Les considérations écologiques accompagnent nécessairement toute approche de la réalité contemporaine. Ainsi notre vécu démocratique ne peut être réellement estampillé « démocratique » que s’il est aussi écologique. C’est la démonstration que fait BIOSPHERE-INFO ci-dessous. L’abonnement à ce bimensuel est gratuit, il suffit d’envoyer un courriel à biosphere@ouvaton.org
Démocratie et Ecologie
BIOSPHERE-INFO n° 352 (1er au 15 juin 2015)
Introduction
En 1948 Arne Naess avait été invité par l’UNESCO à diriger un projet scientifique sur la controverse entre l’Est et l’Ouest à propos de la définition de la démocratie. C’était au début de la guerre froide. Les Soviétiques disaient « Nous sommes démocrates » et l’Ouest répondait : « Non, cela n’a rien à voir avec la démocratie. » De cette comparaison Arne Naess a déduit que le mot « démocratie » est à la fois un slogan et un soporifique. Sa conclusion : « Les étudiants devraient apprendre que nous nous contentons le plus souvent d’employer des mots creux comme liberté ou démocratie… Les gens se contentent de certitudes faciles, c’est tellement pénible d’approfondir sa réflexion. » (Arne Naess, Vers l’écologie profonde – Is it painful to think ?)
De façon plus précise la démocratie, étymologiquement « pouvoir du peuple », suppose qu’on puisse définir précisément ce que recouvrent les mots peuple et pouvoir ainsi que les procédures pour lier les deux. Quel peuple ? Comme il s’agit le plus souvent de démocratie représentative et non de démocratie directe, la question « qui est représenté et comment » reste primordiale. On excluait par exemple les esclaves, les pauvres, les femmes… et la représentation dépossède du pouvoir. Quel pouvoir ? Dans les démocraties libérales, c’est l’économique qui domine la politique et les gouvernants, même socialistes, ne sont en définitive que les représentants des lobbies. Enfin les procédures électorales varient à l’extrême, mais elles n’ont généralement qu’un but : avantager le clan qui est déjà au pouvoir.
Personnellement j’ai toujours pensé, à la suite de mai 68, « élections, piège à cons »… sauf qu’en 1974, René Dumont se présentait aux présidentielles : l’écologie entrait en politique. Je pourrais facilement montrer que le jeu politique a paradoxalement depuis quarante ans disqualifié la parole de l’écologie politique aux yeux des électeurs. Mais je préfère cette écologie positive qui se met en place progressivement dans les institutions. Dans une deuxième partie je préciserais quelques pistes pour repenser entièrement la démocratie quand on est écologiste.
1) le cadre existant d’une démocratie écologique
La démocratie avance par l’institutionnalisation de ces décisions successives. Nous sommes dans une société complexe qui ne peut se résumer aux Dix Commandements de la bible. Il y a des textes fondamentaux, des ministres qui les appliquent, des experts qui conseillent.
Ce n’est pas encore connu des citoyens, mais il existe une charte de l’environnement intégrée à la constitution française depuis 1995. Malgré l’opposition farouche des tenants du système au principe de précaution inclus dans cette charte et une complète inertie du parti socialiste au moment de voter, le président Jacques Chirac a réussi à imposer ce texte. Le préambule est fort : « Aux côtés des droits de l’homme de 1789 et des droits sociaux de 1946, et au même niveau, nous allons reconnaître les principes fondamentaux d’une écologie soucieuse du devenir de l’homme. » Il est particulièrement heureux de voir enfin une loi souligner le fait que les êtres humains ont aussi des devoirs, et pas seulement des droits :
« Art. 2. – Toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement.
« Art. 3. – Toute personne doit prévenir les atteintes qu’elle est susceptible de porter à l’environnement.
« Art. 4. – Toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu’elle cause à l’environnement.
Cette loi fondamentale est complétée par le Code de l’environnement. La version intégrale 2015 peut être téléchargée en ligne sous la forme d’un fichier PDF de 2422 pages. Thierry Tuot, conseiller d’Etat, avait été chargé de la réforme du code minier. Un avant-projet de loi est actuellement à la disposition du gouvernement depuis… 2013. Lisez le communiqué de presse FNE à ce sujet, les choses avancent, lentement.
Normalement le ministère de l’écologie fait appliquer les textes de lois. En janvier 1971 Robert Poujade est devenu ministre délégué auprès du premier ministre, chargé de la protection de la nature et de l’environnement. C’était la première fois que l’écologie entrait au gouvernement, juste avant le premier sommet de la Terre à Stockholm (1972). Progressivement ce « ministère de l’impossible » a vu son périmètre d’action s’agrandir. A son arrivée à l’Elysée en 2012, Nicolas Sarkozy avait nommé Alain Juppé ministre d’Etat et numéro deux du gouvernement à la tête d’un grand ministère de l’environnement qui regroupait transports, énergie… On connaît la suite.
