Un navire de pêche arraisonné dans les eaux territoriales du Sénégal, 120 mètres de long, capable d’aspirer plus de 100 tonnes de poissons en une journée. Des bateaux usines russes, coréens, espagnols qui raflent cette manne au détriment des pirogues sénégalaises. Des poissons-fourrage transformés en farine pour l’alimentation du bétail occidental. La ressource autrefois consommée directement par les Sénégalais s’épuise*. Ainsi va le pillage de notre capital naturel ici ou ailleurs. Voici quelques éléments de réflexion pour mieux comprendre l’absurdité du comportement humain.
1/6) l’anthropocentrisme
Dans l’histoire biblique, la domination de l’homme est décrétée en termes menaçants : « Vous serez craints et redoutés de toutes les bêtes de la terre et de tous les oiseaux du ciel. Tout ce qui remue sur le sol et tous les poissons de la mer sont livrés entre vos mains. » Aristote considérait la nature comme une organisation hiérarchique dans laquelle les êtres les moins doués de raison existent pour l’intérêt des êtres raisonnables : « Si donc la nature ne fait rien sans but ni en vain, il faut admettre que c’est pour l’homme que la nature a fait tout cela ». Dans sa classification des péchés, Thomas d’Aquin ne donne place qu’aux péchés commis à l’encontre de Dieu, de nous-mêmes ou de notre prochain. Aucune possibilité n’est laissée de pécher contre les animaux non humains ou contre le monde naturel.
Questions d’éthique pratique de Peter Singer (Bayard 1997, première édition 1993)
2/6) l’aveuglement du marché
Le marché est sourd à toute idée de long terme et n’a que faire des ressources et des exutoires ultimes jusqu’à ce qu’ils soient quasiment épuisés et qu’il soit trop tard pour appliquer des solutions satisfaisantes. Lorsqu’un marché non réglementé gère une ressource commune dont le rythme de régénération est lent, cela conduit à la destruction des biens communs. Lorsqu’ils sont utilisés en dehors de toute notion de limites, les marchés et la technologie ne peuvent engendrer que le dépassement de la capacité de charge.
Les limites à la croissance (dans un monde fini) de Meadows et Randers (éditions rue de l’échiquier, 2012)
traduction française de The limits to Growth – The 30-year update (2004)
3/6) la puissance technologique
– Les technologies militaires ont été systématiquement appliquées à la pêche : radars, sonars, systèmes électroniques de navigation, localisation par satellites. Les bateaux de haute mer sont équipés de nombreux appareils électroniques pour observer le poisson qui se trouve à proximité du bateau. Des dispositifs de concentration de poisson couplés à des balises sont aussi déployés sur les océans. Un seul navire peut ramener à son bord 50 tonnes d’animaux marins en quelques minutes, les filets peuvent mesurer 50 kilomètres de long. Le type le plus courant de chalut de pêche à la crevette ratisse une zone d’environ 25 à 35 mètres de large.
Faut-il manger les animaux ? de Jonathan Safran Foer (éditions de l’Olivier, 2010)
– Pour de nombreux économistes, la technologie fonctionne automatiquement, sans délai ni coût et ne produit que des résultats souhaitables (cf. fonction de Cobb-Douglas). Dans « le monde réel », cependant, la technologie n’a pas ces merveilleuses propriétés. – Aucune société normalement constituée ne persévérerait dans une technique agricole qui augmente les rendements mais détruit la terre. Il existe pourtant des exemples de ce type de comportement. Au lieu de protéger les stocks halieutiques, la technologie employée a au contraire pour but d’attraper jusqu’au dernier poisson.
Les limites à la croissance (dans un monde fini)
4/6) le passage de l’artisanat à l’industrie alimentaire
– Jusqu’à une époque récente, la pêche a été une affaire de famille : le père amenait ses fils sur le bateau et, le temps venu, leur transmettait un patrimoine. La perspective de transmission incitait à une certaine retenue : on ne pouvait transmettre un territoire vide. Tout a basculé dans les années 1990. Les pêcheurs se sont affranchis du long terme pour assurer l’immédiat. Même s’ils en sont les acteurs directs, les pêcheurs ne sont pas les principaux responsables de l’effondrement des stocks. De même que les agriculteurs, les pêcheurs sont devenus les sous-traitants de l’industrie agroalimentaire. La pêche industrielle cible prioritairement les espèces commerciales le mieux valorisées sur le marché, affaiblissant certains étages de l’édifice. De nos jours, 1 % des bateaux opérant sur tous les océans du globe produit 50 % des captures à l’échelle mondiale. Ce sont les circuits courts qui sont vertueux. Pêcher un poisson pour qu’il soit consommé à l’autre bout du monde est un schéma archaïque.
Plus un poisson d’ici 30 ans ? (surpêche et désertification des océans) de Stephan Beaucher (éditions les petits matins, 2011)
– Le prix de la banque de Suède en sciences économiques (le « prix Nobel » d’économie), décerné à Elinor Ostrom en 2009, a donné une légitimité inédite à l’approche polycentrique de la gouvernance des ressources naturelles. La tragédie des biens communs est en fait une tragédie des biens en accès libre, sans règles de gestion. Or les exemples de ressources en accès libre sont nombreux. Que pèse des petites communautés de pêcheurs face à des navires usines qui vident les océans de leurs poissons en toute impunité ?
ECOREV n° 39, Le commun ou la relocalisation du politique (2012)
5/6) la surpopulation
– Nous sommes 7 milliards donc l’équation est simple : il y a trop de gens et pas assez de poissons. On ne peut pas résoudre les problèmes environnementaux en s’attaquant à la pauvreté. Les problèmes environnementaux sont la cause de la pauvreté dans le monde, donc il faut d’abord protéger l’environnement ; prendre le problème à l’envers, traiter les conséquences, n’a pas de sens. Il n’y a pas suffisamment de ressources sur la planète pour supprimer complètement la pauvreté. Je pense que les problèmes sociaux sont secondaires par rapport aux environnementaux. Si les océans meurent, nous mourrons tous, donc sauver les poissons, les oiseaux marins et le plancton est important..
Capitaine Watson, entretien avec un pirate de Lamya Essemlali (Glénat, 2012)
– La capacité de charge est en soi une limite. Toute population qui se développe au-delà de sa capacité de charge, dépassant la limite, n’a pas beaucoup d’avenir devant elle. On peut dépasser les limites en attaquant de façon soutenue et permanente le stock de ressources. Si cela devait se produire, la population et l’économie seraient contraintes de décliner rapidement pour équilibrer la capacité de charge qui aurait dégringolé. Nous utilisons l’expression dépassement et effondrement pour qualifier ce scénario.
Les limites à la croissance (dans un monde fini) de Meadows et Randers
6/6) l’inertie démocratique : L’aveuglement des élites et le formatage subséquent de l’opinion via les médias continueront pendant longtemps à alimenter un cercle vicieux qui paralysera ou videra de leur substance les décisions urgentes. Les réserves de poisson sont-elles en train de s’effondrer à cause de la sur-pêche ? Alors, et alors seulement, des normes et des quotas seront mises en place. Mais ils le seront à la suite d’un calcul complexe qui prendra en compte les intérêts des industries agroalimentaires et de la pêche industrielle, le poids de leurs lobbies, et la solution retenue à l’instant t sera toujours le point d’équilibre entre des exigences contradictoires ; on calcule la décélération en fonction des impératifs économiques et des rapports de force.
La politique de l’oxymore de Bertrand Méheust (La Découverte, 2009)
* LE MONDE du 10 janvier 2014, Le Sénégal démuni face aux pilleurs des mers