Certains auteurs ont marqué notre époque et leurs livres devraient être connus de tous. Ce sont les historiques de l’écologisme (1960-1974) : Jacques Ellul, Rachel Carson, Jean Dorst, Bertrand de Jouvenel, Bernard Charbonneau, Paul Ehrlich, Philippe Saint Marc, Pierre Fournier, Jean Baudrillard, Ivan Illich, René Dumont. Ci-joint un récapitulatif avec liens Internet vers des résumés de leur pensée sur notre réseau de documentation. Ce dossier complète notre récapitulatif sur les précurseurs de l’écologisme (1798-1956).
1960 La technique ou l’enjeu du siècle de Jacques ELLUL (Economica, 1990)
La machine a créé un milieu inhumain, concentration des grandes villes, manque d’espace, usines déshumanisées, travail des femmes, éloignement de la nature. La vie n’a plus de sens. Il est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n’est pas lui qui crée ce monde, c’est la machine. La technique va encore plus loin, elle intègre la machine à la société, la rend sociable. Elle lui construit le monde qui lui était indispensable, elle met de l’ordre là où le choc incohérent des bielles avaient accumulé des ruines. Elle est efficace. Mais lorsque la technique entre dans tous les domaines et dans l’homme lui-même qui devient pour elle un objet, la technique cesse d’être elle-même l’objet pour l’homme, elle n’est plus posée en face de l’homme, mais s’intègre en lui et progressivement l’absorbe.
Il n’y a plus d’activité humaine qui maintenant échappe à cet impératif technique, il y a la technique économique, la technique de l’organisation, et même la technique de l’homme (médecine, génétique, propagande, techniques pédagogiques…) ; exit les traditions humaines.
1962 Le Printemps silencieux de Rachel Carson (Wildproject, 2009)
On peut considérer cette parution comme la naissance du mouvement écologiste. L’Agence de protection de l’environnement (EPA) a été créée aux USA en 1970, essentiellement grâce à ce livre : il y a interconnexion des êtres humains et de l’environnement naturel. L’idée générale : « Nous avons à résoudre un problème de coexistence avec les autres créatures peuplant notre planète. Nous avons affaire à la vie, à des populations de créatures animées, qui possèdent leur individualité, leurs réactions, leur expansion et leur déclin. Nous ne pouvons espérer trouver un modus vivendi raisonnable avec les hordes d’insectes que si nous prenons en considération toutes ces forces vitales, et cherchons à les guider prudemment dans les directions qui nous sont favorables. La mode actuelle, celle des poisons, néglige totalement ces considérations fondamentales. »
Arne Naess a introduit l’expression » écologie profonde » en référence à Rachel Carson dont il a entendu parler en 1967 : « J’étais aux Etats-Unis, dans le désert, quand l’un de mes étudiants m’a dit : « Il se passe quelque chose d’important. Un auteur, Rachel Carson, a fait beaucoup de bruit autour de la question des pesticides. » J’ai consulté quelques ouvrages sur le sujet, et je me suis écrié : « Eurêka ! J’ai trouvé ! » Il existait enfin un moyen de sauver la faune, la flore et l’ensemble de la planète. »
Arne Naess, Vers l’écologie profonde avec David Rothenberg (1992 - wildproject, 2009)
1965 Avant que nature meure de Jean Dorst (Delachaux et Niestlé)
Cet ouvrage est le premier en langue française à défendre la Nature contre l’emprise démesurée de l’homme. Il est édité juste après le livre de Rachel Carson, Le printemps silencieux (1963), mais bien avant le rapport du Club de Rome (Limits to growth) et le premier sommet de la Terre (1972).
