bimensuel BIOSPHERE-INFO n ° 308 sur les lanceurs d'alerte (1er au 15 mai 2013)
Un citoyen ne se divise pas. Il a non seulement une tâche professionnelle, mais, qu’il le veuille ou non, il est aussi engagé socialement. Un citoyen-travailleur se doit de toujours conserver un sens moral sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Un scientifique est un citoyen avant d’être au service d’un objet d’étude. Le scientifique doit pouvoir être un militant. C’est pourquoi les lanceurs d’alerte doivent être protégés. L’évolution de la loi va en ce sens. Nos pratiques personnelles devraient suivre. Mais examinons d’abord deux études de cas :
1/4) Un lanceur d’alerte contre le réchauffement climatique
James Hansen* est célèbre pour avoir le premier alerté le public sur l'influence des activités humaines sur le changement climatique. Il vient de quitter la NASA pour mener plus librement son action militante en faveur du climat. « En tant qu'employé du gouvernement, vous ne pouvez témoigner contre le gouvernement », justifie-t-il.
C’est anormal d’être obligé de quitter son activité professionnelle pour « pouvoir se consacrer entièrement à la recherche scientifique, mobiliser l'attention des jeunes sur les implications du réchauffement et expliquer ce que la science recommande ». C’est anormal de devoir se mettre à plusieurs reprises en congé de la NASA pour participer à des manifestations pour le climat. C’est anormal de s’être vu interdit de parler à la presse sous l'administration du président George W. Bush alors même que ce gouvernement faisait preuve de climato-scepticisme militant. La neutralité n’existe pas, que ce soit dans le milieu scientifique, dans le milieu enseignant ou dans n’importe quel milieu : se taire, c’est déjà soutenir le système en place.
C’est une bonne chose que James Hansen, auditionné par une commission du Sénat en 1988, puisse annoncer être certain à "99 %" que le climat terrestre était entré dans une période de réchauffement provoqué par les activités humaines et non par la variabilité naturelle du climat. C'est une bonne chose que de grands scientifiques comme lui s'engagent explicitement pour lutter contre les émissions de gaz à effet de serre. C’est une bonne chose de pouvoir accuser ses adversaires climatosceptiques de perpétrer des « crimes contre l'humanité et la nature ». Une température mensuelle mondiale inférieure à la moyenne du XXe siècle n'a plus été observée sur Terre depuis le mois de février 1985.
* Le Monde.fr | 03.04.2013, Le climatologue franc-tireur James Hansen quitte la NASA
2/4) Lanceurs d’alerte contre les laboratoires pharmaceutiques
Philippe Foucras, ancien permanent d'ATD-Quart monde, ouvre en 1994 son cabinet médical à Roubaix. Le premier jour, il reçoit un patient et quatre visiteurs médicaux, ces "représentants de commerce" des laboratoires pharmaceutiques. En 2004, lorsque sont instaurés des conseils nationaux chargés d'organiser la formation médicale continue, il réclame que les responsables déclarent les liens d'intérêts qu'ils ont tissés avec l'industrie pharmaceutique. La marchandisation de la santé détourne les moyens du juste soin. L'industrie pharmaceutique a infiltré toute la chaîne du médicament, des essais aux agences de santé en passant par les prescripteurs, les pharmaciens et les associations de patients. Le manque d'indépendance entraîne même un risque sanitaire, le lobbying poussant à prescrire Mediator, Vioxx ou pilules de 3e et 4e génération... Les médicaments anti-Alzheimer, dont toute personne scientifiquement honnête doit reconnaître qu'ils sont très peu utiles, ont coûté 300 millions d'euros à l'Assurance-maladie en 2011. Soit 10 000 postes d'aides-soignants pour l'année. Un temps plein par maison de retraite.
En mars 2004, Philippe Foucras lance l'Appel du Formindep (pour une formation et une information médicales indépendantes). Les 200 adhérents luttent pour leur indépendance, ont fait une croix sur les 400 euros offerts pour un déjeuner dans un grand restaurant, les week-ends Relais & Châteaux et les « congrès » internationaux tous frais payés à l’étranger. Lors d’un congrès d'une société savante, les deux tiers des intervenants ne déclaraient aucun lien d'intérêts alors qu'ils travaillaient pour des laboratoires et qu'en plus ils étaient invités au congrès par ces mêmes labos. Dans ce contexte, les adhérents du Formindep deviennent des emmerdeurs, ayatollahs anti-industrie... Ils se font mal voir de leurs collègues pour lesquels les laboratoires demeurent des partenaires incontournables. Ils doivent renoncer à faire carrière dans l'enseignement universitaire, où l'industrie recrute ses "leaders d'opinion".
