Cosigné par une dizaine de membres du collectif Scientifiques en rébellion, un livre rappelle que dépolitiser la science conduit à protéger les intérêts dominants.
Claire Legros : A-t-on le droit, lorsqu’on est scientifique, de s’engager dans le débat public ? A cette question devenue cruciale pour un nombre croissant de chercheurs, Sortir des labos pour défendre le vivant (Seuil, 72 pages, 4,90 euros) rédigé par une dizaine de membres du collectif Scientifiques en rébellion apporte une réponse argumentée. L’organisation, qui regroupe quelque 500 chercheurs issus de toutes disciplines, alerte depuis 2020 sur l’urgence à lutter contre le réchauffement climatique et l’effondrement de la biodiversité. Outre des conférences, ses membres assument le choix d’actions de désobéissance civile non violente – blocages de pont ou d’autoroute, perturbations d’assemblées générales d’actionnaires – au risque de poursuites judiciaires. Au cours du XXe siècle, cette question des usages des savoirs s’est posée avec une acuité tragique après l’utilisation de la bombe atomique par les Etats-Unis en 1945. Et, dans les décennies suivantes, nombreux sont les scientifiques à dénoncer les effets de l’amiante, du tabac, des pesticides… Ignorer certains biais dans le champ académique contribue à les renforcer, notamment dans le domaine de l’environnement, rappellent les auteurs. De même, vouloir dépolitiser la science conduit à protéger les intérêts dominants alors que « la recherche a historiquement contribué à diffuser et légitimer une idéologie de croissance illimitée et de domination de la nature ». L’organisation a choisi de restreindre ses prises de position aux seuls arguments validés par le consensus scientifique, se gardant de déclarations issues du registre de l’opinion.
Le point de vue de GenZ : La science EST politique qu’on le veuille ou non. Ancien chercheur avec 40 ans de carrière je l’ai appris de la manière la plus brutale quand les financements publics de mon thème de recherche – l’environnement comme par hasard – ont été rabotés. Depuis la nuit des temps le financement de la recherche est un instrument du pouvoir (exemple emblématique : Le HMS Beagle de Darwin était une expédition colonialiste sous prétexte scientifique). Dans les rares cas où la recherche n’est pas un instrument d’un pouvoir, c’est dans les questions brûlantes de la société du moment qu’elle puise son inspiration. En tant que chercheur, ignorer qu’on est l’instrument d’une politique, publique ou privée selon le guichet où on a frappé, est une hypocrisie trop complaisante. Le militantisme, y-compris le plus extrême, est une logique éclairée et naturelle qui doit être envisagée quand la situation l’exige.
Le point de vue de Grothendieck : Je voudrais préciser la raison pour laquelle au début j’ai interrompu mon activité de recherche : c’était parce que je me rendais compte qu’il y avait des problèmes si urgents à résoudre concernant la crise de la survie que ça me semblait de la folie de gaspiller des forces à faire de la recherche scientifique pure. A partir du moment où des amis et moi avons démarré un groupe qui s’appelle Survivre, pour précisément nous occuper des questions de la survie, à partir de ce moment, du jour au lendemain, l’intérêt pour une recherche scientifique désintéressée s’est complètement évanoui pour moi et je n’ai jamais eu une minute de regrets depuis. Depuis deux ans que j’essaie de comprendre un petit peu le cours que la société est en train de prendre, les possibilités que nous avons pour agir favorablement sur ce cours, en particulier les possibilités que nous avons pour permettre la survie de l’espèce humaine et pour permettre une évolution de la vie qui soit digne d’être vécue, que la survie en vaille la peine, mes connaissances de scientifique ne m’ont pas servi une seule fois.
