Puf, 880 pages, 30 euros
Après les Grands Textes fondateurs de l’écologie, présentés par Ariane Debourdeau, voici cette anthologie, énorme récapitulatif sur la naissance de la conscience écologique et une recension de tout ce qui a pu s’exprimer sur les enjeux économiques, techniques, religieux, juridiques ou politiques.
1/2) quelques précurseurs de l’écologisme
1864, George Perkins Marsh
La terre n’était pas, dans sa condition naturelle, adaptée à l’usage qu’en fait l’homme, mais seulement à la subsistance des animaux et de la végétation sauvages. Ceux-ci vivent et se multiplient en juste proportion sans causer ni nécessiter le moindre changement dans les arrangements naturels de la surface, hormis un endiguement mutuel de toute augmentation excessive afin d’éviter l’éradication d’une espèce par l’empiètement d’une autre. Mais l’homme, ainsi que les animaux domestiques à son service et les plantes des champs et jardins, ne peuvent subsister à moins que la nature brute et inconsciente soit combattue efficacement, et dans une large mesure, vaincue par l’art humain. Dans certaines régions, l’action humaine a conduit la surface de la terre à un état de désolation presque aussi total que celui de la lune. L’action destructrice de l’homme est devenue de plus en plus énergique et implacable jusqu’à ce que l’appauvrissement, dont il est menacé à force d’épuiser les ressources naturelles, lui fasse prendre conscience de la nécessité de préserver ce qui reste.
Je n’ai pas connaissance d’un fait quelconque prouvant que les animaux sauvages aient un jour détruit la moindre forêt, éradiqué la moindre espèce organique ou modifié son caractère naturel, occasionné le moindre changement permanent de la surface terrestre, ou produit une quelconque perturbation des conditions physiques que la nature n’a pas, d’elle-même, réparée sans exclure l’animal qui l’avait provoquée. Les ravages commis par l’homme subvertissent les relations et détruisent l’équilibre que la nature avait établis entre ses créations organisées et inorganiques. Celle-ci se venge contre l’intrus, en libérant sur ses régions défigurées des énergies destructrices jusqu’ici tenues en échec par des forces organiques destinées à être les meilleures auxiliaires de l’homme. La terre est en train de devenir rapidement un lieu inadapté à son plus noble habitant et la prolongation de cette ère d’imprévoyance humaine la réduirait à une condition de rendement appauvri et d’excès climatique telle qu’elle la menacerait de dépravation et de barbarie.
(L’Homme et la nature, ou la géographie physique telle que modifiée par l’action de l’homme)
1869, Elisée Reclus
De nos jours, le bison, le lion, le rhinocéros, l’éléphant, reculent devant l’homme et tôt ou tard ils disparaîtront, ceux du moins qui ne deviendront pas des animaux domestiques. Les bœufs marins de Steller (rhytina Stelleri), ces énormes cétacés du poids de 10 tonnes, découvert en 1741 et qui peuplaient en si grande abondance les rivages du détroit de Béring, ont été complètement détruits en l’espace d’un demi-siècle. Il n’en reste pas même un squelette entier. Les baleines franches, qui jouissaient récemment d’un répit grâce à l’exploitation du pétrole, sont de nouveau poursuivies avec fureur. Les poissons qu’on a fait disparaître sont remplacés par des myriades de méduses et d’infusoires. Une grand partie de la Perse, de la Mésopotamie, diverses contrées de l’Asie mineure et de l’Arabie, qui « découlaient de lait et de miel » et qui nourrissaient jadis une population très considérable, sont devenus presque entièrement stériles et habitées par de misérables tribus vivant de pillage et d’une agriculture rudimentaire.
Dans les environs des villes, les prétendues campagnes, découpées en enclos, ne sont plus représentées que par les arbustes taillés et les massifs de fleurs qu’on entrevoit à travers les grilles. Et la grande nature, comment est-elle comprise ? sur le bord de la mer, les falaises les plus pittoresques, les plages les plus charmantes sont accaparées soit par des propriétaires jaloux, soit par des spéculateurs qui apprécient les beautés de la nature en lingot d’or. Quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s’en repentir. L’homme qui aime vraiment la Terre sait qu’il s’agit d’en conserver la beauté. Comprenant que son intérêt propre se confond avec l’intérêt de tous, il répare les dégâts commis par ses prédécesseurs. Devenu « la conscience de la Terre », l’homme assume par cela même une responsabilité dans l’harmonie et la beauté de la nature environnante.
