Coline : Certaines personnes assènent que l’agriculture telle qu’on la pratique aujourd’hui pourrait nourrir le monde, d’autres pensent que non. Quel est votre point de vue ?
Réponse : Il y a actuellement deux sortes d’agriculture, productiviste avec les agriculteurs rattachés au complexe agroalimentaire, et traditionnelle (« biologique ») avec les paysans qui forment encore la grande majorité des cultivateurs. Jacques Caplat a écrit « Changeons d’agriculture (réussir la transition) ». Selon lui, il serait possible de « nourrir bio » 12 milliards d’êtres humains, et ce avec peu d’énergies fossiles (puisqu’elles vont en partie s’épuiser au cours de ce siècle) et uniquement avec les terres agricoles actuelles (sans déforestation). On peut avec Démographie responsable émettre quelques doutes sur cette « profession de foi ». En effet, les terres agricoles actuelles vont être amputées pour diverses raisons (désertification, salinisation des sols, épuisement de certaines nappes phréatiques qui permettent de les arroser, urbanisation galopante). Remarquons aussi que pour nourrir ces 12 milliards de personnes, simplement à terres arables constantes il faudrait multiplier les rendements actuels par deux puisque nous ne nourrissons actuellement que 6 milliards de personnes (7 milliards moins 1 milliard de malnutris). Par ailleurs, cette affirmation, qui est un pari sur l’avenir, n’est pas sans danger, car elle a tendance à exonérer nos contemporains de toute démarche de modération de la natalité.
De son côté l’agriculture productiviste n’a aucun avenir. Non seulement elle a épuisé les sols mais elle dépérira dès que le pétrole (dont ce système a tant besoin, énergie engrais, irrigation…) verra son prix devenir inabordable : le pic pétrolier du pétrole conventionnel a été dépassé en 2006.
Romain : Quels sont les systèmes agricoles à développer pour nourrir la population dans le futur ?
Réponse : ni le système productiviste, ni l’agriculture biologique ne pourront nourrir 12 milliards de personnes en 2100, nous venons précédemment de répondre à cette question. Séparer la question alimentaire de la problématique démographique est d’ailleurs un non-sens. L’écologie, c’est toujours une analyse systémique qui envisage les interactions entre tous les éléments d’un ensemble. Puisque nous ne pourrons pas accroître suffisamment les rendements de l’agriculture, il nous faudra envisager la diminution de la population humaine.
Pauline D : peut-on envisager la transition vers une gestion plus responsable des ressources et des terrains agricoles dans l’état actuel de la démographie ?
Réponse : Il suffit de voir l’inertie politique au niveau national et international pour limiter nos émissions de gaz à effet de serre alors que nous savons scientifiquement (cf. GIEC) que nous allons vers des bouleversements climatiques catastrophiques pour comprendre que le système politique de gestion des écosystèmes est complètement défaillant. Le débat législatif sur la transition énergétique en France vient d’être repoussé à 2015 et de toute façon il n’y a pas grand chose à attendre de cela. Notre gestion publique ne devient effective que quand il est trop tard pour faire de la bonne gestion. Il ne faut donc pas compter sur des politiques venant d’en haut, il faut d’abord compter sur ses propres forces. J’espère qu’en tant que future biologiste vous pourrez essayer de remédier à quelques petits morceaux du désastre en cours. Que chacun fasse sa part même si les résultats sont incertains ou négligeables.
Alexandre : Beaucoup de pays ont connu leur transition démographique et leur fécondité est maintenant plus réduite ? Est-ce un phénomène inévitable ou y a-t-il des exemples d’inversion ?
Réponse : Bonne question, (im)pertinente ! Dans mon livre « Moins nombreux, plus heureux », Pablo Servigne confirme que cette inversion est plus que probable : « Si l’on considère que l’abondance énergétique entraîne une baisse de la natalité (transition démographique), alors on pourrait imaginer qu’une pénurie énergétique… augmente à nouveau la natalité ! Il est alors possible que les transitions démographiques s’inversent suite à une pénurie énergétique et matérielle globale, et que la croissance de la population reparte à la hausse. Dans un monde cornucopien (expression qui vient de « corne d’abondance ».), il est possible que se produise une inversion de la transition démographique suite à un appauvrissement en ressources : redevenir pauvre, c’est se remettre à faire des enfants ! Mais une telle possibilité ne ferait qu’accélérer un effondrement de la civilisation thermo-industrielle (et donc de la population) aux alentours de 2030. »
Lucile : Est-il utopique de penser que la démographie diminuera ou se stabilisera une fois que les pays en développement auront passé la phase de développement (comme actuellement l’Allemagne) ?
Réponse : Pablo Servigne a aussi analysé cet aspect de la transition énergétique. Il s’exprime ainsi : « Des chercheurs ont calculé la puissance qu’il faudrait consommer (par personne) pour que la population se stabilise selon les prévisions de l’ONU. L’extrapolation donne, à condition d’une égale répartition, 13 kW par personne! Soit une puissance qui n’est disponible qu’à des très hauts niveaux d’exploitation industrielle. Or, la terre ne dispose pas d’une telle quantité d’énergie. Autrement dit, il n’y aurait pas assez d’énergie pour amorcer une transition démographique dans tous les pays… »
NB : un livre complémentaire de ce questionnaire : Moins nombreux, plus heureux (l’urgence écologique de repenser la démographie à acheter chez votre libraire local ou (à la rigueur) dans une librairie en ligne : Amazon ; Decitre ; FNAC
Pour préciser la réponse à Alexandre : oui, il existe des exemples d’inversion, en Afrique du Nord où la transition démographique était bien entamée, on a pu noter, ces dernières années, des remontées non seulement de la natalité (ce qui pourrait s’expliquer par la structure de la pyramide des âges) mais aussi de la fécondité ce qui marque plus profondément une évolution fort inquiétante. Ce phénomène se rencontre aussi en Afrique sub-Saharienne. Pour toute documentation sur ces sujets, je recommande l’étude de Gilles Pison, » Tous les pays du monde » qui parait tous les deux ans dans les publications de l’Ined.