Pour nous, la civilisation dominante, la civilisation industrielle, est condamnée à disparaître en un temps relativement court, dans peut-être dix, vingt ou trente ans… une ou deux générations, dans cet ordre de grandeur ; parce que les problèmes que pose actuellement cette civilisation sont des problèmes effectivement insolubles. Nous voyons maintenant notre rôle dans la direction suivante : être nous-mêmes partie intégrante d’un processus de transformation, de ferments de transformations d’un type de civilisation à un autre, que nous pouvons commencer à développer dès maintenant. Dans ce sens, le problème de la survie pour nous a été dépassé, il est devenu celui du problème de la vie, de la transformation de notre vie dans l’immédiat ; de telle façon qu’il s’agisse de modes de vie et de relations humaines qui soient dignes d’être vécus et qui, d’autre part, soient viables à longue échéance et puissent servir comme point de départ pour l’établissement de civilisations post-industrielles, de cultures nouvelles. (Alexandre Grothendieck (1928-2014), texte reproduit dans la revue Écologie et Politique, n°52, 2016)
Le point de vue des écologistes : Si les scientifiques allaient au bout de leur logique, ils s’interdiraient de pratiquer des recherches dans des domaines à vocation marchande, ils pratiqueraient une décroissance du domaine de la recherche pour se consacrer à ce qui fait vraiment avancer le bien commun. Mais d’autres scientifiques viendraient les remplacer, attirés par l’appât du gain. Alors faudrait-il brûler les labos de cette techno-recherche mal intentionnée ? La question doit recevoir une réponse.
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La neutralité des scientifiques en question (2024)
extraits : De plus en plus de climatologues, d’écologues, de physiciens ou de sociologues décident de sortir de leurs laboratoires pour investir l’agora. Tribunes, prises de parole sur les réseaux sociaux, soutiens à des actions en justice, désobéissance civile… Frustrés par ce qu’ils perçoivent comme une « inaction », ils ne veulent plus se contenter de chroniquer les crises écologiques en cours. Ces prises de position valent souvent d’être accusé de militantisme… La seule recherche qui soit neutre est la science fondamentale par rapport la science appliqué (la technoscience). L’une apporte des connaissances universelles, l’autre est menée par des entreprises dont les modalités s’appelle bénéfices, conflits d’intérêt, lobbying, etc….
Contre une recherche scientifique destructrice (2024)
extraits : La croissance économique se heurte aux limites physiques de la planète, et la ravage. Or la recherche est un moteur de cette croissance. Pourtant il est impossible d’en tirer une analyse bénéfice-risque valide, aucune compagnie d’assurances ne peut garantir la recherche : ses retombées sont imprévisibles, et peuvent parfois se faire sentir après plusieurs siècles. Mais la recherche sert la compétition et la volonté de puissance. Elle est un pilier de la démesure actuelle, et de la quête de l’illimité, qui se manifeste entre autres par des expériences d’apprenti sorcier : transhumanisme, forçage génétique, colonisation de Mars ou interface cerveau-machine. Les gains en efficacité que permet la recherche induisent l’augmentation des usages, et donc in fine de l’impact total : cet « effet rebond » est évident pour le numérique. Plus généralement, au sein d’un système complexe, une solution technique à un problème précis en engendre inéluctablement d’autres….
Les scientifiques font de la politique (2024)
extraits : Un millier de scientifiques européens ont mené sur les réseaux sociaux une opération de lobbying auprès du parlement européen, intitulée « #GiveGenesAChance » (« donnez une chance aux gènes »)…. Commentaire de Pièces et main d’œuvre (7 février 2024) : Les jeunes chercheurs pro-NGT qui ont lancé cette opération postaient des photos de leurs équipes devant leurs labos avec des pancartes : « Science is clear, say yes to NGT », « Trust in CRISPR », « I love NGT », « Believe in scientist, believe in NGT », « Trust in science ». Leurs pancartes proclament leur volonté démiurgique de re-création. Ces scientifreaks sont poussés par de prétendues organisations environnementales réunies dans l’alliance WePlanet, parmi lesquelles Replanet (mobiliser le « génie humain (…) pour une vision positive du futur ». En fait, des lobbys scientistes qui préconisent toujours plus de technologie pour nous sortir de l’impasse où nous ont conduits les technologies et les technocrates….
