Nous devrions tous être inquiet de l’arrivée du pic pétrolier, ce moment où les réservoirs naturels déjà bien ponctionnés commencent à rendre l’âme. Pour le pétrole conventionnel, c’est une réalité ; depuis 2006, nous avons atteint le maximum de production possible. Commence alors la descente énergétique, une catastrophe pour une civilisation thermo-industrielle, basée sur la puissance du feu issue des énergies fossiles. Comme tout est lié, différents pics supplémentaires arrivent, pic du poisson, des métaux, etc. En résumé, peak oil, peak all, peak everything.
L’urgence écologique n’est donc pas un vain mot. Pourtant les politiques, d’Hollande à Obama, appellent encore de leurs vœux le retour de la croissance, donc l’utilisation de ressources naturelles supplémentaires. Funeste croyance qui nous empêche de réagir par la frugalité joyeuse..
1/7) Pic pétrolier, pic de la mondialisation, pic de notre civilisation
Le pic pétrolier ne signifie pas que le monde soit à court de pétrole. Cette expression décrit le moment où la production pétrolière ne peut plus augmenter. A ce moment, il reste encore beaucoup de pétrole. Mais il est tout simplement beaucoup plus difficile à découvrir et à extraire, ce qui signifie qu’il devient très ardu, voire impossible, d’accroître la production mondiale. L’offre reste stable pendant un temps (en plateau), puis finit par entrer en phase de déclin terminal. La perspective du pic pétrolier n’est plus une théorie marginale soutenue par quelques alarmistes. C’est une réalité géologique. Compte tenu du rôle fondamental du pétrole dans nos économies, cela signifie le début d’une nouvelle ère dans l’histoire humaine.
Face à une production pétrolière stagnante, la demande continue de croître considérablement : La Chine, l’Inde, la Russie… , ce qui implique une concurrence croissante pour accéder à une offre limitée. Les principes économiques de base indiquent qu’avec une offre qui stagne et une demande qui augmente, le pétrole va devenir beaucoup plus cher - une configuration qui est déjà à l’œuvre, masquée par la crise financière. Actuellement, le monde consomme environ 89 millions de barils par jour, soit 32 milliards de barils par an. Ces chiffres stupéfiants expliquent pourquoi le pétrole est comparé à un élément vital de la civilisation industrielle. Comme pratiquement tous les produits d’aujourd’hui sont dépendants du pétrole, l’âge du pétrole cher renchérira les prix des marchés du commerce mondial. Le pic pétrolier se traduira donc probablement par un « pic de la mondialisation ». Certains spécialistes de l’énergie estiment même que le pic pétrolier pourrait signifier la « fin de la croissance économique », car les économies ont besoin d’énergie bon marché pour se développer. Ce qui pourrait bien provoquer une relocalisation des économies - non pas en raison de décisions de responsables politiques, ni d’une revendication citoyenne - mais simplement comme la conséquence de marchés réagissant à la hausse des cours du pétrole.
L’avenir ne ressemblera en rien au passé, et nous devrions nous préparer à cela - psychologiquement, socialement, économiquement et politiquement. La montée des sociétés de consommation depuis la révolution industrielle n’a été possible qu’en raison de l’abondance des combustibles fossiles bon marché. Les consommateurs du monde entier devraient commencer à se préparer à une forte révision à la baisse de ces styles de vie si intensifs en énergie et ressources qui sont largement prisés aujourd’hui. A titre d’exemple, en l’absence de pétrole, l’australien moyen devrait mobiliser environ 130 « esclaves énergétiques », travaillant huit heures par jour, pour maintenir son style de vie. Bien que l’exigence de consommer moins de choses provoquera un grand - et désagréable - choc culturel pour tous ceux qui ne l’ont pas anticipé, on pourrait bénéficier de cette transition en adoptant volontairement un mode de vie plus simple. Consommer moins, vivre plus. Cela vaut la peine d’y réfléchir.
Nous devons réinventer une « bonne vie », au-delà de la culture du consumérisme. Si nous attendons que le consumérisme soit abandonné sous la contrainte des circonstances, la transition vers l’après ne sera pas une bénédiction mais une malédiction.
