Livre fait par un Américain, donc un peu exubérant et touffu, mais très explicite sur les méfaits de l’agriculture industrielle. Voici trois morceaux choisis et recomposés, une conclusion et un prolongement analytique de ce livre :
1/5) Moi et mes dindes
« Je m'appelle Frank Reese et je suis éleveur de volailles. J'ai toujours aimé la beauté de mes dindes, leur personnalité. Elles sont tellement curieuses, tellement joueuses, amicales et pleines de vie. Quand je suis chez moi et que je les écoute, je sais aussitôt si elles se sentent bien ou pas. Je connais tout leur vocabulaire. Au bruit qu'elles font je sais reconnaître quand ce sont deux d'entre elles qui se disputent, ou si c'est un opossum qui s'est introduit dans le hangar. Quand elles sont pétrifiées de peur, elles font un bruit particulier et un autre quand quelque chose de nouveau les excite. C'est très étonnant d'écouter une maman dinde. Elle a une incroyable gamme vocale pour s'adresser à ses petits. Et les petits comprennent. Elle peut les appeler pour qu'ils viennent se blottir sous ses ailes, ou bien leur dire de se rendre à tel endroit.
Et aujourd'hui mes dindes sont les seules qui restent. Plus une dinde de supermarché ne serait capable de marcher correctement, encore moins de courir et de voler. Elles n'ont même pas le droit d'avoir des rapports sexuels entre elles. Toutes les dindes des élevages industriels ont été obtenues par insémination artificielle. Si c'était pour une question d'efficacité, se serait une chose, mais en fait c'est parce que ces animaux ne peuvent plus se reproduire de façon naturelle. Elles ont toutes le même code génétique absurde. Dites-moi un peu ce qu'il peut y avoir de durable là-dedans ?
Mes dindes supportent le froid et la neige. Si j'avais des dindes industrielles, ce serait l'hécatombe. Nous ne les vaccinons pas, nous ne leur donnons aucun antibiotique. C'est inutile. Du fait qu'on n'a pas traficoté leurs gènes, elles ont des systèmes immunitaires naturellement forts. Pour l'industrie, ça ne vaut plus le coup d'élever des animaux sains pour gagner de l'argent, les animaux malades sont plus rentables. Allez visiter un élevage industriel. Ce n'est même pas la peine d'entrer dans les hangars. Il suffit de sentir l'odeur à l'extérieur. Je vais vous dire quelque chose : si les consommateurs ne sont pas prêts à payer les éleveurs pour qu'ils fassent correctement leur travail, alors ils ne devraient pas manger de viande. Je ne cherche pas à persuader les gens de vivre selon l'idée que je me fais de ce qui est bien ou non. J'essaie juste de les inciter à vivre selon la propre idée qu'ils en ont. »
2/5) Histoire de cochon
Pour Paul Willis, ce qui est essentiel, c'est que ses cochons puissent vivre à leur guise en liberté dans les prairies. Les cochons ont accès à la terre au lieu d'être enfermés dans du béton et des cloisons. Ses animaux peuvent adopter les comportements spécifiques à leur espèce, fouiller le sol avec le groin, jouer, aménager une aire où s'allonger ensemble, les cochons préfèrant dormir en groupe. Un éleveur correct fera en sorte que ses cochons restent dans des groupes sociaux stables, ils ont besoin de la compagnie de congénères qu'ils connaissent. Sauf recommandation médicale, on n'administre ni antibiotiques ni hormones aux animaux. Ils vivent dans la ferme des moments de ce qui semble bien être un authentique bonheur porcin. Parce que nous prenons leur vie pour nous nourrir, les cochons ont le droit de connaître les plaisirs simples de la vie, comme se dorer au soleil, se reproduire, élever leurs petits.
Comme le nombre des animaux élevés par Paul est approprié à la superficie du terrain, le lisier peut servir d'engrais pour les récoltes qui serviront ensuite à nourrir les cochons. Pas de puanteur, essentiellement parce qu'il n'y a pas de mares de déchets animaux. Les cochons ont une tendance innée à utiliser des endroits différents pour dormir et pour faire leur besoin, tendance complètement annihilée par le confinement. Le problème principal de l'élevage porcin industriel est simple : d'énormes quantités de merde. Dans les excréments de porcs, on retrouve ammoniaque, méthane, sulfate d'hydrogène, monoxyde de carbone, cyanure, phosphores, nitrates et métaux lourds, salmonelle, cryptosporidium, streptocoques... D'immenses mares toxiques s'étendent près des porcheries. Un travailleur du Michigan qui travaillait à la réfection d'une mare est tombé dedans. Son neveu de quinze ans a plongé pour le sauver, mais il a perdu conscience, puis le cousin de l'ouvrier, le frère aîné de l'ouvrier, le père de l'ouvrier... Ils sont tous morts dans de la merde de porc.