Enfin un certain nombre de cénacles sont en charge d’aider à la prise de position politique. Notons que le Conseil économique et social est devenu CESE. La loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 lui a rajouté la compétence environnementale. Il y a bien d’autres instances d’expertise, par exemple l’Agence de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Mais l’indépendance de ces agences et autres Académies des sciences peut être encore soumise à interrogation. Au niveau international, il en existe d’autres, comme le GIEC. Encore faudrait-il que l’expertise entraîne des prises de décision politique favorable à l’environnement, ce qui est loin d’être le cas.
De toute façon l’évolution actuelle du droit ne dit presque rien de ce que devrait être une véritable démocratie écologique.
2) critères d’élaboration d’une démocratie écologique véritable
Nous allons maintenant proposer une nouvelle définition du peuple, du pouvoir et des procédures pour une démocratie qui pourrait mieux fonctionner que l’existant.
Nous avons vu que « le peuple » dans une société nombreuse pose la question de la représentation. Le mouvement écologiste devrait populariser la notion d’acteurs absents. Dans le dictionnaire du développement durable (AFNOR 2004), ce sont les acteurs qui ne peuvent prendre la parole lors d’une négociation, ou qui ne sont pas invités à la table des négociations. Par exemple la voix des générations futures n’est pas prise en compte dans les votes dits démocratiques ; de même les êtres vivants non humains, ce qu’on peut appeler aussi la biodiversité. La démocratie actuelle se veut restreinte dans le temps et dans l’espace, délimitée par les intérêts à court terme des habitants d’un territoire particulier. Ce serait élargir l’universalité bien plus fondamentalement que le droit de vote à 18 ans si on pouvait inclure dans la participation électorale les non-humains, le milieu naturel et tous ceux qui viennent après nous.
Comment y arriver ? Rien de plus simple à notre avis. Lors d’une réunion, Jane Goodall avait représenté les chimpanzés. Un avocat représente un client, absent ou non. Un député vote au nom d’un pays, pourtant entité abstraite. Des chefs d’Etat réunis pour traiter du réchauffement climatique ou de l’extinction des espèces ont pour rôle de penser à la place des générations futures et des non-humains. Et notre comportement quotidien reflète toujours une certaine représentation du monde. Chacun de nous se définit dans son comportement comme le représentant de causes les plus diverses, notre propre intérêt, les intérêts de « notre » entreprise, les intérêts des Américains. Nous pouvons aussi bien défendre les intérêts des peuples indigènes, les intérêts des grands singes, et même les intérêts de la Terre-mère. Pierre Rosanvallon décrivait ainsi la condition nécessaire pour préparer le long terme : « Il n’y aura pas de sortie de la myopie démocratique si les citoyens ne sont pas eux-mêmes les défenseurs d’une conscience élargie du monde. » Un jour notre bulletin de vote ira au candidat aux élections qui prendra le mieux en compte l’existence des tiers-absents. Ce jour-là, la démocratie aura fait un pas de géant, au-delà de son anthropocentrisme ordinaire. Il suffit d’avoir une autre conception du monde, plus écologique. Cela s’apprend.
On ne naît pas écolo, on le devient. Pour faciliter la prise de conscience, il faut préparer en amont les procédures à mettre en place. Il y a un préalable éducatif, la socialisation conditionne notre comportement plus ou moins écolo. Nous rentrons dans le système de valeur d’une société, la définition de ce qui est bien et ce qui est mal, valorisé ou interdit. D’un point de vue écologique, ce n’est pas l’homme qui devrait être doté – par l’homme ! – d’une valeur « transcendante », digne de respect, mais l’ensemble des formes du vivant. Pour l’éthique de la terre, plutôt que de transcendance, au-delà de toute expérience possible, il vaudrait mieux penser en terme de valeur intrinsèque. C’est le premier critère de la philosophie d’Arne Naess : « Le bien-être et l’épanouissement de la vie humaine et non-humaine sur Terre ont une valeur intrinsèque (en eux-mêmes). Ces valeurs sont indépendantes de l’utilité que peut représenter le monde non-humain pour nos intérêts humains. » Dans cette conception du monde, l’écologique, le social et l’économique ne sont pas séparés en sphères qui ne se recoupent pas entièrement. Ce sont les possibilités de la biosphère qui peuvent définir notre ordre social et donc les moyens économiques pour atteindre nos objectifs. Ce n’est pas la croissance économique qui permet l’emploi, c’est l’emploi juste et respectueux des ressources naturelles qui donne valeur à l’activité économique.