Avant-propos de 23 mars 1964 : « Si l’on envisage l’histoire du globe, l’apparition de l’homme prend aux yeux des biologistes la même signification que les grands cataclysmes à l’échelle du temps géologique. A l’époque contemporaine la situation atteint un niveau de gravité inégalé. Tous les phénomènes auxquels l’homme est mêlé se déroulent à une vitesse accélérée et à un rythme qui les rend presque incontrôlables. L’homme dilapide d’un cœur léger les ressources non renouvelables, ce qui risque de provoquer la ruine de la civilisation actuelle. Les ressources renouvelables, celles que nous tirons du monde vivant, sont gaspillées avec une prodigalité déconcertante, ce qui est encore plus grave : l’homme peut se passer de tout, sauf de manger. Il manifeste un véritable culte à l’égard de la technique que nous croyons dorénavant capable de résoudre tous nos problèmes sans le secours du milieu dans lequel ont vécu des générations nombreuses. Beaucoup de nos contemporains estiment de ce fait qu’ils sont en droit de couper les ponts avec le passé. Le vieux pacte qui unissait l’homme à la nature a été brisé. »
1968 Arcadie, essai sur le mieux vivre de Bertrand de Jouvenel (Gallimard, 2002)
Jouvenel introduit la notion de circuit écologique. Sa manière de penser, c’est de transformer l’économie politique en écologie politique ; il veut dire par là que les flux retracés et mesurés par l’économiste doivent être reconnus comme dérivations prises sur les circuits de la Nature.
Adam Smith s’égare lorsqu’il attribue une influence gigantesque à la division du travail, ou plutôt à la séparation des occupations ; non que cette influence soit nulle, ni même médiocre, mais les plus grandes merveilles en ce genre ne sont pas dues à la nature du travail : on les doit à l’usage qu’on fait des forces de la nature.
1969 Le Jardin de Babylone de Bernard Charbonneau (Encyclopédie des nuisances, 2002)
Bernard Charbonneau (1910-1996) montre comment, après avoir ravagé la nature, la société industrielle finit de l’anéantir en la « protégeant », en l’organisant :
Le sentiment de la nature apparaît là où le lien avec le cosmos est rompu, quand la terre se couvre de maisons et le ciel de fumées ; là où est l’industrie, ou bien l’Etat. La campagne s’urbanise, et l’Europe devient une seule banlieue. Mais quand la nature vient à disparaître, c’est l’homme qui retourne au chaos.
1971 La bombe P de Paul Ehrlich (Fayard, les amis de la Terre, 1972)
La régulation de la fécondité selon Paul Ehrlich actualise la méthode malthusienne : « Une méthode consisterait à prendre le contre-pied du système légal en vigueur qui encourage la natalité et à le remplacer par une série de récompenses et de pénalisations financières, destinées à décourager la natalité. Pour couronner cette réforme fiscale, il faudrait taxer comme des objets de luxe les layettes, les berceaux, les couches. Les récompenses pourraient aller de pair avec les pénalisations. Ainsi le gouvernement attribuerait un « prix de la responsabilité » à tout couple ayant vécu cinq ans sans procréer ou à tout homme qui accepterait d’être stérilisé (vasectomie) après avoir eu deux enfants. Un bureau de la Population et de l’Environnement devrait être créé pour apprécier le niveau de peuplement optimal, et préconiser les mesures permettant d’y arriver. Ce BPE devrait coordonner politique démographique, protection de l’environnement et gestion des ressources. »
1971 Socialisation de la nature de Philippe Saint Marc (Stock)
L’idée générale : « Voici maintenant rompue la vieille alliance de la Genèse entre l’homme et la création et surgit, toute proche, la menace de l’Apocalypse. La crise de civilisation est désormais ouverte par la dilapidation des richesses naturelles. C’est une étape nouvelle – et sans doute la dernière – dans les relations de l’Humanité avec la Nature. Nous sommes maintenant entrés dans l’âge de la Nature, nouvelle époque où la rareté et la fragilité de l’espace naturel deviennent le problème dramatique pour l’avenir de l’homme et sa survie. C’est un tournant historique dans les relations d’affrontement entre ces deux systèmes vivants : le monde de l’homme et celui de la Nature. Il ne s’agit plus aujourd’hui de protéger l’homme contre la Nature mais la Nature contre l’homme, contre le débordement de puissance et de vitalité de l’espèce humaine, afin qu’elle n’en vienne pas, en détruisant la Nature, à se détruire elle-même. »
