On observe un triple mouvement dans la pensée contemporaine. D’abord, massivement, une continuation des thèmes classiques des Sciences Humaines et Sociales (SHS), dominées par les idéologies libérales ou marxistes, c’est-à-dire une indifférence conceptuelle et méthodologique à l’égard de la nature, de l’écologie et de la collapsologie. Ensuite, de la part de quelques laboratoires publics ou Think Tanks privés, une tentative de centrer leur recherche sur l’écologie, l’anthropocène ou le climat, dans une perspective réformiste, i. e. en se donnant un horizon de temps indéfini (le développement durable). Enfin, une petite minorité de groupes ou de personnes tentent une percée intellectuelle ou politique sur les thèmes de l’anthropocène et de la collapsologie, sur les limites désormais visibles dans la géosphère et dans le temps, donc sur le bouleversement total et global que ceci produira, qu’on le veuille ou non (le catastrophisme).
Toutes les SHS sont « humanistes » au sens où l’anthropocentrisme est la valeur suprême : ni les non-humains, ni les écosystèmes ou l’écosphère ne sont pris en compte pour eux-mêmes ou en relation partenariale avec les humains. Cette réticence des SHS pour inclure l’écologie politique et les sciences de la nature dans leurs études des phénomènes humains provient de la crainte de justifications naturalistes aux inégalités sociales ou aux différences culturelles (présenter comme « naturelles » des entreprises de domination d’une personne sur une autre, d’une classe sociale sur une autre, d’une société sur une autre). Plusieurs esprits (Hans Jonas, Philippe Descola…) entreprirent récemment de concevoir ensemble la nature et la culture au moyen de regards et d’outils nouveaux. Quelques clubs de pensée ont fondé leur légitimité sur le succès médiatique de l’expression ambigüe « développement durable » : des réformes radicales parviendront à améliorer la situation ; une transition forte et persévérante nous conduira graduellement vers l’intégrité écologique et la justice sociale ; de nombreuses solutions techniques, sociales et politiques existent déjà pour apporter plus de bonheur pour toutes et tous. Quelques personnes estiment désormais que les deux postures précédentes (la High Church et la transition écologique) ne sont plus tenables. Non qu’elles aient abandonné toute rationalité : au contraire ! C’est parce qu’elles ont pris au sérieux les rapports des scientifiques que ces personnes et associations sont aujourd’hui devenues catastrophistes, discontinuistes, collapsologues. Oui, l’effondrement du monde est proche ; oui, l’événement sera brusque et brutal ; oui, il importe d’urgence d’essayer de le penser. Cette posture – la posture de l’Institut Momentum – est étayée par de nombreux rapports internationaux. Par exemple, la synthèse « Global Change and the Earth System » du Programme international Géosphère-Biosphère, ou bien le « Millenium Assessment Report 2005 » des Nations-Unies, ou bien le « Global Environment Outlook 5 » du PNUE en 2012, et le cinquième rapport du GIEC sur le changement climatique (2014). Outre ces rapports volumineux, de nombreux articles scientifiques corroborent l’idée d’un effondrement global du système-Terre à brève échéance. Ces rapports et articles ont pourtant tendance à minimiser l’état des choses et l’accélération des processus parce qu’ils doivent parvenir à un consensus. Une des conséquences de cette retenue est la publication journalistique régulière de papiers indiquant que c’est plus grave et que ça va plus vite que prévu dans le précédent rapport (exemple : les cinq rapports du GIEC depuis vingt cinq ans).
Ces propos ne sont pas fatalistes, ils sont au contraire une aspiration à une imagination et une créativité nouvelles. A l’Institut Momentum nos convictions profondes sont catastrophistes. C’est notre mission intellectuelle et éditoriale. Momentum, le think tank des politiques de décroissance du Second Anthopocène ? Il s’agit de refonder les politiques à l’intérieur des limites écologiques. Pour éviter les injustices sociales qui résultent de la contraction des ressources, des politiques de partage égalitaire seront le socle de la gestion de la rareté. En raison du dépassement des seuils écologiques, les politiques de décroissance devront réinventer l’ensemble du système industriel mondial, laisser les fossiles sous terre et plafonner l’exploitation des éléments non renouvelables par un protocole international. Les basses technologies (low tech) pourraient réhabiliter le geste humain, enrayer l’obsolescence programmée, et utiliser des ressources de proximité… Quel avenir pour le consumérisme dans les sociétés en voie de simplification ? Quelles évolutions psychologiques face au changement ? La bonne échelle politique est-elle vaste, européenne, mondiale, ou plutôt celle des biorégions ?
Quelques livres catastrophistes :
Erik M. Conway et Naomi Oreskes, L’effondrement de la civilisation occidentale, LLL, Paris, 2014.
Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Le Seuil, Paris, 2015.
Carolyn Baker, L’effondrement, Écosociété, Montréal, 2015.
Paul Jorion, Le dernier qui s’en va éteint la lumière – Essai sur l’extinction de l’humanité, Fayard, Paris, 2016.