Tout se passe comme si nous tenions une « comptabilité morale » tentant de garder un équilibre entre « bonnes » et « mauvaises » actions, entre convictions écologiques et envies consuméristes. On est mieux prédisposé à agir de façon éthique si on prévoit d’agir ensuite de façon non éthique, et vice versa. Le conducteur d’une voiture hybride se permet de délaisser les transports en commun et le consommateur bio se paie de temps à autre un McDo… La succession des actes « bons » ou « mauvais » indique que nous agissons plus en compensation de l’action immédiatement précédente que de la somme des actions effectuées*. Cet article d’Antoine Reverchon ne cite pas le mécanisme de compensation utilisé par les entreprises ni la problématique de l’interaction spéculaire, source principale du comportement humain.
Le principe de solidarité écologique était acté en 2015 par un projet de loi pour la reconquête de la biodiversité. Il s’agit de prendre en compte les écosystèmes dans toute décision publique, d’« éviter, réduire et compenser » les atteintes à la nature. La priorité est bien sûr « d’éviter », « réduire » est de toute façon une nécessité, « compenser » n’est qu’un gadget inventé par les marchands. Le fait d’avoir commis un acte répréhensible se traduit par l’obligation de se rattraper dans un autre domaine. Cela permet de jouir plus longtemps de ce qui est contestable. Le monsieur qui offre un cadeau à sa femme après l’avoir trompée, c’est vieux comme l’adultère. Ce mécanisme de compensation est mis à toutes les sauces. Le comité interministériel de juillet 2018 consacré à la sauvegarde de la biodiversité envisage une échéance« zéro artificialisation nette ». On fait là aussi appel au mécanisme de compensation : les projets d’aménagement ne seront pas bloqués, des surfaces équivalentes devront être rendues à la nature. Bonjour la dépollution des friches industrielles ! Nous avons déjà parlé sur ce blog de la compensation au niveau de l’aviation civile. Il existe même des ONG qui se font à titre payant les intermédiaires pour vendre le carbone sauvegardé dans une forêt à des entreprises qui vont s’empresser en contre-partie d’émettre beaucoup de gaz de serre ailleurs. C’est le mécanisme de la REDD (réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts), une des facettes de la compensation carbone, ce qu’on appelait il y a bien longtemps le trafic des indulgences : rémission totale ou partielle devant Dieu de la peine temporelle encourue en raison d’un péché pardonné, ce qui se faisait généralement contre espèces sonnantes et trébuchantes.
Quant aux yo-yo qui peut exister entre notre comportement écologiquement responsable et un consumérisme plus ou moins affiché, il est plus ou moins affirmé selon la force de nos convictions personnelles. Encore faut-il pouvoir résister à l’attitude socialement correcte. Ainsi ceux qui refusent encore aujourd’hui volontairement de posséder un téléphone portable et autres smartphones peuvent-ils être considérés comme des résistants, ce qui ne les empêche pas (trop) souvent d’avoir une voiture. C’est ce que démontrait Michel Sourrouille dans son livre « On ne naît pas écolo, on le devient : « Enseignant la sociologie en lycée, j’étais assez préoccupé de devoir refléter l’opposition tranchée entre ceux qui privilégient l’action individuelle comme moteur de la société (Raymond Boudon) et ceux qui insistent sur le poids du social qui formate les individus (Pierre Bourdieu). Je préférais montrer à mes élèves les interactions entre individu et société en prenant l’exemple de la socialisation. L’enfant progresse par des processus d’imitation (il reprend à son compte la société des adultes) ajouté à des processus de différenciation (il sait dire non, il teste son propre pouvoir). D’où une personnalité en formation qui ressemblera pour une part à celle des parents et qui aura par ailleurs sa configuration propre. Ce n’est que récemment que j’ai découvert et apprécié le terme imagé d’interaction spéculaire (comme dans un miroir). Cette explication sociologique permet d’enterrer le vieux débat épistémologique sur l’antériorité de l’individu ou de la société. La société est un système de représentations croisées entre individus : je me représente la manière dont les autres se représentent les choses et moi-même. Je me réalise en échangeant avec autrui des modèles du monde formés par ces échanges. L’être humain est tout à la fois modelé par le monde qui lui préexiste et modélisateur du monde par les actions qu’il entreprend. La boucle est bouclée, mais pour changer la société tout dépend de la masse critique atteint par une action à l’origine marginale. « Je fais parce que tu fais ainsi parce que nous faisons tous de même » peut devenir « Tu fais parce que je fais ainsi parce que nous ferons tous de même ». »
* LE MONDE idées du 22 septembre 2018, La « comptabilité morale » ou le va-et-vient entre convictions éthiques et envies personnelles