La séparation entre sciences économiques et sociologie politique est en passe d’être dépassée. C’est l’enjeu de la bioéconomie. En d’autres termes, l’écologie politique est vouée à remplacer l’économie politique.
En 1968, Bertrand de Jouvenel écrivait : « Les progrès matériels que nous avons faits tiennent à la mise en œuvre de forces naturelles : car il est bien vrai que nos moyens physiques sont très faibles et, relativement à notre taille, bien plus faibles que ceux des fourmis. Aussi J.B. Say avait-il raison de noter qu’Adam Smith s’égare lorsqu’il attribue une influence gigantesque à la division du travail, ou plutôt à la séparation des occupations ; non que cette influence soit nulle, ni même médiocre, mais les plus grandes merveilles en ce genre ne sont pas dues à la nature du travail : on les doit à l’usage qu’on fait des forces de la nature1. » Le mot bioéconomie n’était pas utilisé, mais l’intention y était.
C’est en 1971 que Nicholas Georgescu-Roegen précise les intuitions de Bertrand de Jouvenel dans The Entropy law and the Economic Process : « La théorie économique dominante considère les activités humaines uniquement comme un circuit économique d’échange entre la production et la consommation. Pourtant il y a une continuelle interaction entre ce processus et l’environnement matériel. Selon le premier principe de la thermodynamique, les humains ne peuvent ni créer ni détruire de la matière ou de l’énergie, ils ne peuvent que les transformer ; selon l’entropie, deuxième principe de la thermodynamique, les ressources naturelles qui rentrent dans le circuit avec une valeur d’utilité pour les humains en ressort sous forme de déchets sans valeur.2 » Méprisée ou ignorée par les économistes, cette économie centré sur l’idée de limites physiques attendait encore son heure de gloire. Le livre n’est traduit en français qu’en 1979.
C’est en 2004, vingt-cinq ans plus tard, que le terme de bioéconomie se retrouve pour la première fois dans les colonnes du MONDE : « Les principales avancées en conservation résultent de la reconnaissance des besoins spatiaux des espèces et des écosystèmes, qu’il s’agit à présent de concilier avec l’omniprésence de l’homme… En élargissant sa cible à l’ensemble de la biodiversité terrestre, l’écologie de la conservation entre dans l’ère de la bioéconomie. La réconciliation des habitats doit intégrer des variables écologiques, économiques et sociales.3 » Mais l’article d’Anne Teyssèdre s’intéresse surtout à la protection de la biodiversité, le terme n’a pas encore d’acception générale. On y retrouve les travaux de Rosenzweig (2003) et Barbault : « Puisqu’il ne peut être question de demander aux humains de se sacrifier pour le bien être d’autres espèces, l’unique solution consiste à associer la biodiversité au développement économique et social des populations humaines… L’avenir des sociétés humaines est lié à celui des écosystèmes qu’elles exploitent, et donc de la diversité des espèces qui constituent ces écosystèmes… Le principe conducteur général est d’utiliser une approche bioéconomique pour exploiter les écosystèmes sans les dégrader.4 »
C’est seulement en 2007 que Matthieu Auzanneau tente une définition plus générale de la bioéconomie : « Depuis deux siècles, la science économique interprète les activités humaines à partir de deux paramètres : le travail et le capital. Une approche plus ouverte mais encore précaire mûrit depuis une génération. Dénommée par certains « bioéconomie », elle propose de dépasser la vision de l’économie comme pur mécanisme de production. La science économique découvre l’écologie.5 »
