Bernard Stiegler mise sur les expériences locales pour lutter contre l’effondrement systémique. Il est interrogé par le journal La Croix :
Le collectif de scientifiques « Internation », que vous avez co-fondé en 2018, lance ce vendredi 10 janvier un appel à Antonio Guterres, sous la forme d’une « méthode » d’action contre l’effondrement. Expliquez-nous votre démarche.
Bernard Stiegler : En 2018, nous avons créé un collectif international de scientifiques issus de nombreuses disciplines (biologistes, mathématiciens, économistes, ingénieurs, juristes, philosophes, etc.) pour répondre aux exhortations du secrétaire général de l’ONU à agir afin d’éviter une catastrophe climatique. Le Giec rendait alors un rapport décisif, appelant à des « changements sans précédent ». Puis la jeunesse est descendue dans la rue. Le travail de notre collectif est une réponse à toutes ces interpellations. Avec une conviction que nous partageons tous, du mathématicien Giuseppe Longo au sociologue Richard Sennett, en passant par le juriste Alain Supiot.
Laquelle ?
B. S. : Notre thèse est la suivante : si rien ne se passe, alors même que Guterres n’a de cesse, depuis deux ans, de rappeler au monde la gravité de la situation, ce n’est pas seulement en raison du poids des lobbys pétroliers ou financiers, des calculs politiques ou des contradictions des citoyens. Tout cela existe, certes. Mais l’obstacle majeur vient du fait que les problèmes sont mal posés et que l’on ne propose pas de méthode d’action.
Comment, dès lors, considérer la crise que nous traversons ?
B. S. : Il est crucial de partir de la notion d’entropie, qui est un principe fondamental du vivant… Ou plutôt, de ce contre quoi il lutte. Car ce qui caractérise notre époque – et ce qui se passe dans la biosphère – est une augmentation vertigineuse de l’entropie. Il s’agit au départ d’un concept de la physique, qui renvoie à la dissipation de l’énergie d’un système, menant à son dépérissement. De ce point de vue, la dissipation énergétique conduit à l’heure actuelle à une augmentation délétère de la température, qui détruit notre planète.
Mais l’entropie est aussi biologique. Elle se traduit par une chute dramatique de la biodiversité – on parle aujourd’hui de sixième extinction des espèces. Enfin, l’entropie est « informationnelle ».
C’est-à-dire ?
B. S. : Avec la montée en puissance des algorithmes et du « big data », le savoir humain est remplacé par les calculs de la machine. Ces derniers sont très efficaces à court terme. Mais pas au-delà, car ils ne prévoient pas l’improbable. Or le processus à travers lequel l’univers se déploie produit toujours de l’improbable. Et comme l’a montré le physicien et philosophe Erwin Schrodinger, la vie n’est pas réductible aux calculs. Le problème, c’est que nos systèmes – et en particulier nos modèles économiques – y sont aveugles. Il faut inventer autre chose, ce que nous tentons de faire, en mettant des solutions sur la table.
Quelle « méthode » le collectif propose-t-il ?
B. S. : Tout en travaillant sur ce cadre théorique, nous menons des expérimentations de terrain, en particulier en Seine-Saint-Denis. Puisque l’entropie est systémique, nous y avons lancé des chantiers dans différents domaines, en prenant le contre-pied du modèle économique actuel. Comment ? En se fondant sur les « savoirs » – car c’est bien le savoir humain qui permet de lutter contre l’entropie : celui de la mère qui élève son enfant, du jardinier qui cultive, du mathématicien qui conçoit des constructions extraordinaires, etc.
Donnez-nous des exemples.
B. S. : En Seine-Saint-Denis, nous avons créé une clinique mère-enfant, pour des parents ayant perdu le « savoir » de la filiation en raison d’une invasion des écrans numériques, dont on abreuve les petits. Dans le secteur du bâtiment, où l’emploi est menacé par les robots, nous préparons les jeunes à cette révolution des métiers, en lien avec le rectorat de Créteil. Par exemple, on pourrait utiliser l’argile crue, un excellent matériau de construction, aujourd’hui considéré comme un déchet, alors qu’on en extrait des milliers de tonnes par an. Autre illustration : le travail mené avec des mécaniciens de rue, formés pour être en première ligne de la motorisation électrique – allons-nous bientôt jeter nos voitures thermiques en bon état ou les réemployer ? Je pourrais multiplier les exemples, car nous travaillons aussi en Équateur, en Irlande, etc. Mais le véritable enjeu, c’est de promouvoir ces contre-modèles locaux à l’échelle mondiale, en misant sur les spécificités des territoires. D’où notre interpellation de l’ONU.
Que visez-vous ?
B. S. : Dans une lettre rendue publique ce vendredi 10 janvier, nous proposons à Antonio Guterres de lancer un appel d’offres vers les territoires, partout dans le monde, en s’appuyant sur le cadre théorique et pratique que je viens de décrire brièvement (2). Autrement dit, de débloquer des financements pour une durée de trois ans renouvelable, avec l’impératif d’évaluer les actions menées. Pourquoi une région menacée par la montée des eaux comme le Kerala, en Inde, ne deviendrait-elle pas un lieu pilote ? L’idée est que des réseaux de collectivités, d’entreprises, de scientifiques, de citoyens puissent candidater. Et engager ensuite un partage d’expériences locales entre territoires, certes différents, mais confrontés aux mêmes problématiques – agricoles, climatiques, d’emplois – au sein de ce que nous appelons une « Internation ». Selon l’intuition même de l’anthropologue Marcel Mauss, il y a cent ans, à la création de la SDN.
Propos recueilli par Marine Lamoureux
(1) Auteur
de Qu’appelle-t-on panser ? Tome 2 La leçon de Greta
Thunberg,
à paraître le 16 janvier,
Les liens qui
libèrent.
(2) Un livre issu de ces recherches interdisciplinaires
sera publié
le 31 janvier.
NB : appel à Guterres à lire dans La Croix du Vendredi 10 janvier 2020
Sans faire intervenir l’entropie dans la démonstration, il me semble évident que tout devrait être fait pour encourager ce genre d’initiatives décrites par Bernard Stiegler. Or, au contraire, tout est fait pour les empêcher. Ce n’est pas vieux, souvenons-nous de NDDL. Regardons toutes les difficultés que doivent endurer tous ceux qui souhaitent vivre hors-réseau, hors Système, autrement dit hors « normes». Et puis justement, toutes ces normes, qui « écologie» oblige… nous empêchent de continuer à rouler avec une vieille petite bagnole, ou de construire une petite maison au plus simple. Et caetera etcétéra !