Introduction
François Partant est un des premiers à remettre en question le « développement » dans son livre de 1979, Que la crise s’aggrave. Il pose clairement le problème :
- On ne peut à la fois prétendre que le tiers-monde doit essayer de se développer en suivant notre « modèle » (comme l’économiste orthodoxe l’y encourage) et nier la réalité d’une planète détruite par les activités économiques.
- L’opulence n’a jamais existé que dans certaines sociétés dites « primitives » dans lesquelles les besoins individuels étaient définis une fois pour toutes, la production ne visant qu’à satisfaire ces besoins limités. Notre système actuel d’enrichissement, loin de favoriser l’opulence, n’existe et ne progresse qu’en créant de la rareté.
- Les écologistes réfractaires luttent contre les moyens et les conséquences de la croissance, ils ébranlent donc notre système qui implique la croissance.
Mais ce n’est que dans les années 2000 que le concept de « développement » a été remis en question par des voix convergentes. Un colloque a même été organisé au palais de l’UNESCO en mars 2002 « Défaire le développement, refaire le monde ».
1/6) Les définitions du « développement »
Le « développement » est un mot plastique qui appartient d’abord à la langue courante, où il possède un sens clair et précis (le développement d’une équation). Mais il est utilisé par la langue savante (l'évolution des espèces selon Darwin) pour être aujourd’hui repris par la langue des technocrates dans un sens si extensif qu’il ne signifie plus rien, sinon ce que veut lui faire dire le locuteur qui s’exprime. Au nom de ce mot-valise, on édifie des écoles et des dispensaires, on encourage les exportations, on construit des routes, on rédige des rapports, on engage des experts, on mobilise la communauté internationale, etc. Tous comptes faits, c’est l’ensemble des activités humaines modernes qui peuvent être entreprises au nom du « développement ».
Le principal défaut de la plupart des pseudo-définitions du « développement » tient au fait qu’elles sont généralement fondées sur la manière dont une personne se représente les conditions idéales de l’existence sociale. Elles sont donc totalement dépendantes de la subjectivité du locuteur : « Le développement est un processus qui permet aux êtres humains de développer leur personnalité, de prendre confiance en eux-mêmes et de mener une existence libre et épanouie » (définition de la commission sud, 1987). L’objectif est si noble qu’il est impossible à critiquer. La force du discours sur le « développement » tient donc à la séduction qu’il exerce. Dans tous les sens du terme, charmer, fasciner, faire illusion, mais aussi abuser, détourner de la vérité, tromper. Comme ne pas succomber à l’idée qu’il existerait une manière d’éliminer la pauvreté ? Comment oser penser que le remède pourrait aggraver le mal que l’on veut combattre.
Voici maintenant la définition retenue par François Partant : le « développement » est constitué d’un ensemble de pratiques parfois contradictoires en apparence, qui, pour assurer la reproduction sociale obligent à transformer et à détruire, de façon généralisée, le milieu naturel, en vue d’une production croissante de marchandises (biens et services) destinées, à travers l’échange, à la demande solvable.
2/6) L’avant-développement
Pendant des millénaires, les sociétés humaines sont parvenues à s’adapter à des milieux très différents, de sorte que leurs cultures étaient également très différentes. Avec une organisation socio-politique qui leur était propre, avec des moyens plus ou moins élaborés, mais toujours adaptés au contexte qui était le leur, elles produisaient en vue de satisfaire des besoins qu’elles définissaient elles-mêmes. Elles avaient en commun cette autonomie économique, que devrait revendiquer toute entité socio-politique indépendante et soucieuse de préserver sa raison de vivre ; elles maîtrisaient les conditions de leur propre reproduction sociale. Les caractères durables ou soutenables renvoient non au développement « réellement existant », mais à la reproduction. La reproduction durable a régné sur la planète en gros jusqu’au XVIIIe siècle ; il est encore possible de trouver chez les vieillards du Tiers-Monde des experts en reproduction durable : les artisans et les paysans qui ont conservé une large part de l’héritage des manières ancestrales de faire et de penser.
Or la période coloniale a radicalement modifié les données. Le marché ne triomphe que grâce à la désintégration des relations de parenté traditionnelles. Le développement impose des changements de direction continuels, pour s’adapter aux progrès réputés désirables.