En 2009, le politique le plus au fait des tendances d’avenir, Yves Cochet, parle d’économie biophysique, une autre façon d’appeler la bioéconomie : « L’économie que nous voulons esquisser – appelons-là l’économie biophysique – part de l’hypothèse que l’énergie et les matières requises pour fabriquer biens et services doivent être tout autant prises en compte que les interactions entre humains. Pourquoi, en effet, l’économie actuelle est-elle devenue une science sociale en excluant le monde biophysique ? Parce que, depuis deux siècles, l’abondance et le faible prix de l’énergie nous ont permis d’ignorer la nature. Cette profusion énergétique seule a été capable d’engendrer d’énormes richesses au XXe siècle pour une part dérisoire de nos salaires et de notre temps.6 »
Mais c’est en 2011 que René Passet réutilise le terme de bioéconomie de la façon la mieux aboutie : « Il n’est désormais d’économie viable qu’une bio-économie au sens propre, c’est-à-dire une économie ouverte aux lois de la biosphère. Le paradigme qui s’impose aux sociétés n’est plus celui de la mécanique, mais celui de la biologie et des systèmes complexes régissant la survie évolutive de l’humanité et de la biosphère. Dire que l’humanité consomme plus d’une planète est une façon d’affirmer qu’elle a franchi les limites de la capacité de charge de la biosphère. Il s’agit d’un tournant décisif. L’économie se trouve confrontée à sa vraie nature d’activité transformatrice de ressources et d’énergies réelles ; elle ne saurait se reproduire elle-même dans le temps que dans la mesure où ses règles d’optimisation restent subordonnées au respect des fonctions assurant la reproduction à très long terme de la nature ; elle est amenée à se penser dans la reproduction du monde.7 » Dans un article de ce blog, nous n’hésitions pas à titrer : Bioéconomie, l’économie comme sous-partie de l’écologie.
En 2013 enfin, Hervé Kempf nous annonce l’officialisation de la bioéconomie : « La Commission européenne a annoncé, le 14 février en Irlande, la création d’un observatoire de la bioéconomie. La bioéconomie ? Une économie qui succédera à l’ère du pétrole (c’est-à-dire assez rapidement) en visant une utilisation rationnelle des ressources dites naturelles, c’est-à-dire en cessant de les gaspiller. Le moyen ? Outre une sobriété indispensable, l’usage prudent et intelligent des cycles biologiques pour substituer aux minéraux fossiles la production sans cesse renouvelée des espèces végétales et animales. 8 » En fait, la Commission européenne fait du greenwashing, récupération des mots de l’écologie pour en dénaturer le sens. L’intitulé même de la stratégie européenne, « Innovating for sustainable growth » indique que l’on reste dans le paradigme de la croissance. L’essentiel du discours est axé sur la technologie, dans une logique de compétition avec les autres puissances économiques ; biotechnologies et nanotechnologies se voient présentées comme les clés de l’avenir.
Cette stratégie est à comparer au programme bio-économique minimal tel que définit par Nicholas Georgescu-Roegen2 :
– interdire totalement non seulement la guerre elle-même, mais la production de toutes les armes de guerre.
– aider les nations sous-développées à parvenir à une existence digne d’être vécue
– diminuer progressivement la population humaine
– réglementer strictement tout gaspillage d’énergie
– vous guérir de votre soif morbide de gadgets extravagants.
– ne plus se raser plus vite afin d’avoir plus de temps pour travailler à un appareil qui rase plus vite encore.
– mépriser la mode qui vous incite à jeter ce qui peut encore servir
– rendre les marchandises durables, donc réparables
1. Arcadie, essai sur le mieux vivre de Bertrand de Jouvenel
2. La décroissance (entropie, écologie, économie) de Nicholas Georgescu-Roegen
3. Les réserves animales ne suffisent pas pour sauver les espèces (article paru dans LE MONDE du 10.04.2004)
4. In Barbault, R. et Chevassus-au-Louis, B. 2005. Biodiversité et changements globaux. Enjeux de société et défis pour la recherche, adpf-Ministère des Affaires Etrangères
5. La science économique découvre l’écologie (article paru dans LE MONDE du 30.05.07)
6. Antimanuel d’écologie d’Yves Cochet
7. La bioéconomie de la dernière chance (lemonde.fr | 28.06.2011)
8. Cours de bioéconomie, chronique d’Hervé Kempf (LE MONDE du 17-18 février 2013)