer lui-même l’ont emporté à peu près sur toute la ligne.
(Tombeau de Ludwig Boltzmann par Michel Guet)
en 1970, la critique de la technoscience
Dans l’après-68, le mouvement de scientifiques Survivre… et Vivre ! (1970-1975) constituait à l’époque le groupe écologiste le plus important en éditant une revue à 12 500 exemplaires.
Suite à une enquête sur les financements militaires de la recherche, le célèbre mathématicien Alexandre Grothendieck démissionne de l’Institut des Hautes Etudes Scientifiques, cessant alors définitivement la recherche. Il fonde le mouvement Survivre le 27 juillet 1970 à Montréal afin de lutter contre l’alliance contre nature de la science et de l’armée. Le type de responsabilisation individualiste et morale qu’il prône le rapproche alors des objecteurs de conscience. Grothendieck reprend à Lewis Mumford sa notion de mégamachine pour analyser le complexe militaro-industriel. La science, mode de connaissance parmi d’autres, devient une Nouvelle Eglise Universelle qui fait l’objet d’un culte ; elle serait ainsi une entreprise de négation des autres types de savoir et de dépossession des individus. Survivre est par exemple lié à des groupes de médecins qui interrogent le statut d’experts attribués aux professionnels de la médecine entraînant ainsi la dépossession des malades de leur corps et de leur maladie. De 1970 à 1975, Survivre questionne sans relâche les chercheurs sur les effets nuisibles de leur profession et les invitent à cesser toute recherche scientifique.
Ce laboratoire de la révolution écologique est lié aux premiers penseurs du mouvement (Serge Moscovici, Robert Jaulin, Bernard Charbonneau et Jacques Ellul). Contestant la capacité de la science à faire sens et à prendre en charge la crise écologique dont elle est à l’origine, Survivre élabore un critique inédite du scientisme. La science, procédant par exclusion des dimensions vivantes de la nature, est une entreprise de réduction de la nature aux impératifs du capitalisme : production d’une nature morte, morcelable et manipulable à souhait, appréhendable en terme de ressources exploitables. Cette conception mécaniste de la nature, qui fragmente le réel en une série de problèmes techniques, est inséparable de la spécialisation des connaissances et de l’avènement du règne des experts. Loin d’être une solution à la crise écologique, elle ne peut que reconduire un rapport hommes/nature fondé sur l’idéal de maîtrise à l’origine même de la crise. Aveuglés par les œillères de leur discipline, les grands prêtres de la société technicienne sont incapables de penser en termes de finalités et encore moins d’orienter des décisions politiques. Le secteur nucléaire va constituer le cadre privilégié de cette réflexion anti-experts.
C’est aux côtés de Robert Jaulin que Survivre va dénoncer l’aliénation imposée à l’humanité entière par le modèle occidental de développement techno-industriel. Jaulin élabore la notion d’ethnocide pour décrire la destruction de l’environnement naturel et culturel des Amérindiens et s’engage en faveur des revendications différentialistes des Indiens d’Amérique du Nord. Sous l’influence de Jaulin, Survivre élargit sa critique de la science comme dépossession des savoirs dans le tiers-monde, qualifiant par exemple le machinisme agricole et l’agriculture chimique de techniques d’asservissement des paysans et de déculturation.
Réalisant leur rêve de déplacer le centre de gravité de la recherche du laboratoire vers les champs, les étangs, les ateliers, les scientifiques de Survivre s’engagèrent, un temps ou durablement, dans des communautés pratiquant l’agriculture biologique et autres techniques douces. Ils nous questionnent encore aujourd’hui sur les finalités de la recherche scientifique.
(Survivre… et Vivre ! Une critique de la science aux origines de l’écologie par Céline Pessis)
en 1972, les limites physiques de la croissance
Dans le rapport du club de Rome ou rapport Meadows, titré Limits to Growth, il était question de limiter la croissance : « Un état d’équilibre est caractérisé par une population et un capital essentiellement stables, les forces qui tendent à les accroître ou à les diminuer étant soigneusement équilibrées. » Le cœur de l’analyse est la reconnaissance des limites physiques à la croissance économique. ZEG renvoie à l’expression « zero economic growth ». L’expression « zéguisme », qui était surtout utilisée pendant les débats autour du référendum de 1972, signifiait « favorable à la croissance zéro ».