Samuel Alexander, Sydney Morning Herald, 11 janvier 2012
http://contreinfo.info/article.php3?id_article=3163
2/7) Pic du poisson, lié au pic pétrolier
Par analogie au peak oil, le peak fish a été atteint lors de la décennie 1990. En 1995, la capture a atteint son tonnage maximum avec 95 millions de tonnes. Depuis, la pêche mondiale plafonne autour de 90 millions de tonnes. Pour Reg Watson*, l'humanité est au maximum de l'exploitation des ressources mondiales de pêche : « Nous pourrions avoir atteint un pic pour les poissons au même moment où nous pourrions connaître la même situation avec les réserves de pétrole ... Il semble que nous consacrons de plus en plus d'énergie et de ressources pour saisir le même tonnage de poissons voire moins. » Il est vrai que le pétrole et la pêche ont partie liée. En 2006, il a fallu utiliser 22,6 millions de « chevaux » pour l'ensemble de l'industrie de la pêche mondiale. Les ressources halieutiques sont renouvelables, mais la surpêche a détérioré les chaînes trophiques grâce au pétrole à bas prix.
Cette évolution néfaste est renforcée par la bêtise des Etats : les énormes aides publiques (4,3 milliards d'euros entre 2007 et 2013, notamment des exemptions de taxes sur le carburant) consenties dans l'Union européenne favorisent la surexploitation des ressources halieutiques : « Les subventions ont alimenté la surpêche en réduisant artificiellement les coûts d'exploitation, tout en augmentant la capacité des captures des flottes »**. Les bateaux européens travaillent notamment au large des côtes ouest-africaines, moyennant une redevance payée à 90 % par l'Union européenne. Des opérateurs impliqués dans des activités de pêche illégale continuent de toucher des aides publiques malgré leurs condamnations. On subventionne le désastre environnement à la fois avec les aides à la pêche et les subventions aux énergies fossiles !
Le poisson compte aujourd'hui pour 12 % des calories consommées per capita dans le monde comparé à environ 20 % pour la viande. Le désastre alimentaire se profile avec la baisse des prises de poisson liées à la descente énergétique. La solution ? Des chalutiers plus petits, sortant moins souvent, laissant aux stocks de poissons le temps de se régénérer. Vivement le retour à la marine à voile… et au régime semi-végétarien ?
* intervention de Reg Watson en février 2011 lors de la conférence annuelle l'Association américaine pour la promotion de la science (AAAS), chapitre « Des terres et des océans » (Land and Oceans)
** LE MONDE, 13-14 mai 2012 Les aides publiques européennes encouragent la surpêche
à lire : Plus un poisson d’ici 30 ans ? (surpêche et désertification des océans) de Stephan Beaucher
3/7) Après le pic pétrolier, le pic charbonnier
A lire le quotidien LE MONDE, nous avons l’impression d’une éternelle abondance : « Vendez l’or et investissez tout dans le charbon. »… « La demande de charbon devrait tripler en Inde d’ici à 2030 ». Dans l’article* de Julien Bouissou, aucune interrogation sur la pérennité de cette ressource fossile et sur ses effets néfastes sur le réchauffement climatique. Comme toujours, les nécessaires économies d’énergie sont occultées au profit de l’euphorie des marchés (« Coal India valorisée à 28,3 milliards d’euros » !). Julien Bouissou devrait lire d’urgence Blackout, Coal, Climate and the Last Energy Crisis** de Richard Heinberg.
