Le capitalisme contemporain a muté grâce au digital et à la stratégie de « silicolonisation* » des start-ups devenues géants du web californiennes (les GAFA), devenant un capitalisme des plateformes, qui, grâce aux technologies, « disrupte » (bouleverse) les positions installées des firmes traditionnelles, les modèles de protection sociale et du travail qui furent créées autour d’elles mais également les rapports sociaux et la culture. Les technologies numériques deviennent un moyen de réguler le social à la place de la régulation politique dans une société postmoderne marquée par l’individualisme, le culte de la différence etc. en organisant la mise en réseau.
Pour vous faire des amis, créez votre profil Facebook ; pour vous déplacer, téléchargez l’application Blablacar ou Uber ; pour rencontrer l’âme sœur, optez pour Tinder ; pour régler les problèmes d’encombrement, utilisez Waze ; pourquoi ne pas louer votre maison ou voiture via Airbnb ou LeBonCoin pendant vos vacances plutôt que les laisser en jachère ? A chaque problème social, réel ou imaginaire, son application. Ainsi, le social est réduit à un problème technique et non politique. Il en résulte un fétichisme de la marchandise (technologique) et un consumérisme de masse, encouragés par une image d’attitude « cool » et sympathique de ces jeunes capitalistes geeks de la Silicon Valley, loin de l’image du banquier austère près de ses sous. Bien évidemment, ces technologies ont de grandes potentialités et une utilité puisqu’elles sont adoptées avec une vitesse et un engouement étonnant. Mais force est de constater qu’on observe de façon dominante à une marchandisation des relations sociales : l’autostop devient payant grâce à Blablacar ; idem pour l’entre-aide entre voisins avec Taskrabbit etc. Mais comment s’opposer à cela quand la plupart de ces applications sont gratuites, celles-ci ne se rémunérant que via des commissions prises sur les professionnels ou des publicités payées par les entreprises et quand le consommateur en redemande, de la dernière version de l’IPhone ? Il en résulte pour ce qui est du travail une « ubérisation », entendre une montée de l’indépendance à la place du salariat, qui n’est pas sans rappeler le putting out system de la première proto-industrialisation de la fin du XVIII°-début XIX° dans l’industrie textile, qui a l’effet de réduire les protections que les salariés avaient pu obtenir et dont ces travailleurs (encore largement minoritaires) ne peuvent bénéficier.
Cette plateformisation n’est qu’une première étape, qui permet aux GAFA et autres start-ups d’accumuler des données sur nous et tout comme aucun Etat totalitaire n’a pu le faire, et en même temps beaucoup d’argent grâce à la publicité, pour la réinvestir dans l’Intelligence Artificielle, le machine learning et l’automatisation. Ces capitalistes-geeks (Sergueï Brin, Larry Page, Mark Zuckerberg, Elon Musk, Ray Kurzweil etc.) ont un projet assumé de transformation du monde par la technologie, qu’ils réaliseront avec ou contre l’accord des Etats. La nature du projet ? Le Meilleur des mondes orwellien, celui de la science-fiction (Google veut officiellement faire le bien). D’abord, l’automatisation et la robotisation à des niveaux qu’on ne pensait pas possibles en dehors de la science-fiction avec des conséquences sur l’emploi si on ne l’anticipe pas (voitures autonomes, correction automatique des dissertations, dialogues via des chatbots etc.). Pire encore, la montée de sexbots ( !), ces poupées robotisées qui remplaceront parfois peut-être l’interaction sexuelle humaine questionne notre rapport à l’autre et la sexualité et notre individualisme. Quid des armes autonomes ? Le rêve devient cauchemar délirant quand à très long terme, Ray Kurzweil, ingénieur en chef de Google, voudrait parvenir à une « singularité » technologique, où des Ias deviendraient plus « intelligentes » que des humains. Ensuite, le projet se veut anarcho- capitaliste, aussi appelé libertarien ou ultra-libéralisme : en clair, se débarrasser de toute tutelle étatique en les « disruptant » via la technologie pour ensuite « laissez faire » (via les applis). Les Etats tentent pour l’instant de réguler comme ils peuvent (c’est-à-dire difficilement) ce déferlement technologique et le contournement des régulations posés par les plateformes, donc cela pose la question de la manière de renforcer nos contrôles démocratiques sur ces technologies et firmes. Enfin, la partie la plus effrayante, je dirais même monstrueuse, du projet à l’échelle du siècle : le transhumanisme, à savoir la transformation (pour ne pas dire disparition) de l’espèce humaine elle-même, via la fusion des technologies numériques, des nanotechnologies et des biotechnologies, pour créer des humains augmentés, via des puces et nanotechnologies, autrement dit des cyborgs ; la manipulation de l’ADN ; un eugénisme assumé via des techniques de diagnostic génétique avancées pour prévenir les défauts des embryons en les sélectionnant, probablement aussi l’ectogénèse de masse pour permettre l’égalité devant l’enfantement entre hommes et femmes ou entre hétéro et homosexuels sans même parler du clonage pour changer les organes à l’envie avec pour perspective la vie éternelle ! C’est donc une question anthropologique qui est également posée face à la furie transhumaniste.
La gauche sera divisée probablement entre des « bio-conservateurs » proches de l’écologie ou de l’humanisme et des néo-luddites d’un côté, et de l’autre des transhumanistes « de gauche » postmodernes et technophiles libertaires. Sur ces sujets, il n’y a aucune réponse simple et cette incertitude dans la réponse profite à la « silicolonisation ». A nous de penser et d’anticiper une réponse de gauche tant qu’il en est encore temps… Faut-il favoriser l’accélérationnisme, comme a pu le faire la gauche dans sa version modernisatrice ou marxiste, ou au contraire les luttes « luddites » qui peuvent apparaître « réactionnaires » ?
Matthieu Montalban
* Sadin E. (2016) La silicolonisation du monde. L’irrésistible expansion du libéralisme numérique, éditions l’échappée, Paris.
Très bon article, merci Matthieu Montalban.
Je partage cette analyse et aussi la conclusion au sujet de cette « gauche » divisée.
Il est évidemment inutile de parler de La Droite, bien que traditionnellement conservatrice, qui voue depuis longtemps un véritable culte à ce Progrès qui assure la croissance, donc les profits des capitalistes, et maintenant le contrôle orwellien.
Les écolos feraient donc bien partie de cette « gauche » …
De cette « gauche » non seulement divisée mais explosée, et ce sur des tas de sujets.
Entre ceux qui, probablement faute d’avoir téléchargé la bonne appli sur leur Smarphone, ne savent plus où ils habitent, ne savent plus où est la droite et la gauche… et ceux qui ont le cul entre deux chaises, les ni ceci ni cela… et maintenant les « transhumanistes de gauche » … Bref, comme on disait précédemment, c’est la merde !