1972 Pierre Fournier et La Gueule ouverte
La Gueule ouverte, mensuel écologique qui annonce la fin du monde, apparaît pour la première fois en novembre 1972 (3F50). Voici un résumé du premier éditorial, signé par Pierre Fournier, le premier journaliste reconnu qui parle d’abord d’écologie :
« La GUEULE OUVERTE est virtuellement née le 28 avril 1969. J’étais dessinateur et chroniqueur à Hara-Kiri hebdo, payé pour faire de la subversion et lassé de subvertir des thèmes à mes yeux rebattus, attendus, désamorcés à l’avance. Prenant mon courage à deux mains, j’osai parler d’écologie à des gauchistes. Permettez que je me cite : « Pendant qu’on nous amuse avec des guerres et des révolutions qui s’engendrent les unes les autres en répétant toujours la même chose, l’homme est en train, à force d’exploitation technologique incontrôlée, de rendre la terre inhabitable, non seulement pour lui mais pour toutes les formes de vie supérieures. Le paradis concentrationnaire qui s’esquisse et que nous promettent ces cons de technocrates ne verra jamais le jour parce que leur ignorance et leur mépris des contingences biologiques le tueront dans l’œuf. La catastrophe, beaucoup plus prochaine que vous ne l’imaginez, ne pourrait être évitée que par une réforme des habitudes mentales encore plus radicale encore que celle jadis opérée par les rédacteurs de la Grande Encyclopédie. »
1973 Le miroir de la production de Jean BAUDRILLARD (Galilée, 1985)
Le respect de la machine, la sauvegarde de l’instrument du travail, impliquant l’appropriation future des moyens de production, institue la classe ouvrière dans une vocation productiviste qui relaie la vocation historique de la bourgeoisie. Sous couvert de matérialisme historique, c’est l’idéalisme de la production qui finit par donner une définition positive à la classe révolutionnaire. Les marxistes deviennent ainsi les alliés objectifs du capitalisme industriel.
La séparation de la Nature sous le signe du principe de production est réalisée dans toute son ampleur par le système capitaliste, mais elle ne surgit évidemment pas avec elle. Elle s’enracine dans la grande dissociation judéo-chrétienne de l’âme et de la Nature. Par la suite la science, la technique, la production matérielle entreront en contradiction avec les dogmes du christianisme, leur condition de possibilité reste pourtant le postulat chrétien de la transcendance de l’homme sur la nature.
1973 La convivialité d’Ivan Illich (Seuil)
La crise dont je décris la venue prochaine n’est pas intérieure à la société industrielle, elle concerne le mode industriel de production en lui-même. La paralysie synergique des systèmes nourriciers provoquera l’effondrement général du mode industriel de production.
L’installation du fascisme techno-scientifique n’a qu’une alternative : un processus politique qui permette à la population de déterminer le maximum que chacun peut exiger, dans un monde aux ressources manifestement limitées ; un processus d’agrément portant sur la limitation de la croissance de l’outillage, un encouragement à la recherche de sorte qu’un nombre croissant de gens puissent faire toujours plus avec toujours moins. »
1974 La campagne de René Dumont, les objectifs de l’écologie politique (éditions Pauvert)
René Dumont présente en 1974 sa candidature à la présidence de la République sur une plate-forme écologique ; l’écologie politique est née. C’est le résultat de trois ans de réflexion : publication du rapport du Club de Rome (les méfaits des exponentielles), querelle Mansholt-Marchais, articles de l’Ecologist, déclaration de Menton (alerte de crise écologique) signée par des centaines de scientifiques, de la Conférence des Nations unies sur l’environnement de Stockholm. C’est le résultat de trois ans de prise de conscience militante, d’abord underground puis publique, des marches de Fessenheim, de Bugey, de Gravelines contre la construction de centrales nucléaires, des manifestations du Larzac, du débat sur le parc national de la Vanoise, des manifs à vélo de Paris. C’est le résultat du mépris dans lequel ont été tenus les Français depuis dix ans, en ce qui concerne la gestion de leur environnement.