Chaque fois que vous prenez une décision concernant votre alimentation, affirme Paul, vous pratiquez l'élevage par procuration. A cause de nous, l'élevage est passé des mains des paysans à celles des grands groupes industriels qui font tout pour imputer leurs coûts au public. Notre façon de manger actuelle récompense les pires pratiques imaginables. Il nous faut comprendre, en tant que consommateur individuel, que nous sommes complices du comportement des grands groupes industriels.
3/5) Les poissons souffrent aussi
Les technologies militaires ont été systématiquement appliquées à la pêche : radars, sonars, systèmes électroniques de navigation, localisation par satellites. Les bateaux de haute mer sont équipés de nombreux appareils électroniques pour observer le poisson qui se trouve à proximité du bateau. Des dispositifs de concentration de poisson couplés à des balises sont aussi déployés sur les océans. Un seul navire peut ramener à son bord 50 tonnes d’animaux marins en quelques minutes, les filets peuvent mesurer 50 kilomètres de long. Le type le plus courant de chalut de pêche à la crevette ratisse une zone d’environ 25 à 35 mètres de large. Le chalut est traîné sur le fond pendant des heures, emportant requins, crabes, seiches, coquilles Saint-Jacques, à peu près une centaine d’espèces de poisson et d’autres animaux. Presque tous en meurent. Les opérations de pêche peuvent rejeter dans l’océan plus de 98 % des animaux marins morts.
L’anatomie comparative nous montre que les poissons disposent de nombre des caractéristiques neurologiques qui jouent un rôle dans la perception consciente. Plus particulièrement, les poissons ont une grande quantité de nocicepterus, ces récepteurs sensoriels qui transmettent la douleur au cerveau. Nous savons aussi que les poissons produisent des opioïdes naturels que le système nerveux humain utilise pour contrôler la douleur. Les poissons présentent également des comportements de réaction à la douleur. Le homard a tendance à manifester une énergie des plus troublantes quand on le plonge dans de l’eau bouillante. Les poissons sont des vertébrés dotés des systèmes anatomiques permettant de faire l’expérience et de manifester une réaction à la douleur. Pas la peine de se demander si le poisson dans votre assiette a souffert. La réponse est toujours oui.
Nous sommes littéralement en train de réduire la diversité et le foisonnement de la vie océanique dans son ensemble. L’élevage intensif d’animaux marins en confinement n’est en fin de compte que de l’élevage industriel sous-marin. Chaque saumon d’élevage de 60 cm devrait avoir une étiquette précisant qu’il a passé sa vie dans l’équivalent d’une baignoire plein d’eau et que la pollution est si intense que les yeux des animaux saignent.
4/5) Conclusion du livre
Ce n’est pas au consommateur qu’il devrait incomber de savoir ce qui est cruel et ce qui ne l’est pas, ce qui est destructeur et ce qui est viable pour l’environnement. Les produits alimentaires cruels et destructeurs devraient être interdits. Nous ne devrions pas avoir à choisir des jouets contenant de la peinture au plomb, des aérosols avec des chlorofluorocarbones. Nous ne devrions pas avoir la possibilité d’acheter des animaux d’élevage industriel.
Notre comportement face à l’élevage industriel est une mise à l’épreuve de notre comportement face à ceux qui sont impuissants, à ceux qui sont loin, à ceux qui n’ont pas voix au chapitre. C’est un test sur la façon dont nous agissons quand personne ne nous oblige à nous comporter d’une façon ou d’une autre.
(éditions de l’Olivier)
5/5) soumission volontaire, la contradiction est dans notre assiette !