Un médecin à l'abri des influences prescrit moins et gagne moins. Ses consultations durent plus longtemps. Inlassablement, il lui faut expliquer pourquoi il ne cède pas aux sirènes marketing de telle molécule. Quitte à perdre certains patients, que tout cela déroute et inquiète. Bien au-delà de leur propre pratique, c'est le système de soins dans son ensemble que les "formindepiens" espèrent libérer du joug de l'industrie. Cela commence, en mars 2007, par le dépôt d'un recours au Conseil d'Etat pour défaut de publication du décret d'application d'un article de la loi Kouchner de mars 2002 qui oblige les médecins s'exprimant publiquement sur un médicament à déclarer leurs liens d'intérêts. Première victoire. Un an plus tard, opération de testing : l'association observe durant un mois les prises de parole sur le médicament de cent professionnels de santé. Aucun n'applique la loi. Interpellé sur neuf cas précis, le Conseil national de l'ordre des médecins se garde de sanctionner, mais cela a fait du bruit. En 2009, autre requête devant le Conseil d'Etat. Cette fois, c'est l'autorité sanitaire suprême qui est visée. Certaines recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS) auraient été rédigées par des experts ayant des liens d'intérêts avec les laboratoires dont ils ont évalué les produits. Seconde victoire : la recommandation sur le traitement du diabète est abrogée pour défaut de transparence. Celle sur l'Alzheimer ainsi que six autres susceptibles d'être attaquées sont d'emblée retirées par la HAS. Qui se sent alors obligée de « revoir ses pratiques pour veiller avec une rigueur encore plus grande au respect de l'indépendance ».
Le Formindep, la revue Prescrire sont des voix qui commencent à porter…
Source : LE MONDE Science&techno du 20 avril 2013
3/4) La loi française sur les lanceurs d’alerte
Le devoir de réserve n’existe pas quand on a la légitimité avec soi. De la dénonciation du Mediator par la pneumologue Irène Frachon au renvoi du toxicologue André Cicolella de l'Institut national de recherche et de sécurité après qu'il ait sonné l'alerte sur les dangers des éthers de glycol, les exemples ne manquent pas de combats solitaires de chercheurs ou de citoyens contre l'institution. Corinne Lepage avait rendu en 2008 un rapport sur l'information environnementale, l'expertise et la responsabilité. L'information du public y est considérée comme un devoir, ce qui implique un "devoir d'alerte", accompagné de la création d'un "délit de rétention d'information quand le risque est avéré".
L’Etat se doit de protéger les lanceurs d’alerte ainsi définis : « Toute personne physique ou morale a le droit de rendre publique ou de diffuser de bonne foi une information concernant un fait, une donnée ou une action, dès lors que la méconnaissance de ce fait, de cette donnée ou de cette action lui paraît dangereuse pour la santé ou pour l'environnement. » Un sujet brûlant, que ramènent régulièrement au-devant de l'actualité des dossiers comme la prescription de médicaments à risque, l'exposition aux pollutions chimiques ou aux ondes électromagnétiques.
Le Parlement français a adopté, mercredi 3 avril 2013, la proposition de loi qui vise à protéger ces « lanceurs d'alerte » et à renforcer l'indépendance des expertises scientifiques. Les sénateurs ont en effet voté sans modification, en deuxième lecture, la proposition de loi présentée par le groupe écologiste du Sénat, rendant son vote définitif*. Le texte veut éviter que les lanceurs d'alerte soient victimes de discrimination professionnelle «pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi », à leur employeur ou aux autorités, « des faits relatifs à un danger pour la santé publique ou l'environnement » dont ils auraient eu connaissance par leurs fonctions. C'est la première fois de son histoire que le Parlement adopte un texte porté par les écologistes. Il s’agissait pourtant d’un sujet brûlant, qui ramène au-devant de la scène des dossiers comme le tabac, l’amiante, la prescription de médicaments à risque, l'exposition aux pollutions chimiques ou aux ondes électromagnétiques… Mais protéger les lanceurs d’alerte n’est qu’un premier pas pour valoriser le pouvoir des citoyens de lutter contre un système qui détériore gravement la planète.