3/6) L’invention du « développement »
Pour ce qui concerne l’histoire du développement, l’article 22 du pacte de la Société des nations (1919) est important : « Les principes suivants s’appliquent aux colonies et territoires qui ont cessé d’être sous la souveraineté des Etats qui les gouvernaient précédemment et qui sont habités par des peuples non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne. Le bien-être et le développement de ces peuples forment une mission sacrée de la civilisation. La meilleure méthode de réaliser pratiquement ce principe est de confier la tutelle des ces peuples aux nations développées. Le degré de développement… » Ce texte utilise pour la première fois dans la littérature internationale la notion de « degré de développement » pour justifier un classement des nations, tout en affirmant qu’il existe, au sommet de l’échelle, des nations « développées ». Bien entendu, cette perspective correspond à l’évolutionnisme social.
Il faut soigneusement distinguer cet évolutionnisme social de l’évolutionnisme biologique, lié aux travaux de Darwin. Le premier est une philosophie de l’histoire, fondée sur une hypothèse non vérifiable, d’ordre téléologique (les évènements s’enchaînent selon une finalité prédéterminée), alors que le second constitue une explication, reposant sur de multiples observations, qui permet de comprendre l’évolution des espèces vivantes, sans que celle-ci n’obéisse à aucune nécessité interne. Sur le plan politique, l’évolutionnisme social permettait de donner une légitimité à la nouvelle vague de colonisation. De même que Christophe Colomb avait conquis l’Amérique au nom du Christ et de l’évangélisation, la colonisation se présentait désormais, grâce à la SDN, comme une « mission sacrée de civilisation ». La formule n’était pas innocente car elle reportait l’objectif final dans la sphère du religieux, de la mission et du sacré. Loin de sacrifier à l’intérêt national, la colonisation n’était –elle pas une entreprise tout entière tournée vers le « bien-être matériel et moral des indigènes » s’inscrivant dans le progrès général de l’humanité ?
Le point IV du discours de Truman de 1949, n’est qu’un petit catalogue de bonnes intentions. Mais c’est la première fois que l’adjectif « sous-développé » apparaît dans un texte destiné à une pareille diffusion. Cette innovation terminologique introduit un rapport inédit entre « développement » et « sous-développement ». Jusqu’alors les relations Nord/Sud étaient largement organisées selon l’opposition colonisateurs/colonisés. La nouvelle dichotomie développés/sous-développés propose un rapport différent, conforme à la nouvelle Déclaration universelle des droits de l’homme. A l’ancienne relation hiérarchique des colonies soumises à leur métropole se substitue un monde dans lequel tous les Etats sont égaux en droit même s’ils ne le sont pas encore en fait. Dans ces conditions, une accélération de la croissance apparaît comme la seule manière logique de combler l’écart. Non seulement on évacue les effets de la conquête, de la colonisation, de la traite, du démantèlement de l’artisanat en Inde, de la déstructuration des sociétés, etc., mais encore on fait comme si l’existence des pays industriels ne transformait pas radicalement le contexte dans lequel évoluent les candidats à l’industrialisation. Ainsi, à partir de 1949, plus de deux milliards d’habitants de la planète ne seront plus Aymaras, Bambaras, Berbères, Mongols ou Quechuas, mais simplement « sous-développés ». L’esprit est conditionné au sous-développement lorsqu’on parvint à faire admettre aux masses que leurs besoins se définissent comme un appel aux solutions occidentales, ces solutions qui ne leur sont pas accessibles.
En cessant d’être un processus endogène et autocentré d’évolution globale spécifique à chaque société, le développement ne pouvait plus être une dimension de l’histoire humaine.
4/6) L’équivalence entre « développement » et croissance
A partir de la fin du XVIIe siècle, ce qui était jusqu’alors impensable devient raisonnable : l’idéologie du progrès acquiert une position dominante. L’expansion de l’idée de croissance avait été longtemps bridée par la conscience d’une limite (sauf pour les classes dirigeantes à toutes les époques), d’une sorte d’optimum à partir duquel la courbe devait nécessairement s’inverser, pour se conformer aux lois de la « nature » ou au plan de Dieu. C’est ce verrou qui saute.
Le discours sur le « développement » s’universalise aujourd’hui, mais il n’est pas transculturel. Il est inscrit dans un rapport de force. Ce qui est au cœur de ce discours, c’est qu’il prétend pouvoir se généraliser à l’ensemble de la planète par le biais d’une croissance censée être infinie, non par choix, mais par nécessité… surtout pour les pays qui sont déjà les plus « développés ». Or il s’agit là d’un discours irréalisable. Aujourd’hui, 20 % des hommes consomment 80 % des ressources de la planète et sont obligés, pour faire survivre le système, de stimuler la croissance. Il n’est pas possible de mobiliser au moins quatre fois plus de ressources supplémentaires : l’environnement ne le supporterait pas.
