Sommes-nous si bêtes au point de mépriser la vie ?

Le bioéthicien Peter Singer se consacre à la protection animale et lutte contre le spécisme, dénigrement des autres espèces comme cela se pratiquait autrefois à l’encontre des noirs (racisme) ou des femmes (sexisme), jugés « inférieurs ». Interrogé par LE MONDE*, voici son argumentation qui établit une autre hiérarchie entre les formes de vie (« ils n’ont pas le même statut moral ») :

– le statut moral du ver de terre n’est pas égal à celui de l’homme. A l’évidence, non. On ne sait même pas si le ver de terre a une sensibilité à la douleur.

– les poissons sont des êtres sensibles, capables de ruser et d’utiliser leur mémoire. La souffrance du poisson est aussi importante qu’une souffrance ressentie par un être humain. Mais il ne souffre pas émotionnellement de la mort de sa progéniture. La priorité est d’inclure les êtres doués de sensibilité dans notre sphère de considération morale.

– la plupart des animaux de consommation vivent confinés dans des lieux totalement artificiels. La question est la suivante : est-ce que l’on encourage une industrie qui exploite les animaux et, si non, jusqu’à quel point est-on prêt à s’y opposer ? Il appartient à chacun de trouver sa propre réponse.

– les grands singes connaissent la douleur, sont des mammifères sociaux et ressentent des émotions. Il faut étendre aux chimpanzés, gorilles et orangs-outangs trois droits jusqu’alors réservés à l’homme : le droit à la vie, à la protection individuelle et au respect de l’intégrité physique.

Commentaire de biosphere : Le pathocentrisme, centré sur la souffrance, de Peter Singer est un critère trop restrictif. Il s’agit de s’identifier aux êtres qui nous ressemblent (ici par la souffrance) et de les valoriser. Vieil argument : un homme valait autrefois plus qu’une femme puisqu’elle n’était pas un homme. Cet anthropomorphisme-là est dépassable, nous pouvons différencier librement ce qui a une valeur intrinsèque et ce qui n’est pour nous qu’un objet (la femme est encore considérée par certains comme un objet). On peut donc aller plus loin que l’éthique animale en définissant un biocentrisme : un être ne vaut pas tant par sa capacité à souffrir que par le fait qu’il vit et poursuit ses intérêts propres. La vie d’une palourde est certainement trépidante. Rien n’empêche d’ailleurs d’incorporer les végétaux dans la sphère des êtres susceptibles d’avoir des intérêts. Les plantes sont vivantes, ce sont des êtres sensitifs qui réagissent à leur environnement, la lumière, la température, l’humidité… Les avancées scientifiques ont mis en évidence de nombreux traits communs entre les végétaux et les animaux aux niveaux cellulaires et moléculaires, raison pour laquelle il n’y aurait pas d’arguments décisifs pour écarter les végétaux de la sphère éthique a priori. Dès lors se pose la question de savoir si un arbre devrait pouvoir bénéficier de notre prévenance ou de notre sollicitude au même titre qu’un animal qui souffre.

Remarquons qu’il n’y aurait pas lieu de s’interroger sur la valeur des espèces si celles-ci n’étaient pas directement menacées par nos activités. Le ver de terre est déconsidéré par Peter  Singer mais valorisé par Charles Darwin :  il participe de la bonne santé de la terre, il est exterminé par l’agriculture industrielle. Le vrai problème, qui fonde l’éthique de la terre, est de savoir comment les hommes, toujours plus nombreux, vont pouvoir rétablir une cohabitation harmonieuse avec le monde naturel. Aldo Leopold définissait une bonne approche : l’occasion s’offre à nous de penser enfin l’homme comme « le compagnon voyageur dans l’odyssée de l’évolution ». Cette découverte devrait nous donner un sentiment de fraternité avec les autres créatures ; un désir de vivre et de laisser vivre ; un émerveillement devant la grandeur et la durée de l’entreprise biotique. L’homme en soi ne vaut pas beaucoup plus que le ver de terre, et il est même souvent beaucoup moins utile.

* LE MONDE Culture&idées du 8 juin 2013, « Il faut inclure les êtres sensibles dans notre sphère de considération morale »

PS : à lire pour compléter vos connaissances :

1993 Questions d’éthique pratique de Peter Singer (Bayard, 1997)

2010 philosophie de la biodiversité (petite éthique pour une nature en péril) de Virginie Maris

2011 Ethique de la nature et philosophie de la crise écologique (DEEPWATER HORIZON) de Stéphane Ferret

1 réflexion sur “Sommes-nous si bêtes au point de mépriser la vie ?”

  1. Le droit des animaux dans LE MONDE
    Catherine Vincent est une journaliste du MONDE qui écrit souvent sur la cause animale. Son dernier article* s’attarde sur la philosophie de Peter Singer et l’élevage industriel. En résumé : « L’intégrité, c’est le droit de l’animal à vivre selon son espèce. Pour le bétail, cela implique de ne pas supprimer la relation à l’éleveur ni la relation au troupeau : tout ce qui est précisément détruit par nos modes de production intensive. Alors que les travaux de l’éthologie nous ont fait comprendre que les animaux ne sont pas des machines, c’est matériellement en machines que les a transformés l’élevage industriel, en niant leur intégrité. (Elisabeth de Fontenay) »
    Catherine Vincent indique aussi que la protection du bien-être animal est devenue une valeur pour l’Union européenne… mais pas tellement pour la France ! Dans le code civil, les animaux sont considérés comme des « biens meubles » alors que l’Allemagne distingue clairement l’animal des choses depuis 1990. Un juge saisi de l’application des textes ne les interprétera pas de la même manière selon que les animaux sont considérés comme des biens ou comme des personnes morales. Elle conclut : « plus nous inclurons les animaux dans nos questionnements moraux, plus l’humanité progressera. »
    Aucune trace de biocentrisme dans cet article.
    * LE MONDE culture&idées du 8 juin 2013, Les animaux ont le droit d’être bêtes

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