(La Terre : description des phénomènes de la vie du globe)
1913, Ludwig Klages
La majorité de nos contemporains, enfermés dans des grandes villes et habitués depuis l’enfance aux cheminées fumantes, aux fracas de la rue et aux nuits illuminées comme le jour, ne disposent plus d’aucun critère pour la beauté du paysage et croient déjà voir la nature quand apparaît un champ de pommes de terre. Qu’on nous démontre la nécessité que l’humanité soit inondée de milliards de mauvais journaux, et de romans à frissons ; on bien, si on ne le peut pas, c’est donc que la mise à sac des forêts vierges n’est rien d’autre qu’un crime.
Laissons là la question de savoir où l’utilitarisme stérile prend le droit de s’ériger en fondement supérieur de toute action et de justifier les plus tristes des dévastation. Nous ne répéterons pas non plus ce qui est déjà presque un lieu commun : en aucun cas, mais alors jamais, l’homme ne parvient à corriger la nature avec succès. Laissons tout cela pour n’éclairer que le seul point décisif, la raréfaction des matières premières. Les peuples « avancés » utilisent 350 000 tonnes de bois par an pour la fabrication de papier. Les italiens tuent tous les ans des millions d’oiseaux migrateurs. Par la validité de l’humain ou « humanité », le christianisme masque ce qui est son véritable propos : que toute vie autre que la sienne serait sans valeur, excepté si elle sert l’homme !
(l’Homme et la Terre)
1968, Bertrand de Jouvenel
Si la limitation de la science économique est la condition de sa rigueur, chercher à élargir son domaine n’est pas sans danger ; mais c’est inévitable puisque la croissance de notre pouvoir, l’évolution toujours plus rapide et les résultats de nos techniques exigent qu’on ait une science capable de donner des conseils pour l’action. Or la science économique est appelée à jouer ce rôle. Pour y parvenir, il faudrait que l’économie politique devienne l’écologie politique ; je veux dire que les flux retracés et mesurés par l’économiste doivent être reconnus comme dérivations entées sur les circuits de la Nature. Ceci est nécessaire puisque nous ne pouvons plus considérer l’activité humaine comme une chétive agitation à la surface de la terre incapable d’affecter notre demeure. Comme notre pouvoir sur les facteurs naturels s’accroît, il devient prudent de les considérer comme un capital. En bref, l’économie est la zone de lumière qui s’étend entre les ressources naturelles sur lesquelles s’appuie notre existence (les biens gratuits) et le suprême épanouissement de notre nature (les services gratuits).
Le fonctionnement des économies les plus avancées repose sur un rapport avec la Nature qui, dans son principe, est le même que celui de notre existence biologique. Aussi je souhaiterais que l’enseignement économique fût toujours situé dans le cadre de l’« écologie politique » ; on ferait remarquer aux enfants que, pour complexes que soient les opérations qui se passent dans notre corps (comparées au système économique, autrement dit aux opérations qui se passent entre hommes), elles ne sont possibles et n’ont de sens qu’à raison des rapports avec l’environnement, avec la Nature. Comme dans notre vie biologique nous arrachons nos aliments à la nature (animale et végétale), pour notre système économique nous arrachons les aliments – matières premières et combustibles – à la Nature (surtout minérale). Notre vie biologique enfin est productrice de déchets ; l’une des premières choses que l’on enseigne aux enfants est de disposer des déchets avec décence ; c’est ce que nos plus fières sociétés n’ont pas appris, et une maîtresse de maison ne voudrait pas de nous comme chats. Nos rapports avec la Nature changent tellement quant à leur volume qu’ils appellent un esprit de responsabilité que nous n’avons pas encore acquis et auquel nos manières de penser les plus modernes ne nous portent pas. Ainsi, en regard d’une vision qui nous représente l’homme comme créant un ordre qu’il souhaite, il en faut mettre une autre : il est source d’un désordre auquel il ne pense pas.