La neutralité des scientifiques en question (2024)
extraits : De plus en plus de climatologues, d’écologues, de physiciens ou de sociologues décident de sortir de leurs laboratoires pour investir l’agora. Tribunes, prises de parole sur les réseaux sociaux, soutiens à des actions en justice, désobéissance civile… Frustrés par ce qu’ils perçoivent comme une « inaction », ils ne veulent plus se contenter de chroniquer les crises écologiques en cours. Ces prises de position valent souvent d’être accusé de militantisme. La notion de neutralité est souvent invoquée pour limiter la liberté d’expression des scientifiques. Les comités d’éthique considèrent pourtant qu’elle n’est pas un obstacle à l’engagement, jugeant impossible de séparer le citoyen du scientifique. La « neutralité » est même assez fictive. La recherche se fait en pratique dans un cadre qui n’est pas neutre, qu’il s’agisse des financements ou des applications des travaux de recherche : « Certains collègues trouvent que mes sujets de recherche ne sont pas neutres, alors même qu’ils travaillent sur la reconnaissance faciale ou sur la surveillance par drones. »….
La désobéissance civile des scientifiques (2022)
extraits : Le 6 avril 2022, le climatologue américain Peter Kalmus s’est enchaîné à la porte d’une banque J.P. Morgan, premier investisseur dans les énergies fossiles. Devant le sentiment de voir les alertes scientifiques ignorées, il a décidé de s’engager dans une action de désobéissance civile. Dans les jours qui ont suivi, plus de mille deux cents scientifiques avaient participé à des actions de ce type dans vingt-six pays.
Arditi et Raffarin prônent sans rire la technoscience (2019)
extraits : La faim dans le monde et la prolifération des insectes inquiète un collectif de « personnalités » (Pierre Arditi, Jean-Pierre Raffarin, etc.)* : « L’aversion d’une partie de la société bloque les recherches sur les biotechnologies… Or les progrès scientifiques et technologiques ont indéniablement permis de réduire la faim dans le monde… On peut nourrir une population qui a été multipliée par 2,3 depuis 50 ans grâce aux engrais, à l’amélioration génétique et aux biotechnologies de la reproduction, à l’emploi de fongicides, d’insecticides….
La technoscience pour le + grand profit des industriels (2017)
extraits : Dans le monde réel, les grandes sociétés mettent tout en œuvre pour dissimuler les risques inhérents à leurs produits. Un modèle d’expertise où l’industriel conduit, ou finance les études qui viendront à l’appui de son dossier d’homologation, est devenu intenable. Il en fournit l’analyse, il les conserve secrètes et les offre aux seuls regards des agences de sécurité sanitaire. Ce processus produit accident sur accident : moteurs diesel truqués, pesticides « tueurs d’abeilles », perturbateurs endocriniens, amiante, Mediator, scandale du chlordécone aux Antilles, etc. Les exemples ne manquent pas….
Le moment où la technoscience devient insupportable ! (2014)
extraits : Il ne faudrait pas toujours faire ce que nous savons faire, mais les techno-scientifiques n’ont jamais su ne pas faire ce qu’ils savaient faire. Pour l’instant nous sommes encore soumis à la loi de Gabor : « Tout ce qui est techniquement possible sera nécessairement réalisé ». Mais il suffirait que les États ne financent plus ce genre de recherches à haut risque pour que les chercheurs retrouvent le sens de la mesure et de la modération. Or la décision du gouvernement américain….
Cela signifie-t-il que les entreprises ne doivent pas effectuer des travaux de recherche pour améliorer ou développer des technologies qui leurs permettent le développement de leurs produits et/ou de proposer des produits nouveaux? Une décroissance du domaine de la recherche n’a pas de sens, pire elle cache une volonté « autoritaire ». L’Histoire nous montre que, de tout temps, l’Homme a tenté de comprendre les phénomènes auxquels il est confronté, et je pense profondément que personne ne bridera la curiosité de l’Homme, et c’est en ce sens que parler de décroissance de la volonté de comprendre n’a aucun sens.
Toute recherche pour « comprendre » ne peux que déboucher sur la perception qu’il devient alors possible de « contrôler » certains processus, ce qui conduit à imaginer des technologies qui le permettront. L’Histoire nous montre que ce sont les « chercheurs » qui, les premiers, perçoivent ce que pourraient être ces technologies. Le travail des « Ingénieurs » est alors de prendre la relève et de rendre ces « technologies » opérationnelles. C’est à ce niveau que la Société doit alors de se poser la question de la place et du rôle d’une technologie dans l’organisation sociale et économique. Et le propre d’une société démocratique est de savoir gérer cette étape d’acceptation ou de refus de la technologie, puis d’envisager, le cas échéant, les modalités d’encadrement de la technologie. Toute intention d’ « interdire » une technologie ne peux, a priori, qu’être caractériser de totalitaire.