Le noyau dur du « développement » est toujours la croissance. Le secrétaire général des Nations unies dira en 1962 : « Le développement n’est pas simplement synonyme de croissance économique ; c’est une croissance économique accompagnée de transformation. » Le rapport Brundtland de 1987 sur le « développement durable » ne fait pas exception : « La notion de développement durable implique certes des limites. Il ne s’agit pourtant pas de limites absolus, mais de celles qu’impose l’état actuel de nos techniques et de l’organisation sociale ainsi que de la capacité de la biosphère de supporter les effets de l’activité humaine. Mais nous sommes capables d’améliorer nos techniques et notre organisation sociale de manière à ouvrir la voie à une nouvelle ère de croissance économique. » Le PNUD ajoutera en 1991 : « De même que la croissance économique est nécessaire au développement humain, le développement humain est essentiel à la croissance économique. » A quoi bon dénoncer le fait que l’interaction entre économie et écologie peut être destructrice, voire catastrophique.
Voilà pourquoi le « développement », toujours présenté comme une solution, constitue de fait un problème puisqu’il crée des problèmes (rapport Brundtland) si c’est pour parvenir, une fois de plus, au besoin de croissance.
5/6) L’après-développement
L’économie mondialisée que le développement instaure aujourd’hui est, par nature, très instable et sa chute inéluctable, probablement imminente. Tel sera le stade final. Il comportera certainement beaucoup de souffrances, mais peut aussi fournir les conditions de l’évitement d’une catastrophe écologique et surtout climatique. Il ne s’agit pas de remplacer le développement par un autre modèle unique, mais de renouer avec la pluralité des mondes ! Il s’agit de préparer l’après-développement, qu’il ne faut pas confondre avec l’anti-développement. Vouloir faire autre chose que ce que l’on a fait jusqu’ici ne signifie pas faire le contraire. Ce qui serait trop simple ! Mais si le monde a pu vivre sans « développement » pendant si longtemps, il est légitime de penser que la vie continuera lorsqu’il aura disparu.
L’après-développement repose sur une critique des inégalités, les pauvres ne vont pas sans les riches. La pauvreté se construit dans un rapport social qui tout à la fois unit et sépare les riches et les pauvres. Or les inégalités, du point de vue de la rationalité capitaliste, constituent le signe de la bonne santé du système ! Il y a donc quelque chose d’absurde, de la part des organisations internationales, à s’apitoyer sur la pauvreté – et prétendre la combattre – tout en précisant de mieux faire fonctionner les marchés. On ne peut lutter contre la pauvreté sans lutter également contre la richesse.
L’après-développement repose sur une vie communautaire à petite échelle dont il existe déjà plusieurs modèles : Swadeshi, Self-reliance, simplicité volontaire, Towns transition, etc. La frugalité collective ne peut être confondue avec la pauvreté modernisée. En Afrique, on considère comme pauvre non pas celui qui manque de biens matériels, mais celui qui n’a personne vers qui se tourner et qui passe pour une sorte d’« orphelin social ». On trouve la sagesse dans ce proverbe tswana : « Là où il n’y a pas de richesse, il n’y a pas non plus de pauvreté. »
La démondialisation, la lutte contre les inégalités, la relocalisation des activités, la recherche d’une diversité des cultures enracinées dans un écosystème particulier peut constituer un projet politique d’avenir, une alternative au « développement ».
6/6) conclusion
Le projet initial de la croissance économique et du développement technique était de libérer l’homme, de le dégager des tâches pénibles afin de lui permettre de réaliserait ce qu’il souhaiterait. On est obligé de reconnaître que dans les pays des Nords comme des Suds, le projet n’a pas abouti. Faute d’imagination, les dirigeants continuent pourtant de se réclamer de la seule logique du « sur-développement » pour répondre aux demandes de mieux-être des populations. Pourtant les contraintes environnementales montrent qu’il n’y a pas de développement durable : aucune croissance n’est infinie dans un monde fini. Le Titanic coule, mais dans le cas de la planète Terre, on ne peut guère espérer de navire de rechange.
Pourtant les politiques espèrent qu’une série d’innovations majeures permettra de résoudre l’ensemble des problèmes actuels, croient que leur pays serait moins affecté que les autres dans l’éventualité de bouleversements mondiaux, ou attendent que des crises écologiques permettent de justifier des mesures impopulaires après des décennies de discours rassurants. Ces options se contentent de parier sur l’avenir, elles ne sont pas dignes d’un véritable acte politique.
Interroger le concept de « développement durable » est donc crucial, car si cette façon de penser s’avère nuisible comme nous avons essayé de le démontrer, la situation climatique et l’épuisement des ressources risquent de devenir irréversibles avec toutes les conséquences socio-économiques que cela entraînera.