(Arcadie, essai sur le mieux vivre de Bertrand de Jouvenel, 1968)
2/2) naissance de l’économie écologique
La démocratie, même dans les pays dits démocratiques, démontre chaque jour ses insuffisances en matière de gestion de l’urgence environnementale. Il est donc nécessaire que la démocratie devienne écologique en élargissant le point de vue des citoyens et des décideurs dans l’espace et dans le temps. Diverses conceptions émergent de la réflexion collective sur le pouvoir politique, nous vous en présentons les principales. Il n’empêche que si chacun d’entre nous n’intègre pas dans sa pensée et son action les acteurs encore absents de nos délibérations (les générations futures, les non-humains…), le résultat ne sera jamais à la hauteur des conséquences néfastes qu’entraînent l’explosion démographie humaine et notre surpuissance technologique. En voici une présentation par ordre chronologique.
William Ophuls, Ecology and the Politics of Scarcity (1977)
Nous devons nous préoccuper de la pollution et d’autres limites à la tolérance des systèmes naturels, de contraintes physiques telles que les lois de la thermodynamique, des problèmes de planification et d’une foule d’autres facteurs auxquels Malthus n’avait jamais songé. C’est la raison pour laquelle une société écologiquement complexe à l’état stationnaire pourrait requérir une classe de mandarins écologiques qui possèdent le savoir ésotérique nécessaire à son bon fonctionnement. Comme la communauté et ses droits font l’objet d’une priorité sociale croissante, nous passerons nécessairement de la liberté à l’autorité, car la communauté devra recevoir suffisamment de moyens pour imposer ses exigences aux individus. Il ne serait pas nécessaire de supprimer le droit de posséder et de jouir d’une propriété personnelle ; seul le droit d’utiliser la propriété privée d’une façon écologiquement destructrice devrait être contrôlé. Donc l’autorité n’a pas besoin d’être éloignée, arbitraire et capricieuse, l’autorité pourrait être constitutionnelle et limitée.
Nous devons apprendre la retenue écologique volontaire avant d’y être contraints par un régime potentiellement monolithique et totalitaire ou par les forces brutales de la nature. Le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins. Cela semble mener à une politique jeffersionnienne décentralisée de communautés enracinées dans la terre, relativement petites et localement autonomes, se gouvernant elles-mêmes et affilées au niveau fédéral seulement pour quelques objectifs clairement définis. Une telle politique a aussi ses dangers spécifiques, en particulier la tyrannie locale. Mais les tyrans locaux sont très visibles et peu nombreux, de telle sorte que l’on saurait au moins contre qui se révolter.
Hans Jonas, le principe responsabilité (1979)
Notre thèse est que les nouvelles dimensions de l’agir réclament une nouvelle éthique de la responsabilité et la prophétie de malheur est faite pour éviter qu’elle ne se réalise. Ce qui est clair, c’est que c’est seulement un maximum de discipline politiquement imposée qui est capable de réaliser la subordination de l’avantage du moment au commandement à long terme de l’avenir. Puisque le marxisme est une forme du progressisme, c’est-à-dire que lui-même estime être une voie de réalisation supérieure de « l’homme », les chances que, sans le vouloir, il offre éventuellement d’empêcher aujourd’hui la catastrophe, doivent être examinées. Les décisions au sommet, qui peuvent être prises sans consentement préalable de la base, peuvent être certaines d’être mises en œuvre. Cela inclut des mesures que l’intérêt individuel des sujets concernés ne se serait jamais imposées spontanément et qui peuvent difficilement faire l’objet d’une décision dans le processus démocratique. Or, de telles mesures sont précisément ce qu’exige l’avenir menaçant et ce qu’il exigera toujours davantage. Pour autant, il s’agit des avantages de gouvernement de n’importe quelle tyrannie, qui dans notre contexte doit simplement être une tyrannie bienveillante, bien informée et animée par la juste compréhension des choses.