C’est le tollé en France ! Georges Marchais (Parti communiste) a instrumentalisé le débat au profit de sa campagne pour le « non » au référendum sur l’élargissement de l’Europe et fait son sermon habituel sur les sombres desseins qui se trament dans le dos des peuples. Le Conseil national du patronat français renchérissait : « Au nom de la recherche d’une meilleure qualité de la vie, faut-il proposer une société de pénurie et de rationnement, ainsi que la nette diminution du niveau de vie actuel ? Cela n’est pas notre politique. Une forte croissance économique est indispensable pour couvrir les immenses besoins non encore satisfaits et améliorer le niveau de vie des plus défavorisés… » François Mitterrand rajoutait en 1975 : « Pour nous, socialistes, la formule croissance zéro serait considérée comme un scandale par les peuples du tiers-monde, ou simplement par les classes sociales des pays industriels qui ne participent pas pleinement à la croissance. » Le parti socialiste n’a pas voulu jouer avec le feu d’une révolution culturelle.
Traduit en trente langues et vendu à dix millions d’exemplaires, l’impact médiatique du rapport Meadows est cependant très important alors que s’annonce pour juin 1972 la première conférence des Nations unies (à Stockholm) consacrées à l’homme et son milieu. A la lecture du rapport du Club de Rome, Sicco Mansholt, vice-président de la Commission européenne, chantre du productivisme technocratique, auteur d’une restructuration de la PAC visant à dégager des surplus par l’exode rural, avoue avoir eu une « révélation » et revendique sa conversion : « J’ai compris qu’il était impossible de s’en tirer par des adaptations : c’est l’ensemble de notre système qu’il faut revoir, sa philosophie qu’il faut radicalement changer. » Puis il va au bout de sa pensée : « Est-il possible de maintenir notre taux de croissance sans modifier profondément notre société ? On voit bien que la réponse est non. Alors, il ne s’agit même plus de croissance zéro, mais d’une croissance en dessous de zéro. Disons-le carrément : il faut réduire notre consommation matérielle pour y substituer une autre croissance, celle du bonheur, du bien-être. »
Sicco Mansholt adresse dès février 1972 une lettre au président de la Commission dans laquelle il préconise un plan économique prévoyant « une forte réduction de la consommation de biens matériels par habitant, compensée par l’extension des biens incorporels, la prolongation de la durée de vie de tous les biens d’équipement, la lutte contre les pollutions et l’épuisement des matières premières ». Il propose également un système de certificats de production pour faire respecter une réglementation écologique, des mesures fiscales, ainsi que la réorientation de la recherche vers l’utilité sociale plutôt que vers la croissance. Et il précise : « Il est évident que la société de demain ne pourra pas être axée sur la croissance, du moins pas dans le domaine matériel. » Sicco Mansholt devient président de la commission européenne le 22 mars 1972. Mais son vice-président Raymond Barre s’oppose publiquement à lui et Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre de l’économie et des Finances de la France, proclame qu’il ne veut pas « devenir objecteur de croissance ».
(De Meadows à Mansholt : l’invention du zégisme par Timothée Duverger)
supplément : de Schumpeter (avant la première guerre mondiale) à Georgescu Roegen (après la seconde guerre)
La décroissance n’est pas une invention théorique nouvelle, toutes les civilisations antérieures se sont effondrées après une période de faste plus ou moins longue. La révolution industrielle nous cache pour l’instant cette réalité car elle a permis depuis deux siècles une expansion tendancielle. Mais ce trend séculaire s’est toujours accompagné de variations cycliques ; les périodes d’expansion sont suivies de période de récession comme en 2009, voire de dépression comme en 1929. Il s’agit là d’une décroissance subie, conséquence d’une crise économique. Cela n’a rien à voir avec la décroissance choisie comme l’envisage les objecteurs de croissance.