Après son livre de 2003 sur le pic pétrolier, Richard Heinberg se consacre au pic charbonnier : la production de charbon suit la même courbe que la production de pétrole. Elle aussi commence par augmenter, atteint un maximum, puis décline inexorablement au fur et à mesure que les gisements s’épuisent. Les chiffres officiels ignorent généralement les différentes qualités de charbon ou les présentent d’une manière exagérément simplifiée, ce qui donne une fausse impression d’abondance. Il n’empêche que le pic charbonnier chinois aura lieu entre 2015 et 2032, aux USA entre 2025 et 2040 …
Heinberg conclut que le charbon est suffisamment abondant pour avoir un impact conséquent sur le climat mais ne l’est pas assez pour remplacer durablement les autres énergies fossiles une fois qu’elles auront commencées à décliner. Après 2020 la stagnation puis le déclin de la production de charbon, combinée avec le déclin accéléré de la production de gaz et de pétrole touchera toutes les économies thermo-industrialisées. Entre 2030 et 2040, le commerce du charbon cessera presque totalement et la production de pétrole sera devenue marginale et essentiellement consommée sur place. Les coupures d’électricités deviendront la norme et l’activité industrielle disparaîtra progressivement. Les infrastructures mal entretenues s’effondreront tandis que le manque de carburant bloquera les communications. Les investissements dans les énergies renouvelables seront devenus impossibles, faute de moyens. Le niveau de vie baissera de manière dramatique. Seules les nations disposant de ressources fossiles ou d’une solide agriculture de subsistance pourront survivre. Partout ailleurs, l’ordre social disparaîtra et les gouvernements cesseront de fonctionner.
Comme disait le Sheikh Rashid ben Saïd al-Maktoum, émir de Dubaï : « Mon grand-père se déplaçait en chameau. Mon père conduisait une voiture. Je vole en jet privé. Mes fils conduiront des voitures. Mes petits-fils se déplaceront en chameau »***.
* LeMonde du 5 novembre 2010, En Inde, le plus gros producteur mondial de charbon…
** http://www.agoravox.fr/actualites/environnement/article/richard-heinberg-pic-charbonnier-60648
*** in Pétrole, la fête est finie de Richard Heinberg (Résistances, 2008)
4/7) Pic de l’uranium, la fin du nucléaire
Les réserves prouvées sont de 2,5 millions de tonnes, la production annuelle de 54 000 tonnes, nous aurions donc pour 46 ans seulement de réserves. Comme certains prévoient un doublement des capacités électronucléaires, le délai de pénurie se raccourcit d’autant ; les ressources seront entièrement consommées d’ici à 2035. Aucune découverte récente n’a été réalisée en dehors de l’extension de gisements déjà connus ; comme les teneurs en uranium sont de plus en plus faible, il faut de l’énergie, beaucoup d’énergie pour en produire. Or le pic pétrolier est dépassé, l’énergie sera un autre facteur limitant.
Alors Robert Vance*, analyste à l’Agence pour l’énergie nucléaire, se met à rêver : « Si le prix de l’uranium montait très haut, il pourrait devenir rentable d’exploiter des sources d’uranium alternatives, comme les phosphates ou l’eau de mer. » La concentration d'uranium dans les roches de l’écorce terrestre est de l'ordre de 3 g/tonne, et de 3 mg/d'uranium par mètre cube d'eau de mer, soit mille fois moins que dans les roches. Or les techniques d'extraction de l'uranium par matrice à échange d'ions est très gourmande en énergie et les coûts liés à son extraction sont exorbitants. Le minerai considéré comme exploitable a une teneur de l'ordre de 1 à 2 kg d'uranium par tonne de minerai, soit plusieurs centaines de fois la concentration naturelle moyenne du sol.
D’autres rêvent à la génération IV du nucléaire, à l’avenir toujours aussi flou. En France on mise encore sur l’ASTRID, Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration. Ce n’est qu’un pari, indigne substitut improbable aux économies d’énergie. De toute façon ces futuristes réacteurs ont quand même besoin pour leur démarrage de plutonium, donc d’uranium ! Y’a pas de doute, il faut sortir du nucléaire. Il est nécessaire de s’organiser de toute urgence pour que nos besoins en énergie soient juste équivalents à l’énergie réellement renouvelable. C’est pas gagné, d’autant plus que presque personne n’a conscience de cette inéluctable perspective…
* Science & Vie n° 1136, mai 2012, Cuivre, or, uranium, phosphore… Alerte à la pénurie
5/7) Peak all, bientôt la pénurie de tout, énergie et minerais
Voici un résumé de l’introduction du dossier de Science & Vie, « Alerte à la pénurie »* :
« Depuis deux siècles, cornucopiens et malthusiens s’affrontent. D’un côté les éternels optimistes de la corne d’abondance qui pensent que sous l’effet de l’économie de marché, de la technologie et du génie humain le spectre du manque sera toujours repoussé. Mais cuivre, phosphore, uranium, or…, des éléments toujours plus nombreux connaissent des signes annonciateurs de pénurie. Nous entrons dans une nouvelle ère, celle des malthusiens. Le pétrole, qui a connu son pic de production en 2006, n’est que la première d’une longue liste de matières premières appelées à nous manquer. L’humanité ne pourra plus pomper longtemps la croûte terrestre au rythme exponentiel de sa consommation sans se heurter aux limites de la géologie.
