Les Petits matins, 448 p., 25 euros
Joan Martinez-Alier, professeur en économie et en histoire de l’économie à l'Université autonome de Barcelone, a publié en 2005, en espagnol, L’écologisme des pauvres. Son livre vient de sortir en France aux éditions Les Petits Matins.
1/2) Résumé
L’écologie, un luxe réservé aux pays riches ? Rien de plus faux, explique Joan Martínez Alier, qui prouve à travers ce livre que justice sociale et préservation de l’environnement, loin de se concurrencer, vont de pair. À rebours de la croyance selon laquelle il faudrait avoir atteint un certain niveau de confort pour se « permettre » d’être écologiste, l’auteur montre qu’il s’agit souvent d’une question de vie ou de mort pour les plus démunis. Ainsi, tout comme il existe un écologisme de l’abondance (le tri sélectif ne peut s’inventer que dans des endroits où les poubelles débordent !), il existe partout dans le monde un écologisme des pauvres. Car non seulement les pauvres dépendent étroitement de leur environnement pour survivre, mais c’est aussi vers eux que sont transférées les activités les plus polluantes.
Dans ce livre devenu un classique de l’écologie politique, Joan Martínez Alier s’interroge sur les calculs possibles pour déterminer un prix « écologiquement correct » intégrant les dégâts environnementaux et sociaux. Mais, bien au-delà, il insiste sur l’incommensurabilité des valeurs : quel prix donner à une vie humaine ? Quel prix pour une terre « sacrée » détruite par une mine de cuivre, ou pour une communauté entière exposée à des déchets toxiques ?
Aujourd’hui, petit à petit, la notion de justice environnementale fait son chemin. L’idée de dette écologique également : ceux qui utilisent le moins de ressources ne seraient-ils pas les créanciers de ceux qui les gaspillent ? Autrement dit, les riches n’auraient-ils pas une dette écologique envers les pauvres ?
2/2) Interview par le JDD : « L’écologie n’est pas compatible avec l’économie de marché »
Dans votre livre, vous parlez de trois types d'écologie. Pouvez-vous nous les décrire ?
Le premier type d'écologie est une écologie qui sacralise la nature et qui vise à la conserver. C'est le culte de la nature sauvage. C’est l'écologie de Henry David Thoreau ou de John Muir aux Etats-Unis. Le deuxième type d’écologie est un courant qui nous vient des ingénieurs et des économistes qui pensent que l'on peut avoir une compatibilité entre l'économie de marché et l'écologie. C'est ce qu'on retrouve sous le vocable de développement durable ou même de croissance verte. Mais pour moi, "croissance verte", c'est un oxymore. Une des figures centrales et un des précurseurs de ce mouvement est Gifford Pinchot. Quand on regarde l'histoire, nous voyons que si l'économie croît les dépenses énergétiques et les matériaux croissent aussi.
Vous, vous défendez ce que vous appelez l'écologisme des pauvres aussi appelée "mouvement pour la justice environnementale" ?
A cause de la raréfaction des matériaux et des ressources naturelles, il y a partout dans le monde des protestations qui montent. Ces protestations sont surtout dans le Sud du monde : en Nouvelle Calédonie à cause du nickel ou au Niger à cause de l'uranium. Mais il y en a même en Europe, à cause du gaz de schiste. Il y a aussi eu des investissements complètement inutiles pour lesquels on voit des manifestations en Europe, comme Notre-Dame-des-Landes ou le TGV Lyon-Turin.
Dans les pays du Sud, cela ne se fait pas toujours avec comme mot d'ordre la protection de la nature...
Il y a dans les pays du Sud des monsieur Jourdain de l'écologie, qui font de l'écologie sans le savoir. En Équateur, il y a des gens qui protestent contre l'extraction de pétrole parce que son exploitation détruit leur lieu de vie. Ces populations ne connaissent pas le mot "écologiste" mais ils commencent à l'apprendre. Quand on leur demande s'ils protestent parce qu'ils sont communistes ou écologistes, ils répondent que non, qu'ils protestent parce qu'ils sont des indigènes et que la terre et l'eau sont sacrés ou parce qu'ils ont des droits mémoriels. C'est cela l'écologisme des pauvres, des gens qui protestent pour des raisons de subsistance.