On ne pourra contester à l’homme politique le droit de mettre en jeu l’existence de la nation au profit de l’avenir si vraiment l’extrême est en jeu. Le péril qui menace la communauté devient une puissante impulsion de l’homme de courage à proposer sa candidature et à s’emparer de la responsabilité. Pour appliquer cette nouvelle éthique, un système libertaire serait préférable pour des raisons morales, mais les systèmes moralement bons sont des systèmes précaires ; l’Etat peut seulement être aussi bon que le sont les citoyens. De plus l’homme politique peut supposer idéalement dans sa décision l’accord de ceux pour qui il décide en tant que leur chargé d’affaires, mais des générations futures on ne peut obtenir de facto un consentement. Par conséquent « La tyrannie communiste paraît mieux capable de réaliser nos buts inconfortables que le complexe capitaliste-démocratique-libéral ».
Robyn Eckersley, l’Etat vert. Repenser la démocratie et la souveraineté (2004)
La démocratie écologique : une requête d’extension audacieuse. En effet tous ceux qui sont potentiellement affectés par un risque devaient avoir la possibilité réelle de participer au processus politique et aux décisions qui engendrent le risque en question, ou d’y être représentés. L’occasion d’être représenté dans l’élaboration des décisions cyndinogènes devrait littéralement être étendue à tous ceux qui sont potentiellement affectés, sans tenir compte de la classe sociale, du lieu géographique, de la génération ni de l’espèce. L’extension écologique de l’idée familière d’une démocratie des affectés est inclusive et œcuménique. Cette démocratie est mieux comprise si on l’entend, non pas tant comme une démocratie des affectés, que comme une démocratie pour les affectés. En effet la classe des êtres en droit de voir leurs intérêts pris en considération dans les délibérations démocratiques et les décisions sera invariablement plus large que la classe des personnes qui délibèrent et des décideurs.
Les frontières de l’Etat-nation ne coïncident pas forcément avec la communauté des êtres moralement impliqués. Pour une proposition de construction d’un réacteur nucléaire, la communauté spatiale exposée au risque pourrait être la moitié d’un hémisphère. Sur le plan temporel, la communauté en question s’étendrait presque indéfiniment dans le futur, incluant d’innombrables générations. La communauté affectée inclurait à la fois des populations humaines présentes et futures et les écosystèmes dans lesquels ils sont incorporés. Notre idée audacieuse d’extension constitue un défi politique parce qu’elle demande des qualifications écologiques pour l’exercice de l’autonomie individuelle. Andrew Dobson a soutenu l’idée provocatrice d’une représentation des animaux et des générations futures au sein des assemblées parlementaires par des députés élus par le lobby de la durabilité et de l’environnement. Cela ne donne pas une réponse complète à la question de savoir comment prendre de réelles décisions en situation de pluralisme des valeurs, de conflit, de complexité et d’incertitudes scientifiques. En fin de compte, les mérites relatifs des démocraties libérale et écologique ne doivent pas être jugés uniquement en fonction de leurs procédures, mais aussi à l’aune des valeurs ultimes qu’elles cherchent à servir et à soutenir.
Terence Ball, « Political theory and the Ecological Challenge » (2006)
La plupart des écologistes se revendiquent partisans de la démocratie “par le bas”, favorables à une large participation politique et à des processus de décision par des majorités au niveau local. Bien que ce principe soit au cœur de la théorie démocratique des Verts, il peut – et en pratique, c’est souvent le cas – donner des résultats clairement anti-écologiques. Considérons la controverse sur la question de savoir s’il faut forer pour extraire du pétrole dans le National Wildlife Refuge de l’Arctique, qui est écologiquement fragile et vierge. Les écologistes américains sont favorablement opposés au forage. Cependant, enquête après enquête, on voit que si la décision était prise localement et démocratiquement par les habitants de l’Alaska eux-mêmes, les routes et les derricks couvriraient rapidement le versant nord du pays. Une écrasante majorité est plus intéressée par les emplois et le développement de l’économie locale que par la protection de l’environnement naturel. Si les gouvernements, pour être démocratiques, doivent répondre aux souhaits d’une majorité de citoyens, alors les écologistes n’ont pas grand chose à répliquer si une majorité ne veut pas de leurs solutions. En bref, les écologistes ont de bonnes raisons de craindre certaines décisions démocratiques.
