Le livre de Joan Martinez-Alier, L’écologisme des pauvres (une étude des conflits environnementaux dans le monde) demande des connaissances préalables pour en saisir toutes les nuances. Mais c’est un livre qui sort enfin de l’économie orthodoxe pour envisager une économie écologique. En voici les idées essentielles exposées dans notre Bi-mensuel ci-dessous. L’abonnement à BIOSPHERE-INFO est gratuit, il suffit d’envoyer un courriel à biosphere@ouvaton.org
BIOSPHERE-INFO n° 354 (1er au 15 mars 2015)
1/4) L’économie écologique
Le livre de Costanza, édité en 1991 dans le sillage de la première conférence mondiale des économistes écologiques (Washington – 1990), a défini le champ comme « la science et la gestion de la soutenabilité ». Le terme « développement » reste connoté trop fortement à l’idée de croissance économique. Il est préférable de le laisser de côté et ne parler que de soutenabilité. Le conflit qui oppose l’économie à la protection de l’environnement constitue le sujet d’étude de l’économie écologique. Les économistes écologistes remettent en cause le caractère durable de l’économie à cause de ses impacts écologiques et de ses besoins en énergie et matière, et aussi à cause de la croissance démographique. Ils travaillent sur les liens entre droits de propriété et gestion des ressources naturelles, utilisent des outils de gestion comme l’évaluation écologique intégrée et multicritères.
L’économie écologique considère l’économie comme un sous-système de l’écosystème physique mondial et fini. L’économie est décrite au moyen d’un langage physique, comme un système qui transforme de l’énergie (procédant surtout de ressources épuisables) et des matières en produits et services utiles, puis en déchets. L’économie écologique essaie de tenir compte de la nature non seulement en termes monétaires, mais également – et surtout – en termes physiques et sociaux. Elle place l’incommensurabilité des valeurs au centre de son analyse. Comment pourrions nous comptabiliser le service que nous rend la nature en concentrant les minéraux que nous dispersons ? Un prix zéro pour extraire des ressources ou se débarrasser de déchets reflète non pas l’absence de rareté, mais une relation de pouvoir. Les économistes écologistes voient cependant d’un bon œil les tentatives d’internalisation des externalités dans le système de prix. Ils acceptent de bonne grâce les propositions visant à corriger les prix à travers la fiscalité – comme les taxes sur l’épuisement du capital naturel ou sur la pollution. En revanche, ils nient l’existence de « prix écologiquement corrects ».
Alors que dans la théorie économique néoclassique l’étude de l’allocation des ressources pour la production est analytiquement séparée de la distribution de la production entre diverses catégories sociales, en économie écologique les deux aspects doivent être traités conjointement. Il ne peut se prendre aucune décision sur la production à moins qu’il n’existe un accord ou une norme coutumière sur la façon d’accéder aux ressources naturelles et le traitement à réserver aux déchets. Par exemple, la décision de produire de l’énergie nucléaire requiert une décision sur la distribution des déchets radioactifs. Les bas prix des matières premières et de leur transport, ainsi que la gratuité des ressources extractives, ne sont pas le signe d’une quelconque abondance ; il faut plutôt y voir le résultat d’une certaine répartition des droits de propriété, du pouvoir et des revenus. Des améliorations écologiques peuvent apparaître dans certains pays grâce au déplacement de la pollution vers d’autres pays. L’argument qui voudrait qu’il existe des solutions gagnantes à tous les coups (win-win), positives à la fois pour l’environnement et la croissance économique, est très loin d’être vérifié.
2/4) L’écologisme des pauvres
L’expression « écologisme des pauvres » a été proposée pour la première fois à la fin des années 1980 pour expliquer les conflits dans lesquels les pauvres prennent la défense de l’environnement contre l’Etat ou le marché. Jusqu’à récemment, les acteurs de ces conflits ne se considéraient pas comme des écologistes.
Dans le cadre des conflits écologico-redistributifs, les pauvres sont souvent les défenseurs de la conservation des ressources. L’écologisme populaire n’est pas entravé par l’absence de connaissances ; soit il se fonde sur les connaissances traditionnelles de la gestion des ressources, soit sur les connaissances acquises sur de nouvelles forme de pollution ou de déprédation des ressources. L’activisme écologique est souvent une source essentielle de connaissances. Les experts « qualifiés » sont souvent mis en difficultés par de simples citoyens ou par des associations sur des sujets problématiques et urgents, où différentes valeurs sont en concurrence, et qui impliquent des incertitudes élevées – qui ne peuvent être réduites à des probabilités de risque. Les porte-parole de l’industrie deviennent fiévreux quand la science – dans de tels cas d’incertitude – ne peut plus être utilisée au service du pouvoir. Mieux vaut des évaluations multicritères non compensatoires. L’incommensurabilité des valeurs découle aussi de la complexité. Quand un groupe affirme que la biodiversité possède une valeur intrinsèque qui ne peut être traduite en termes monétaires, cela ne signifie pas que ce groupe ne comprend par le langage de la compensation monétaire.