Premier signe annonciateur, la maigre liste des gisements nouvellement découverts. Ensuite, l’épuisement des grands gisements. Troisième indice, la flambée des prix ; l’explosion de la demande concentre les inquiétudes. Enfin, le dernier symptôme se cache dans l’énergie qu’il faut désormais déployer pour récupérer une même quantité de matière. L’industrie minière dévore déjà entre 4 et 10 % de la production d’énergie primaire mondiale. La fin du pétrole bon marché mettra hors d’atteinte nombre de minerais. Voici le nombre d’années de réserves compte tenu des stocks connus et du rythme de production : Antimoine (11 ans) ; Indium (17 ans) ; Zinc (20 ans) ; Or (20 ans) ; Hélium (23 ans) ; Cuivre (38 ans) ; Uranium (46 ans) ; Rhénium (50 ans) ; Rhodium (100 ans) ; Phosphore (340 ans).
La croyance en une substitution perpétuelle est naïve, la Terre a été explorée de long en large. De plus la dissémination des métaux dans différents produits marchands rend difficile leur récupération. Enfin les énergies renouvelables, en particulier l'éolien et le solaire, sont très dépendantes de métaux rares dont l'accès pourrait devenir de plus en plus incertain, a fortiori si ces formes d'énergie doivent être massivement développées. Exemple : le dysprosium et le néodyme, deux terres rares produites presque exclusivement par la Chine, laquelle a d'ores et déjà fait savoir que ses gisements actuels étaient en déclin. Une voiture hybride contient un kilogramme de néodyme, une éolienne presque une tonne !
Le choc promet d’être rude : il en va ni plus ni moins du maintien de notre mode de vie. Bienvenue dans l’ère de la rareté, du manque et des carences… »
* Science & Vie n° 1136, mai 2012, Cuivre, or, uranium, phosphore… Alerte à la pénurie
6/7) Pic du phosphore, bientôt la famine
Notre corps contient du phosphore, comme les allumettes ! Car le phosphore forme la structure même de l’ADN. L’être humain en réclame à peu près deux grammes par jour et il n’y a aucun substitut possible. Le pic mondial de production du phosphore devrait avoir lieu au milieu des années 2030, ce qui veut dire baisse de production agricole alors qu’il faudrait nourrir les 9 milliards d’habitants prévus par les démographes en 2050.
Les écologistes connaissent bien les limites à l’intérieur desquels peuvent fonctionner les quatre cycles fondamentaux : carbone, azote, eau et phosphore sans lesquels il n’y a pas de vie possible. Mais « avec l’avènement de la Révolution industrielle, on s’est préoccupé d’accélérer les processus de croissance pour ajuster les productions de nourriture et de matières premières aux besoins des populations des usines. Rien d’efficace n’a été tenté pour compenser la perte de fertilité entraînée par l’augmentation considérable des productions végétales et animales (…) La réflexion sur l’humus des praticiens contemporains de l’agriculture biologique est déterminante dans la gestion des matières organiques fertilisantes. Pourtant la mentalité NPK (azote, phosphore, potassium) de l’agriculture chimique prédomine.* » Après l’utilisation du guano jusqu’à épuisement, vient l’utilisation du minerai de phosphate. La consommation planétaire annuelle de P est de 170 millions de tonnes. Elle croît de 5 % en moyenne. Les réserves facilement exploitables sont de 15 000 millions de tonnes, soit environ 90 ans au rythme actuel d’exploitation. Cette utilisation massive explique pour partie la multiplication de la population mondiale par quatre au XXe siècle. Le phosphate, n’a jamais été sauvegardé, mais au contraire gaspillé par l’agriculture productiviste. Des 15 millions de tonnes de phosphore épandues chaque année en France, seuls trois millions sont assimilé puis rejetés dans les égouts, solubilisées dans l’eau, se perdant dans les mers sans recyclage possible. Il en était autrement autrefois. Le fumier, récupérant les excréments des animaux et des hommes, était utilisé comme engrais et bouclait le cycle.