Les sénateurs écologistes ambitionnaient initialement la création d'une Haute autorité de l'expertise scientifique et de l'alerte en matière de santé et d'environnement, dotée de la personnalité morale et de pouvoirs étendus. Les parlementaires socialistes et le gouvernement ont imposé un compromis : la création d'une commission aux compétences et aux moyens plus restreints. En fait une simple refonte de l'actuelle Commission de prévention et de sécurité !
* Le Monde.fr 3.4.2013, Le Parlement adopte la loi sur les "lanceurs d'alerte" sanitaires ou environnementaux
4/4) lanceur d’alerte, une manière d’échapper à la soumission volontaire
Un éminent hydrologue, Peter Gleick*, avait obtenu des documents internes au Heartland Institute de façon non conventionnelle. Cela lui a permis de révéler les sources de financement de cet organisme (grandes entreprises, etc.), les noms de ceux qu'il rémunère pour propager dans les médias la parole climato-sceptique, ainsi que ses tentatives pour propager dans le système scolaire l'idée fausse que le changement climatique est "incertain" et scientifiquement "controversé". Mais au lieu de se féliciter que les noirs dessins du Heartland Institute soient connus de tous, Gleick a estimé qu’en ayant relayé les faits qu’on lui avait transmis anonymement, il avait commis « une grave faute vis-à-vis de lui-même et de son éthique ».
Peter Gleick est donc victime de ce qu’on appelle la servitude volontaire, déjà dénoncée en 1576 par Etienne de la Boétie : « La nature de l’homme est bien d’être libre et de le vouloir être, mais sa nature est telle que naturellement, il tient le pli que l’éducation lui donne. Disons qu’à l’homme toutes choses lui sont comme naturelles, à quoi il se nourrit et s’accoutume. Ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est la coutume… Pourtant celui qui vous maîtrise tant n’a que deux yeux, n’a que deux mains, n’a qu’un corps, sinon qu’il a plus que vous tous : c’est l’avantage que vous lui faites pour vous détruire. D’où a-t-il pris tant d’yeux dont il vous épie si vous ne lui donniez ? » Même dans un système démocratique, les citoyens se plient aux institutions qui les aliènent et les font obéir. Ce n’est pas normal, il manque à l’éducation la capacité de désobéir à l’injuste et l’injustice. Peter Gleick devrait au contraire se féliciter de son action contre des personnages qui utilisent l’argent, le mensonge et la désinformation pour affecter le climat et infecter l’opinion publique.
Nous devrions savoir résister aux coutumes et aux institutions que nous servons, nous devrions tous être des lanceurs d’alerte potentiels. Mais on ne naît pas lanceur d’alerte, on le devient. Lisez Désobéissance civile et démocratie d’Howard Zinn, c’est une première étape : « Il est impossible d’être neutre. Dans un monde où fortune et pouvoir sont déjà répartis de manière spécifique, être neutre c’est accepter les choses telles qu’elles sont. Pendant mes années d’enseignement, je n’ai jamais écouté les conseils de ceux qui prétendaient qu’un professeur se devait d’être objectif, neutre et professionnel. Nous vivons dans une société où le catalogue des idées disponibles se trouve limité quand certaines autres dominent le débat. Ces idées sont privilégiées parce qu’elles sont inoffensives : elles ne menacent en rien les fortunes établies et les pouvoirs en place… Mais il a toujours existé des gens qui pensaient par eux-mêmes, contre l’idéologie dominante, et c’est lorsqu’ils étaient suffisamment nombreux que l’histoire a connu ses moments les plus glorieux… »
Ensuite apprenez par vous-même à distinguer dans votre environnement et votre comportement ce qui est bénéfique à toutes les formes de vie et ce qui est nuisible. Enfin agissez. Si vous ne vous en sentez pas encore capable, vous pouvez toujours vivre un stage de formation à l'action directe non-violente et à la désobéissance civile avec le collectif des désobéissants. Inscriptions ouvertes ! Les stages se tiennent en général sur deux jours. Ils favorisent l'échange de savoirs et de pratiques, la réflexion par petits groupes, l'auto-formation et des modes de fonctionnement égalitaires et non-violents. Des ateliers "médias" et "juridiques" offrent aussi l'occasion de mieux comprendre comment rendre visibles nos luttes et mieux nous défendre contre la répression, voire utiliser celle-ci pour mieux nous faire connaître. Les stages sont réservés aux personnes majeures (à partir de 18 ans).
* LEMONDE.FR | 21.02.12 | L'origine de la fuite des documents du Heartland Institute a été révélée