Le choc des systèmes d’évaluation se produit quand les langages de la justice environnementale, des droits territoriaux autochtones ou de la sécurité écologique sont déployés contre l’évaluation monétaire des risques. La subsistance des populations pauvres dépend de la propreté de l’air, de la disponibilité de la terre et de la potabilité de l’eau. La pyramide des besoins est telle que ces populations accordent la priorité aux sources de leur subsistance plutôt qu’aux produits commercialisés. L’écologisme de la nature sauvage et celui de la survie peuvent aussi bien l’un que l’autre utiliser le langage du sacré ; ces deux courants peuvent devenir de puissants alliés. Le mouvement de la justice environnementale peut combler le fossé intellectuel qui sépare les écologismes du Sud et du Nord. Qui a le pouvoir de simplifier la complexité, d’écarter certains langages de valorisation et d’en retenir d’autres ? Voici une question fondamentale à laquelle l’économie écologique et l’écologie politique doivent s’efforcer de répondre.
3/4) L’appropriation humaine de la production primaire nette (AHPPM)
La production primaire nette (PPM) est la quantité d’énergie mise à la disparition des autres espèces vivantes, les hétérotrophes, par les producteurs primaires, c’est-à-dire les plantes. Elle se mesure en tonnes de biomasse sèche, en tonnes de carbone ou en unités d’énergie. L’humanité utilise environ 40 % de la PPN présente dans les écosystèmes terrestres. Plus l’appropriation humaine de PPM est élevée, moins la biodiversité naturelle dispose de biomasse, ce qui réduit l’espace laissé aux autres espèces.
Quand l’économie croît, elle utilise davantage de ressources naturelles et produit davantage de déchets. Du reste, même si elle ne croissait pas, l’économie actuelle aurait besoin de nouveaux intrants – pétrole, gaz et charbon – parce qu’une fois entrée dans l’économie, l’énergie ne peut pas être recyclée. Et les matières n’étant quant à elle que partiellement recyclées, il faut bien que de nouvelles ressources entrent dans le circuit économique. C’est ainsi que l’activité humaine s’approprie aussi davantage de biomasse au détriment des autres espèces. Les sociétés riches seraient bien incapables de maintenir leur métabolisme si elle n’obtenait pas les ressources naturelles à des prix avantageux. C’est là même une condition structurelle de leur fonctionnement.
Il y a aussi un lien entre la densité de population et la charge écologique. Ce lien (qui n’est pas direct) est montré par un indice comme l’AHPPM. Les démographes sont généralement silencieux concernant l’écologie (« ce n’est pas mon domaine »), raison pour laquelle un biologiste comme Paul Ehrlich, dépourvu de connaissances sociales ou historiques, n’a eu d’autre choix que de revenir sur la question de la relation entre population et environnement en publiant « La Bombe P ». Il était confronté au silence non seulement des démographes, mais également des économistes. La question « Quelle population mondiale serait-il possible d’alimenter » n’est pas pertinente ; il faudrait poser la question « Combien d’êtres humains peuvent être alimentés de façon soutenable à un niveau de vie souhaitable en maintenant 60 % – ou 80 % – de la production de biomasse hors de l’utilisation humaine et à disposition des espèces sauvages ? » Pourquoi ne pas combiner les thèses de la liberté des femmes, des droits à la contraception et à l’avortement et de la pression de la population sur l’environnement ?
4/4) épilogue à la troisième édition, endettement et décroissance
Le système financier emprunte au futur en espérant que la croissance économique infinie fournira les moyens de payer les intérêts des dettes et les dettes elles-mêmes. En 2008, la montagne de dettes a largement dépassé ce que la croissance du PIB permettait de rembourser. La situation est alors devenue financièrement intenable.
Le retour à la croissance économique n’est plus de mise. L’approvisionnement énergétique de notre économie industrialisée ne dépend pas de la photosynthèse d’aujourd’hui, mais bien de la photosynthèse d’il y a un million d’années. même scénario pour notre accès aux ressources minérales qui dépend de cycles biogéochimiques anciens. Ces ressources, nous les utilisons et détruisons sans les remplacer à un rythme beaucoup plus rapide que celui de leur constitution. Le passage de l’autre côté du pic de Hubbert sera terrible, politiquement et économiquement. De terribles conflits déchirent d’ores et déjà le delta du Niger, l’Amazonie équatorienne et péruvienne. Ils mettent aux prises les populations locales et de grandes compagnies pétrolières. Les catastrophes écologiques affectent des personnes vivantes qui peuvent manifester leur mécontentement.
Le moment est venu pour les pays riches de s’engager dans une transition socio-écologique qui les mènera vers une réduction des matières et de l’énergie qu’ils utilisent. La solution n’est pas me keynésianisme ni même le keynésianisme vert, mais bien l’aspiration à la décroissance soutenable. Dans le langage de Cornelius Castoriadis, nous dirions qu’un nouvel ami vaut plus qu’une nouvelle Mercedes-Benz.
(Les Petits matins, 674 p., 25 euros)