Jean-Claude Fardeau, de l’Institut national de la recherche agronomique, s’inquiète de la situation actuelle. L’urbanisation n’opère plus le recyclage, l’alimentation de plus en plus carnée nécessite encore plus de phosphate, mais aucune autorité publique ne s’intéresse au phosphore. Andrea Ulrich, de l’école polytechnique de Zurich : « Ignorer ce problème met en péril la sécurité alimentaire mondiale.** » Pour Yves Cochet, le phosphore est un facteur limitant au sens de la loi de Liebig : le fonctionnement d’un organisme est limité par le facteur dont la quantité est la moins favorable. Si le phosphore manque, la production agricole chutera.
* 1940 Testament agricole (pour une agriculture naturelle) de Sir Albert Howard
** Science & Vie n° 1136, mai 2012, Cuivre, or, uranium, phosphore… Alerte à la pénurie
7/7 Pic de l’urbanisation, effondrement d’une civilisation
L’essor d’une civilisation s’accompagne d’une croissance des villes, son effondrement provoque une désurbanisation. Comme il y a le pic pétrolier, le pic du phosphore, le peak fish… il y aura bientôt le pic de l’urbanisation. Ainsi s’exprimait Claude Lévi-Strauss en 1955 : « Ce qui m’effraie en Asie, c’est l’image de notre futur. Les grandes villes de l’Inde sont une lèpre, l’agglomération d’individus dont la raison d’être est de s’agglomérer par millions, quelles que puissent être les conditions de vie : ordure, désordre, ruines, boue, immondices, urine. La vie quotidienne y paraît être une répudiation permanente de la notion de relations humaines. L’écart entre l’excès de luxe et l’excès de misère fait éclater la dimension humaine ; les humbles vous font chose en se voulant chose et réciproquement. Ce grand échec de l’Inde apporte un enseignement : en devenant trop nombreuse et malgré le génie de ses penseurs, une société ne se perpétue qu’en sécrétant la servitude. Lorsque les hommes commencent à se sentir à l’étroit dans leurs espaces géographiques, une solution simple risque de les séduire, celle qui consiste à refuser la qualité humaine à une partie de l’espèce. »*
En 2012, la réalité est la même, en pire. En 30 ans la ville satellite de Delhi, Gurgaon, est passée de quelques milliers d’habitants à plus de 1,5 millions. C’est une ville qui se noie déjà dans ses excréments ; les routes sont défoncées, l’électricité arrive par intermittence et on ne compte aucun jardin public. Avec plus de 30 000 puits creusés illégalement, la nappe phréatique baisse d’environ 1 mètre chaque année… mais des résidences luxueuses donnent sur un terrain de golf ! Un tiers des 1 210 000 000 d’Indiens habite en ville et le taux de croissance urbaine est de 2,4 %, soit un doublement en trente ans. Cette urbanisation féroce est principalement due à la fécondité, l’exode rural n’en représentant plus qu’un cinquième. Urbanisation rime avec creusement des inégalités, Lévi-Strauss avait raison. Un quart des citadins indiens continue de vivre dans des bidonvilles, quand les riches, de plus en plus riches, s'installent dans des villes privées ou des quartiers fermés, entourés de mur, qui leur offrent des services, qui n'existent pas dans les villes comme l'accès à l'eau, l'électricité vingt-quatre heures sur vingt-quatre, le ramassage des ordures.
Pourtant, parce que l’urbanisation arrive au sommet de son inefficacité, nous restons optimistes. Historiquement la vie biologique comme la vie sociale suivent des cycles. Nous reviendrons bientôt au ruralisme militant de Gandhi qui privilégie les campagnes, l’agriculture vivrière et l’artisanat de proximité ; en termes contemporains, ce que nous appelons communautés de transition.
* Tristes tropiques de Lévi-Strauss - édition Plon, 1955