Jonathan Safran Foer a trouvé le filon. Après Eating Animals en 2009 (« Faut-il manger les animaux ? »), il publie « L’avenir de la planète commence dans notre assiette »*. Voici un dialogue possible avec lui :
Jonathan Safran Foer : Nous sommes en quelque sorte une génération charnière : ceux qui vivent aujourd’hui sont ceux qui réussiront, ou non, à sauver la planète. Aujourd’hui, notre espèce vit sous la menace d’un suicide de masse.
Biosphere : Nous sommes il est vrai une « génération charnière », celle qui va passer de l’abondance permise par les énergies fossiles à une période de pénuries et de rationnement. Nous allons basculer de façon assez brutale de la génération-écran à la génération-climat. Il est vrai aussi que cette « transition écologique » se fera au prix d’un grand nombre de morts, inondations, sécheresses, famines, guerres, épidémies… Mais il est encore plus vrai qu’il ne s’agit pas de « sauver la planète », elle se fout complètement de notre existence ou de notre disparition, elle vit sa vie. Après nous les méduses ?
Jonathan Safran Foer : A l’échelle individuelle, nous pouvons principalement mener quatre types d’actions pour réduire notre empreinte carbone : moins utiliser l’avion, vivre sans voiture, avoir moins d’enfants et réduire notre consommation de produits d’origine animale. La réflexion sur les trois premiers registres est certes nécessaire, mais ce sont des questions complexes, qui doivent être pensées sur le long terme. Or, nous n’avons plus de temps pour agir !
Biosphere : C’est un constat qu’il faut répéter, la fécondité, la voiture, l’avion et le mode alimentaire sont des activités qui découlent de notre comportement individuel. Sauf exception (à mon insu ou de mon plein gré), ce n’est pas autrui qui fait les enfants à ma place. Or changer un comportement socialement intériorisé prend du temps, y compris la consommation de viande. Nous n’en avons jamais consommé autant qu’aujourd’hui ; même l’Inde l’Inde et la Chine s’y mettent. La production de viande est passée de 70 millions de tonnes en 1961 à 330 millions en 2018… La tendance est lourde, nous ne deviendrons pas végétariens d’un coup de baguette magique. Cela mettra au moins autant de temps que nous passer de voiture individuelle !
Jonathan Safran Foer : La voiture ? La plupart des grandes villes américaines ont été conçues pour la rendre indispensable et 85 % des Américains l’utilisent pour aller au travail.
Biosphere : Pour maintenir le réchauffement planétaire à moins de 2 °C, il faut abandonner la plus grande partie de notre consommation d’énergies fossiles – charbon, pétrole, gaz – afin de réduire les émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES). Que les Américains et les Gilets jaunes le veuillent ou non, soit il faut individuellement accepter l’augmentation du prix du carburant pour rapprocher lieu de travail et domicile, soit c’est l’apocalypse climatique accompagnée d’une effroyable descente énergétique.
Jonathan Safran Foer : Pour ce qui est de l’avion, une bonne part des déplacements ont un motif professionnel ou sont effectués dans un but personnel indépendant des loisirs, par exemple, rendre visite à un membre de sa famille malade.
Biosphere : De plus en plus de Suédois commencent à ressentir la « honte de voler (flygskam) » en avion, pourquoi pas aux États-Unis et en France. Jonathan, vous faites assaut de faux arguments pour ne rien faire contre les déplacements d’une élite réduite et de touristes au long cours. Pour les Français, vacances et loisirs sont le principal motif de déplacement en avion (près de 70 %), tandis que les usages professionnels représentent moins d’un tiers des vols.
Jonathan Safran Foer : Quant à la décision d’avoir des enfants, ce n’est pas au centre des préoccupations urgentes de la majorité des gens – je suis sûr que la plupart de vos lecteurs ne sont pas, en ce moment précis, en train de se demander s’ils veulent mettre un enfant en route dans le mois qui suit.
Biosphere : Les citoyens ne se demandent pas si leurs activités quotidiennes émettent plus ou moins de gaz à effet de serre. Par contre le choix d’avoir ou non un enfant devrait poser problème à tout citoyen : procréer alors que le futur s’assombrit, est-ce une bonne idée ? Les nullipares existent, elles sont peut-être moins nombreuses que les végans, mais leur nombre ne peut que s’accroître, écologie oblige.
Jonathan Safran Foer : L’alimentation, en revanche, est un choix que nous faisons trois fois par jour et, pour presque tout le monde, ce n’est pas un choix contraint : personne ne nous force à manger d’une façon ou d’une autre.
Biosphere : Vous aviez écrit dans votre précédent livre : « Ce n’est pas au consommateur qu’il devrait incomber de savoir ce qui est cruel et ce qui ne l’est pas, ce qui est destructeur et ce qui est viable pour l’environnement. Les produits alimentaires cruels et destructeurs devraient être interdits. Nous ne devrions pas avoir à choisir des jouets contenant de la peinture au plomb, des aérosols avec des chlorofluorocarbones. » La société évolue grâce aux changements individuels de comportements, mais ceci ne peut se généraliser qu’en étroite corrélation avec les choix collectifs. Un repas végétarien par semaine dans tous les restaurants scolaires devrait être une obligation pédagogique.