Joseph Aloïs Schumpeter (1883-1950) a analysé le cycle long dit Kondratieff : dans un cycle économique, il y a d’abord la période d’expansion (croissance économique), puis le retournement de tendance (la crise) à laquelle succède une période de « décroissance » (dite récession, ou dépression, ou croissance négative), et peut-être la reprise… Encore faut-il, selon Schumpeter, satisfaire un certain nombre de conditions comme l’existence d’une « grappe » d’innovations portée par des entrepreneurs dynamiques. Cette analyse de la croissance comme dynamique du capitalisme allait à l’encontre de la thèse libérale de l’équilibre automatique grâce à la loi du marché. En fait Schumpeter était pessimiste sur l’avenir du capitalisme : du fait de la disparition des entrepreneurs innovateurs et de la surchauffe, il y aurait déclin inéluctable. La grande crise des années trente viendra confirmer les idées de Schumpeter concernant la phase de récession. Pourtant la reprise de l’après guerre suivie par les Trente Glorieuses semble démentir a posteriori le pronostic de Schumpeter tout en respectant son cadre d’analyse : une nouvelle vague d’innovations, innovations de procédés (taylorisation généralisée) et innovations de produits (en particulier l’équipement des ménages en biens durables), permet une nouvelle phase ascendante d’un cycle long. Comme l’interventionnisme gouvernemental est généralisé dans les pays développés à économie de marché, comme la publicité modèle toujours plus de nouveaux besoins artificiels, la décroissance économique sera évitée. La réalité cyclique semble avoir été dépassée grâce aux relances de type keynésien.
Mais comme les conditions d’une croissance durable reposent sur l’énergie fossile, l’épuisement de ces ressources implique que la fête est finie. L’analyse de Nicholas Georgescu-Roegen va pouvoir se substituer à l’analyse de Schumpeter.
La rencontre de Schumpeter et de Georgescu-Roegen relevait au départ du pur hasard. En 1934, ce Roumain débarquait à l’Université d’Harvard pour perfectionner ses outils en statistiques appliquées. Profondément déçu par son professeur, Georgescu se tourna vers le professeur Schumpeter. Georgescu n’imaginait pas encore la critique qu’il allait faire, dans les années 1950, de la conception circulaire du processus économique*. Georgescu va représenter la dissidence dans le monde occidental. Sa bioéconomie est une critique fondamentale de la tradition néo-classique, explicitement newtonienne : on abandonne le temps réversible de la vision classique du monde mécaniste. Cette rupture se situe au cœur même de la théorie physique, dans la révolution engendrée par la découverte de la loi de l’entropie croissante, qui départage la mécanique et la thermodynamique. La théorie économique dominante considère les activités humaines uniquement comme un circuit économique d’échange entre la production et la consommation. Pourtant il y a une continuelle interaction entre ce processus et l’environnement matériel. Selon le premier principe de la thermodynamique, les humains ne peuvent ni créer ni détruire de la matière ou de l’énergie, ils ne peuvent que les transformer ; selon l’entropie, deuxième principe de la thermodynamique, les ressources naturelles qui rentrent dans le circuit avec une valeur d’utilité pour les humains en ressort sous forme de déchets sans valeur.
La Révolution industrielle est une anomalie temporaire qui a occulté la dimension thermodynamique de l’industrialisation du XIXe siècle qui s’accélère au XXe siècle. Le capital naturel est irrémédiablement gaspillé. Loin de dire comme Keynes « qu’à long terme nous serons tous morts », Georgescu-Roegen se préoccupe de la survie d’une humanité qui n’échappera jamais à la plus économique des lois de la physique : la dégradation de l’énergie, le fait que les combustibles fossiles une fois brûlés ne sont plus du tout utilisables par les générations futures. Aujourd’hui, avec le pic pétrolier, commence dorénavant la descente énergétique. L’activité économique ne va plus être tendanciellement croissante et cyclique, mais structurellement décroissante... décroissance subie, obligatoire, inéluctable. D’où la nécessité de penser dorénavant une société de décroissance pour pouvoir équitablement partager la pénurie.
* La Décroissance (Entropie, Ecologie, Economie) de 1979
( chronique de Michel Sourrouille, parue dans lemonde.fr)