Mais s'ils font de l’écologie sans le savoir et que cela ne débouche pas sur un mouvement politique, n’est-ce pas une limite, un problème ?
La question n’est pas celle du vote mais celles des alliances avec d'autres groupes écologistes. Par exemple dans le nouveau livre de Naomi Klein (This Changes Everything: Capitalism vs. the Climate – pas encore traduit en France, Ndlr), elle raconte l'histoire de tous ces gens qui au Canada ou aux Etats-Unis s'opposent aux nouveaux pipelines. Elle appelle cela "blocage". Il y a un pays qui s'appelle "blocage" partout dans le monde et c'est le pays de ces gens qui s'opposent ici au gaz de schistes, là aux pipelines, etc. Tous ces mouvements de blocage sont en train de faire des réseaux et c'est cela l'écologie populaire. Nous verrons cela l'an prochain en France pour la conférence climat. Des milliers de personnes viendront contester et demander la justice climatique.
«C'est difficile pour la gauche de devenir écologiste»
On en est selon vous la bataille d’idées ?
Dans les années 1970, les idées écologistes se sont fait connaître. Cela commence avec Rachel Carson, puis avec le rapport du club de Rome en 1972 puis Sicco Mansholt qui était le président de la Commission européenne et qui est devenu écologiste. Après avoir lu le rapport de Rome, il a dit qu'il fallait une croissance en dessous de zéro. Ensuite, André Gorz a parlé "décroissance". La candidature de René Dumont en 1974 vient de cette histoire. Les idées écologistes se sont développées dans ces années 1970. Ensuite il y a l'époque néolibérale durant laquelle les idées écologistes ont reculées. Aujourd'hui, ces idées reviennent à cause du changement climatique dont les gens prennent conscience.
Vous parlez d’écologisme des pauvres mais comment expliquer-vous que dans les pays occidentaux, en tout cas en France, le vote écolo reste un vote marginal, de gens souvent instruits et vivant dans un milieu souvent urbain. C’est plus un écologisme des riches ?
En France, en Espagne et en Italie, la gauche post-communiste et même socialiste a eu des difficultés à comprendre les thèmes écologistes. Non parce qu'ils sont des adorateurs du marché mais parce qu'ils sont productivistes. Les marxistes étaient productivistes et les keynésianistes aussi. Donc c'est difficile pour la gauche de devenir écologiste. Quant aux libéraux, ils sont pour le marché et donc contre l'écologie même si d'un point de vue rhétorique, ils sont pour.
Pour vous l'économie de marché est par nature incompatible avec l’écologie ?
Par nature, c'est incompatible car le marché est myope en ce qui concerne le futur. Le marché est aussi myope en ce qui concerne les besoins des gens pauvres. Et, enfin, le marché est myope en ce qui concerne les besoins des autres espèces. Le marché n'est pas bon pour la soutenabilité écologique.
Pour vous, la taille des villes et le nombre de naissance sont des questions politiques ? Il faut dans un cas comme dans l'autre les limiter ?
Je ne sais pas si l'on peut les limiter par la loi mais les grandes villes ne sont pas soutenables d'un point de vue écologique. Quant aux naissances, on voit l'émergence d'un néo-malthusianisme féministe. Néo-malthusianisme, car ce mouvement n'est pas réactionnaire comme l'était Malthus. C'est un mouvement progressiste qui pense qu'il vaut mieux avoir moins d'enfants, c'est une idée de la procréation consciente. Cela s'est développé contre l'Etat et contre l'Eglise.
Arthur Nazaret - Le Journal du Dimanche
http://www.lejdd.fr/Politique/L-ecologie-n-est-pas-compatible-avec-l-economie-de-marche-693460_