Des procédures qui existent déjà à titre expérimental peuvent être généralisées. La démocratie actuelle ressemble à un pugilat. On se bat pour devenir le candidat de son clan, on se bat pour obtenir les suffrages des électeurs contre un autre clan, on se bat pour conserver son pouvoir ou le reprendre, etc. C’est pourquoi le tirage au sort entre candidats à une responsabilité éliminerait automatiquement cette perversion conflictuelle de la démocratie. Il y a aussi des procédures simples qui demandent à être privilégiées ; ainsi les conférences de consensus pour gérer la multitude que nous sommes devenus. Sur une thématique donnée, on constitue un panel représentatif de la population ordinaire qui joue le rôle d’un jury d’assises et pourrait même décider. Suivre les auditions d’experts et les débats entre participants de ce groupe ferait une bonne télé-réalité. D’autres possibilités sont actuellement en discussion. Pierre Rosanvallon envisage une « Académie du futur ». Alfred Fouillée proposait déjà en 1910 d’adjoindre à la Chambre des députés (représentant du présent) un Sénat composé « encore plus d’hommes à naître que d’homme déjà nés », donc porte-parole d’une volonté nationale élargie.
De tout cela résulte une certaine conception du pouvoir qui nous éloigne de l’écofascisme. L’écologie politique s’appuie sur les conclusions de l’écologie scientifique, pas sur l’attente du leader providentiel. Nous savons objectivement, après analyse des déterminants biophysiques de notre existence terrestre, que nous avons dépassé les limites de la planète. Le réchauffement climatique n’en est qu’un signe parmi bien d’autres. C’est pourquoi la tâche essentielle d’une démocratie écologique est de retrouver collectivement le sens des limites et d’abandonner la volonté de toute-puissance. Les lois de la nature s’imposent aux lois humaines. Tous les organismes vivants s’appuient sur la coopération et la diversité, utilisent les déchets comme matériaux, s’approvisionnent localement, ne surexploitent pas leurs ressources, optimisent plutôt que maximisent, utilisent presque uniquement l’énergie solaire et s’interdisent les toxiques persistants. C’est pourquoi le temps du vivant couvre 3,8 milliards d’années sans surexploitation de la planète. Mais la révolution industrielle nous a fait croire que nous pourrions échapper à ces critères de durabilité. Nous avons adhéré au mythe de la croissance sans fin. A nous maintenant de reconnaître par la délibération démocratique que nous étions dans l’erreur et qu’il peut en être autrement. Cette démocratie écologique s’accompagne nécessairement d’une pratique de la non-violence et d’une prise de conscience de tous. Les ennemis de la démocratie sont ceux qui remettent à plus tard les réponses aux enjeux et défis de l’écologie.
Conclusion
Une démocratie écologique ne marque pas la fin de l’humanisme, mais le début d’un humanisme élargi aux acteurs absents. Il s’agit de dépasser notre anthropocentrisme de dominants pour faire preuve d’humilité et reconnaître que nous ne sommes que simple élément de la biosphère. Certains parlent d’écocentrisme, d’autres de respect de la Terre-mère. Il nous fait aimer la planète comme nous-mêmes.
Pour clore le débat et ouvrir sur ce que vous pouvez faire, je voudrais dire que nous devons prendre conscience que chacun de nos gestes est profondément politique. Par exemple quand je bois du café, je soutiens un certain rapport entre le Nord et le Sud, à savoir la mondialisation et le libre échange contre la sécurité alimentaire des territoires. Je vote pour la culture d’exportation contre la culture vivrière et j’admets une certaine exploitation de la main d’œuvre dans les pays pauvres. Tout cela pour une boisson dont nous n’avons pas réellement besoin, si ce n’est par convenance sociale et goût du paraître… La démocratie passe aussi par notre vote de tous les jours en tant que consommateur.
(compte-rendu d’un exposé de Michel Sourrouille à l’Université populaire de l’environnement – Bordeaux, le 29 avril 2015)
oui vert igineux, arrêtez de boire du café et éteignez la plaque à induction; c’est pas démocratique d’instrumentaliser les planteurs
jm b
Merci pour ce compte-rendu de la conférence faite par M Sourrouille, qui nous ouvre des horizons vertigineux avec de minuscules graines d’espoir et quelques pistes à suivre! Nous sommes tellement loin de l’anthropocentrisme, nous sommes tellement imprégnés d’anthropocentrisme, difficile de faire entendre une autre voix quand on voit se développer routes, ZAC, panneaux solaires remplaçant les arbres, le rouleau compresseur en action aveugle au vivant…
FC
Merci pour ce compte-rendu de la conférence faite par M Sourrouille, qui nous ouvre des horizons vertigineux avec de minuscules graines d’espoir et quelques pistes à suivre! Nous sommes tellement loin de l’anthropocentrisme, nous sommes tellement imprégnés d’anthropocentrisme, difficile de faire entendre une autre voix quand on voit se développer routes, ZAC, panneaux solaires remplaçant les arbres, le rouleau compresseur en action aveugle au vivant…
FC