Jonathan Safran Foer : Quand vous voyez quelque chose qui vous fait envie, vous ne le volez pas. Vous ne le volerez pas parce que vous savez qu’on ne doit pas voler, c’est inscrit en vous. Il nous faut devenir des gens qui ne volent rien à la planète, qui ne volent rien à l’avenir.
Biosphere : Des humains qui ne volent rien à la planète, c’est impossible. Cela ne consiste pas seulement à éviter la viande puisque tout est parasitaire dans l’activité humaine. Pour exister, se chauffer, se transformer, publier un livre… on vole matières et énergie disponibles dans la nature. Donc adopter un comportement écolo, faire de l’économie au sens « économiser », ce sera bientôt la norme, qu’elle soit simplicité volontaire ou imposée. A ce moment il y a intériorisation, la sobriété deviendra naturelle, on la pratiquera sans y penser.
Jonathan Safran Foer : Il est étonnant de voir le nombre de fois où quelqu’un me demande : « Avez-vous l’espoir que les gens finiront par changer ? » En général, je rétorque : « Avez-vous l’espoir, vous, que vous finirez par changer ? » Souvent, on me répond : « Oui, je crois que je pourrais changer un peu. » Et j’insiste : « Que voulez-vous dire par un peu ? Parlons de l’avion. Que croyez-vous que vous pourriez faire pour le prendre moins souvent ? Je ne vais pas vous juger, j’espère que vous ne me jugerez pas non plus, mais parlons-en. » Et ces conversations, c’est vrai, me donnent de l’espoir.
Biosphere : C’est bien résumé, c’est l’art de convaincre d’une juste cause. Arne Naess tenait le même raisonnement : « La violence à court terme contredit la réduction universelle à long terme de la violence. Maximiser le contact avec votre opposant est une norme centrale de l’approche gandhienne. Plus votre opposant comprend votre conduite, moins vous aurez de risques qu’il fasse usage de la violence. Vous gagnez au bout du compte quand vous ralliez votre opposant à votre cas et que vous en faites un allié. »
Jonathan Safran Foer : Au bout du compte, que je sois optimiste ou non n’a pas beaucoup d’importance ; ce qui compte, c’est ce que nous faisons.Ce qui est certain, c’est que la conscience que nous avons de la situation augmente à un rythme très rapide : si nous continuons de changer à cette cadence, alors je crois que nous avons de vraies chances de gagner la partie.
Biosphere : c’est l’effet boule de neige. On y arrivera quand on s’apercevra que la nature ne négocie pas, la catastrophe servira de pédagogie si la pédagogie de la catastrophe n’a pas eu le succès qu’elle méritait…
* LE MONDE du 16 novembre 2019 Jonathan Safran Foer : « Il nous faut devenir des gens qui ne volent rien à la planète »
Additionnons l’énergie nécessaire à la production et à la transformation des aliments pour les bêtes, la fermentation entérique de celles-ci (flatulences et rots), le stockage et le traitement du fumier et, enfin, le transport de la viande produite. Selon le dernier rapport de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) publié en 2013, l’élevage de bétail dans le monde totalisait ainsi, en 2005, 14,5 % des émissions de GES d’origine anthropique, soit un taux comparable aux émissions du secteur des transports. Fait notable : la viande bovine est à l’origine de 41 % de ces émissions (74 % si l’on tient compte de la production de lait).
Selon un rapport de Greenpeace publié en mars 2018, la production de viande et de produits laitiers serait la source de 80 % de la déforestation de la forêt amazonienne et mobiliserait jusqu’à 80 % de la surface des terres agricoles dans le monde, soit des centaines de millions d’hectares mobilisés pour nourrir les animaux que consommeront ensuite les habitants des pays riches, quand l’exploitation de ces terres pourrait directement alimenter ceux des pays pauvres.
Bien sûr il est bon de savoir que «Pour les Français, vacances et loisirs sont le principal motif de déplacement en avion (près de 70 %), tandis que les usages professionnels représentent moins d’un tiers des vols ». Mais il serait tout aussi bon ici, de mettre en relief la finalité de ces déplacements professionnels. Prendre l’avion pour aller se détendre et s’amuser à Pétaouchnok ou pour aller y installer une usine de trottinettes électriques, finalement c’est kif-kif bourricot. Et c’est la même chose pour l’utilisation de la Bagnole.
Feu à volonté sur l’avion et la bagnole, OK, mais aussi sur toutes ces activités futiles et néfastes ! Constructions de grands projets inutiles, conceptions-fabrications et ventes de gadgets à la con, publicités, compétitions, courses de vroum-vroum, coupes du monde, J.O et Jean Passe.
Quant à «gagner la partie », comme dit Jonathan Safran Foer, tout dépend de ce qu’on entend par «partie ». Autrement dit de ce qu’on cherche à gagner. Autrement dit encore, de ce qu’on ne souhaite absolument pas perdre. J’ai déjà eu l’occasion de dire, qu’au stade où nous en sommes, le pire que nous ayons à perdre c’est ce qu’il nous reste d’humanité.