Nous devons nous demander comment l’écodémocratie (la biocratie) peut différer des variantes démocratiques, fondamentalement anthropocentriques. Bien que la démocratie verte ou biocratie n’exclue pas les intérêts humains, elle ne les place pas non plus – comme le font la démocratie libérale, la social-démocratie et la démocratie populaire – au sommet d’une pyramide de valeurs morales ; la biocratie considère plutôt les intérêts humains comme un ensemble au sein d’un réseau complexe d’intérêts interdépendants.
Pierre Rosanvallon, Le souci du long terme (2010)
Les régimes démocratiques ont du mal à intégrer le souci du long terme dans leur fonctionnement. La difficulté devient préoccupante à l’heure où les questions de l’environnement et du climat obligent à penser en des termes inédits nos obligations vis-à-vis des générations futures. Une sorte de préférence pour le présent semble effectivement marquer l’horizon politique des démocraties. On peut aussi rappeler que les démocraties ont également été stigmatisées pour leur difficulté à gérer promptement des circonstances exceptionnelles, freinées qu’elles sont par la nécessité d’une délibération collective préalable. Entre cette critique décisionniste et la dénonciation du penchant court-termiste, les démocraties ont souvent été décrites comme temporellement dysfonctionnelles. Comment remédier à cette situation ?
Alfred Fouillée proposait en 1910 d’adjoindre à la Chambre des députés représentant le présent un Sénat porte-parole d’une volonté nationale élargie, comme étant composée « encore plus d’hommes à naître que d’homme déjà nés ». Plusieurs propositions ont récemment été formulées dans cet esprit, allant du « parlement des objets » cher à Bruno Latour au « nouveau Sénat » de Dominique Bourg et Kerry Whiteside. Cependant je ne pense pas qu’un bicamérisme soit la voie la plus efficace pour corriger la myopie démocratique. Le danger serait surtout qu’elle soit mécaniquement sous-tendue par les logiques politiciennes existantes. On ne peut en outre imaginer qu’il suffit de mettre sur pied une nouvelle institution pour opérer ce qui devrait constituer une véritable révolution dans la vie des démocraties. Quatre types de mesures pourraient être envisagées pour corriger le biais du court-termisme : introduire des principes écologiques dans l’ordre constitutionnel ; renforcer et étendre la définition patrimoniale de l’Etat : mettre en place une grand « Académie du futur » ; instituer des forums publics mobilisant l’attention et la participation des citoyens. C’est par une telle pluralisation des modalités d’expression du souci du long terme que celui-ci pourrait progressivement être sérieusement défendu.
Il n’y aura pas de sortie de la myopie démocratique si les citoyens ne sont pas eux-mêmes les défenseurs d’une conscience élargie du monde.
Dominique Bourg et Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique (le citoyen, le savant et le politique) (2010)
Les démocrates écologiques font appel aux vertus les mieux connus de la démocratie : la capacité d’obtenir des informations de tous les points de la société et de vérifier ces informations par le débat, le recoupement, le respect mutuel ; l’ouverture à la diversité des valeurs ; la détermination à confronter ces valeurs dans le dialogue, à les classer par ordre de priorité ou à concilier leurs contradictions. La raréfaction des ressources laissera bientôt place à cette alternative : la coopération internationale ou la guerre de tous contre tous. C’est un nouvel équilibre entre les devoirs de l’individu envers le genre humain et la biosphère d’un côté, et les droits humains de l’autre, qu’il faut s’efforcer de construire.