Chaque fois que vous portez un aliment à la bouche, vous décidez du mode d'alimentation de votre estomac, mais vous votez aussi pour un certain mode de production agricole. Par exemple, est-ce que vous faites attention au numéro sur les oeufs que vous mangez ? Il est pourtant si simple de boycotter les oeufs de batterie grâce à l'étiquetage et au code apposé sur chaque oeuf : code 3, élevage en cages ; code 2, élevage au sol sans accès à l'extérieur ; code 1, élevage plein air (au sol avec accès à l'extérieur) ; code 0, élevage biologique (plein air + nourriture bio). Mais vous allez m'opposer l'argument du prix : en cage, c'est moins cher, il y a des pauvres, il sont obligés de choisir les poules en cage, etc. C'est vrai, nous avons aussi fait collectivement le choix d'une société inégalitaire. Les poules sont en cage, les pauvres sont encagés dans leurs logements sociaux.
Armand Farrachi pose clairement le problème du lien entre organisation sociale et élevage industriel : « L’objectif à peine dissimulé de l’économie mondialisée est de soumettre le vivant aux conditions de l’industrie. En ce sens le sort des poules en cage, qui ne vivent plus nulle part à l’état sauvage, qui n’ont plus aucun milieu naturel pour les accueillir, augure ainsi du nôtre. » Il nous faut comprendre que nous sommes victimes d'un système, mais que nous en sommes aussi les complices. Victimes et complices, c'est-à-dire adepte de la soumission volontaire !
Je rappelle ce que soumission volontaire veut dire. C'est un paradoxe, une contradiction interne ; nous n'avons pas conscience de faire mal, et pourtant nous sommes l'artisan de notre propre malheur. Rappelons le texte fondateur d'Etienne de La Boetie en 1576 : « Comment il peut se faire que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent, qui n’a de pouvoir de leur nuire sinon tant qu’ils ont vouloir de l’endurer... » Une population asservie est donc responsable du maintien d'une dictature, il suffirait de ne pas obéir au tyran pour qu'il se retrouve sans pouvoir. De même c'est l'esclave qui justifie le pouvoir de son maître, c'est la femme qui accepte le pouvoir de son macho de mec, c'est le consommateur qui accepte d'acheter des gadgets, c'est notre façon de manger qui produit l'élevage industriel ou non.
Plusieurs livres ont traité de la souffrance animale procurée par l'élevage industriel. Cela n'empêche pas beaucoup de gens d'acheter des oeufs de poules élevées en cage. Mais je vais vous dire quelque chose : si les consommateurs ne sont pas prêt à payer les éleveurs pour qu'ils fassent correctement leur travail, alors ils ne devraient pas manger des oeufs ou à plus forte raison de la viande. Chaque fois que vous prenez une décision concernant votre alimentation, vous pratiquez l'élevage par procuration, vous orientez dans un certain sens le système de production. A cause de nous, l'élevage est passé des mains des paysans à celles des grands groupes industriels qui font tout pour imputer leurs coûts au public. Notre façon de manger actuelle récompense les pires pratiques imaginables. Il nous faut comprendre, en tant que consommateur individuel, que nous sommes complices, consciemment ou non, du comportement des grands groupes industriels : poules pondeuses sur plusieurs étages, veaux en batterie, cochons enfermés et martyrisés, etc.
Comme je l'ai déjà écrit sur mon blog biosphere, « la question animale devrait être l’objet d'une réflexion fondamentale lors des présidentielles. Les animaux font partie de nous. L'absence de prise en considération de la question animale par les différents candidats à l'élection présidentielle est le signe d'une insouciance vis-à-vis des conditions indignes dans lesquelles on fait vivre les êtres vivants, humains et non-humains ». Nous devons lutter pour le droit des animaux parce que les humains sont aussi des animaux. Cette lutte commence par ce que nous mettons dans notre assiette. Il nous faut choisir le bio, l'agriculture de proximité, l'élevage traditionnel. Et pourquoi pas élever des poules pondeuses à l'intérieur des villes, dans le cadre familial ?
Je ne cherche pas à persuader les gens de vivre selon l'idée que je me fais de ce qui est bien ou non. J'essaie juste de les inciter à vivre selon la propre idée qu'ils devraient avoir du bien et du mal. Cette réflexion personnelle est d'autant plus nécessaire que la descente énergétique va poser un problème de plus en plus grand à tout ce qui est industriel (donc énergivorace), qu'il soit de production alimentaire ou de production tout court ! Il y a eu un temps sans élevage industriel, il y aura un temps qui refermera la parenthèse industrielle.
(Prolongement du livre de Safran Foer proposé par Michel Sourrouille)