Faudrait-il brûler les labos d’une techno-recherche mal intentionnée ? La notion de « mal intentionnée » est très subjective et dépend des valeurs de celui qui emploi cette expression, mais cela rejoint mon analyse précédente. D’où la nécessité de la démocratie – et non d’un terrorisme « incendiaire » – . Le libre débat doit permettre une gestion et un contrôle des penchants naturels des êtres humains.
Ne con fondons pas la recherche fondamentale, qui ne court qu’après le Savoir (la Connaissance), et la recherche appliquée qui ne court qu’après le Pognon.
Brider la curiosité de l’Homme est une chose. Et il faudrait être fou (ou Dieu) pour penser que ça serait une bonne chose.
Brider son avidité et sa folie… ça c’est autre chose.
– A-t-on le droit, lorsqu’on est scientifique, de s’engager dans le débat public ?
Hors-mis que le Débat y’en a pas… de mon point de vue, de vieux con, je trouve très grave qu’ON en soit arrivé à (se) poser ce genre de question. Fusse juste pour vendre du papier.
Vu que l’époque est aux questions à la con, et encore si ça ne con cernait que les questions, misère misère, en attendant, essayons de réfléchir plus loin :
A-t-ON le droit, lorsqu’ON est navigateur de s’engager dans le débat public ?
A-t-ON le droit, lorsqu’ON est astronaute, et j’en passe, de s’engager dans le débat public ?
A-t-ON le droit, lorsqu’ON est pape, apôtre ou simple ouaille de telle ou telle obédience de s’engager dans le débat public ? (à suivre)
(suite) Mais plus généralement, a-t-ON encore le droit, voire le devoir, de réfléchir, de critiquer (analyser, juger) voire condamner… «de discourir sur les tares de la société actuelle et la beauté d’une société différente» … et sans pour autant être obligé d’«indiquer une méthode concrète» pour y parvenir ?
( Malthus 12 décembre 2024 à 22:38 “Penser la décroissance en l’an 2025” )
Tout le monde connait cette réplique qu’ON adresse au râleur dans le but de la lui faire fermer : « Tu critiques… mais qu’est-ce que tu proposes ? »
Ben voyons… et pourquoi pas un programme politique ?
Autrement dit, a-t-ON encore le droit de penser, de respirer, bref de l’ouvrir ?
Ou alors est-ON con damné, lorsqu’ON est con, à l’être toujours plus ?
Bien que j’adore la science pour comprendre le monde, pour s’émerveiller devant la subtilité de la nature à toutes ses échelles, bien que la relativité et la mécanique quantique aient su nous décrire un monde tellement contre intuitif, bien que tant de savants aient été et soient admirables, oui, il faut bien admettre qu’en fin de compte la science nous a donné le pouvoir et que ce pouvoir nous a permis de mettre en danger les cycles de la vie et la beauté de la planète.
Il y a contradiction entre le désir de savoir et la préservation du monde, c’est une bien triste constatation, de même qu’est triste la confiance que certains mettent dans une fuite en avant technologiques supposée guérir la planète alors que c’est cette même fuite en avant qui a créé les problèmes. Encore une fois, la corrélation ne changera pas de sens.
Votre point de vue me fait penser à ce célèbre passage, biblique, lorsque Dieu ordonne à Adam et Eve de ne pas manger le Fruit Défendu :
– “Et l’Éternel Dieu donna à l’homme cet ordre : Tu mangeras librement de tout arbre du jardin ; mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras pas, car au jour où tu en mangeras, tu mourras certainement.” (Genèse, 2, 16-17)
Vu que la science c’est la connaissance, et qu’il n’est donc pas Bien de chercher à connaître (comprendre, savoir… ), alors la Question se pose :
– Est-ON con damné, lorsqu’ON est con, à l’être toujours plus ? 🙂