Une démocratie écologique méta-représentative multiplierait les situations dans lesquelles les citoyens peuvent participer directement aux décisions par des conférences de consensus. Elle donnerait aussi la parole aux ONGE (organisations non gouvernementales environnementales), formerait une Académie du futur, mettrait en place un nouveau Sénat. Les conférences de consensus renouent avec certaines traditions de la démocratie directe : l’accès à tous, le tirage au sort. Ensuite tous les participants reçoivent une formation sur la question à traiter. Au lieu de tenir les citoyens à distance de l’élaboration de la politique publique, ce genre de débat les invite à y participer à travers un exercice de type législatif. Même si le nombre de participants est très restreint, l’utilisation des méthodes aléatoires accrédite l’idée que tout citoyen peut être appelé à se faire une opinion sur une question environnementale, qu’il est digne de participer en personne au processus de décision collective. Les arbitrages complaisants, les pressions électorales et financières sont volontairement mis hors jeu. Les participants se voient moins comme les porteurs d’intérêt particuliers que comme des citoyens à la recherche de règles justes pour la vie commune. Nous proposons aussi d’introduire systématiquement des ONGE dans les institutions publiques ou gouvernementales qui encadrent les secteurs touchant à l’environnement. Les ONGE sont affranchies des contraintes territoriales et temporelles de l’organisation politique actuelle. La France a récemment intégré les ONGE au sein du Conseil économique, social et environnemental. Pour rééquilibrer le pouvoir de décision, il faut créer des mécanismes susceptibles de donner aux ONGE plus de poids. La désignation des représentants des ONGE par tirage au sort permettrait de déjouer les pressions que les lobbies pourraient faire en faveur de certaines candidatures. Par ailleurs, en matière d’expertise, il semble important de faite la distinction entre la science éclairante et la science agissante. La première, en se contentant d’établir des données, peut rester impartiale. La science éclairante précède les conclusions que l’on peut ou non en tirer et ne saurait se confondre avec elles. La seconde vise à légitimer et introduire des changements dans la vie des gens. Elle comporte des risques de détournement de la chose publique par une partie de la société. Les chercheurs de la science agissante sont généralement liés à des intérêts économiques et politiques, tributaires de subventions, d’emplois et de soutiens commerciaux. Seule la science éclairante remplit en matière environnementale une fonction nécessaire d’appréhension du présent et du futur, là où l’auto-interprétation citoyenne est totalement défaillante. Tel est le rôle dévolu à l’Académie du futur. Il convient enfin de confier à une assemblée populaire le soin d’établir la médiation entre l’état des connaissances environnementales (savoir capitalisé par l’Académie du futur) et la prise de décision publique. Pour éviter de reproduire au sein de cette assemblée la logique temporelle et territoriale, qui plus est partisane, ces nouveaux sénateurs ne pourraient être élus contre d’autres. Nous proposons des modes de désignation qui ont recours au hasard : tirage au sort dans une liste fournie par les ONGE d’une part, et pour le tiers restant désignation au hasard dans la population « ordinaire » en fonction de la structuration de la population nationale (à l’instar de ce qui se pratique pour les conférences de citoyens).
William Ophuls, Plato’s Revenge : Politics in the Age of Ecology (2011)
Bien qu’aucun forme d’association humaine ne puisse jamais être totalement saine et qu’aucune classe ne soit vraiment apte à gouverner, une petite société, en face-à-face, est plus susceptible de produire de la rectitude politique et une bonne gouvernance, qu’une société dans laquelle le consentement est fabriqué à distance au moyen d’images qui n’ont parfois rien à voir avec la réalité.
Il serait plus fructueux de concevoir la politique à la lumière de l’écologie plutôt que de se centrer sur l’appareil gouvernemental, c’est-à-dire de réfléchir sur la façon dont nous pourrions concevoir une gouvernance fondée sur les principes physiques et biologiques fondamentaux qui « gouvernent » le processus naturel. Il nous faut éliminer le défaut fatal de la politique moderne : l’égotisme autodestructeur qui fait que l’individu se regarde comme par essence séparé des autres individus et fait en sorte que l’espèce humaine se perçoive comme essentiellement séparée et supérieure vis-à-vis de la famille écologique à laquelle il appartient. La nouvelle politeia tirera son autorité d’une philosophie spirituelle et éthique qui jouera le rôle d’une religion : nous reconnecter au cosmos et, de cette manière, restaurer l’unité fondamentale que nous avons perdue.
Quelques références complémentaires
Un texte de Christopher D.Stone sur ce que nous pouvons appeler aujourd’hui les acteurs absents ou tiers absent : Acteur, au sens le plus large, qui ne peut prendre la parole lors d’une négociation, ou qui n’est pas invité à la table des négociations. EXEMPLE : milieu naturel, êtres vivants non humains, générations futures. (Dictionnaire du développement durable, AFNOR 2004). Ensuite une bibliographie et quelques articles sur notre blog.
Christopher D.Stone, Les arbres doivent-ils pouvoir ester en justice ? Vers des droits de la nature (1972)
Une pollution qui provoque un blessé grave est maintenant considérées comme un crime en Chine. Ils vont même beaucoup plus loin. Les cas très graves, à partir d’un mort, peuvent conduire à de très lourdes peines, et éventuellement à la peine capitale*. Nous voyons les limites de cette perception juridique : il faut qu’il y ait atteinte à l’homme pour qu’il y ait poursuite judiciaire. Cela veut donc dire qu’on peut, du moment qu’il n’y a ni mort humaine, ni blessé grave, complètement dévaster la planète entière ! Il suffira de payer quelques amendes. Contre cette lacune de la pensée anthropocentrée, il faut donc donner aux arbres, aux rivières et aux montagnes le droit d’agir en justice.
En 1972, Christopher D.Stone se posait cette question : “Should Trees Have Standing? Toward Legal Rights for Natural Objects”. Ce passage du statut d’objet naturel à celui de sujet de droit s’inscrit pour Stone dans la continuité du processus historique d’extension des droits légaux : après les étrangers, les femmes, les fous, les Noirs… les arbres. Voici un résumé de son texte** :
« Darwin fait observer que l’histoire du développement moral de l’homme a pris la forme d’une extension continue du champ des objets concernés par ses « sympathies » : « Ses sympathies s’étendirent aux hommes de toutes les races, aux simples d’esprit, aux animaux inférieurs. » Désormais il n’est plus nécessaire d’être vivant pour se voir reconnaître des droits. Le monde des avocats est peuplé de ces titulaires de droits inanimés : trusts, joint ventures, municipalités. Je propose que l’on attribue des droits juridiques aux forêts, rivières et autres objets dits « naturels » de l’environnement, c’est-à-dire, en réalité, à l’environnement tout entier. Cela ne signifie en aucun cas que nul ne devrait être autorisé à couper un arbre. Si les êtres humains ont des droits, il reste néanmoins possible de les exécuter.
Partout ou presque, on trouve des qualifications doctrinales à propos des « droits » des riverains à un cours d’eau non pollué. Ce qui ne pèse pas dans la balance, c’est le dommage subi par le cours d’eau, ses poissons et ses formes de vie « inférieures ». Tant que l’environnement lui-même est dépourvu de droits, ces questions ne relèvent pas de la compétence d’un tribunal. S’il revient moins cher au pollueur de verser une amende plutôt que d’opérer les changements techniques nécessaires, il pourra préférer payer les dommages-intérêts et continuer à polluer. Il n’est ni inévitable ni bon que les objets naturels n’aient aucun droit qui leur permette de demander réparation pour leur propre compte. Il ne suffit pas de dire que les cours d’eau devraient en être privés faute de pouvoir parler. Les entreprises n’ont plus ne peuvent pas parler, pas plus que les Etats, les nourrissons et les personnes frappées d’incapacité. Si un être humain, commençant à donner des signes de sénilité, est de jure incapable de gérer ses affaires, les personnes soucieuses de ses intérêts en font la preuve devant les tribunaux. Le tuteur légal représente la personne incapable. Bien sûr, pour convaincre un tribunal de considérer une rivière menacée comme une « personne », il sera besoin d’avocats aussi imaginatifs que ceux qui ont convaincu la Cour suprême qu’une société ferroviaire était une « personne » au sens du quatorzième amendement (qui garantit la citoyenneté à toute personne née aux Etats-Unis).
Mais je suis sûr de pouvoir juger avec davantage de certitude quand ma pelouse a besoin d’eau qu’un procureur ne pourra estimer si les Etats-Unis ont le besoin de faire appel d’un jugement défavorable. La pelouse me dit qu’elle veut de l’eau par son jaunissement, son manque d’élasticité ; comment « les Etats-Unis » communiquent-ils avec le procureur général ? Nous prenons chaque jour des décisions pour le compte d’autrui et dans ce qui est censé être son intérêt ; or autrui est bien souvent une créature dont les souhaits sont bien moins vérifiables que ceux des rivières ou des arbres. »
* LE MONDE du 22 juin 2013, En Chine, le crime de pollution, passible de la peine de mort
** in les Grands Textes fondateurs de l’écologie, présentés par Ariane Debourdeau
(Flammarion 2013, Champs classiques, 384 pages, 10 euros)