Dans les entrailles de la machine mondiale à expresso

Le diagnostic de Philippe Bihouix est limpide et la solution si simple : « Seuls les plus obtus écolo-sceptiques nient encore le risque d’effondrement envi­ron­nemen­tal qui guette nos sociétés : du change­ment cli­ma­tique en cours à la six­ième extinc­tion de masse, en pas­sant par l’épuisement des éner­gies fos­siles et des métaux, la pol­lu­tion général­isée ou la destruc­tion de la terre arable (par érosion et par arti­fi­cial­i­sa­tion), tous les clig­no­tants sont désor­mais au rouge. Pire, ces fac­teurs de risque inter­agis­sent entre eux dans une logique sys­témique, dans de puis­santes boucles de rétroac­tion pos­i­tive : la pénurie énergé­tique engen­dr­era celle des métaux, tan­dis que la disponi­bil­ité en métaux pour­rait lim­iter par exem­ple le développe­ment des éner­gies renou­ve­lables ; nos pra­tiques agri­coles épuisent la terre et entraî­nent le défriche­ment des dernières forêts pri­maires ; le change­ment cli­ma­tique va accélérer l’érosion de la bio­di­ver­sité et la chute de ren­de­ments agri­coles dans cer­taines zones ; etc.

Les con­séquences négatives de la pro­duc­tion d’objets échappe au con­som­ma­teur, même doté des meilleures inten­tions. J’achète un télé­phone portable en France, et ce faisant j’ai exploité des mineurs du Congo, détruit des forêts pri­maires de Papouasie, enrichi des oli­gar­ques russes, pol­lué des nappes phréa­tiques chi­noises, puis, 12 à 18 mois plus tard, j’irai déverser mes déchets élec­tron­iques au Ghana ou ailleurs. Le monde est devenu sem­blable à une immense machine à expresso, le mod­èle si pra­tique où la cap­sule de café vide dis­paraît dans les entrailles de l’appareil. Cet éloigne­ment entre nos actes (con­som­mer) et leurs con­séquences envi­ron­nemen­tales et sociales (pro­duire) vient bien sûr de l’abondance en pét­role et des coûts de trans­port faibles. Edi­son per­met de s’éclairer et de se chauf­fer sans l’odeur et les traces de suie du char­bon, du pét­role ou du gaz. Pour­tant la pol­lu­tion est bien là – les cen­trales à char­bon sont de très loin la pre­mière source mon­di­ale d’électricité et de chaleur –  mais délo­cal­isée à l’extérieur du tissu urbain. Les véhicule élec­trique ou à hydrogène tien­nent du même mythe : ceux-ci seraient « pro­pres » car inodores et sans rejets à l’utilisation. C’est naturelle­ment faux, puisqu’il faut bien pro­duire l’électricité ou de l’hydrogène, et – quand bien même l’énergie serait-elle facile­ment disponible – fab­ri­quer les véhicules, con­som­mer des bat­ter­ies, des pneus, etc. qui génèreront tou­jours des déchets en par­tie ingérables.

Face aux défis, l’utopie tech­nologique a la vie dure. « On a tou­jours trouvé une solu­tion » reste l’horizon indé­pass­able : jusqu’à présent tout va bien, se dit, rendu au pre­mier étage, le fou qui a sauté du haut de l’immeuble. Effec­tive­ment, juste à temps pour sor­tir l’Europe du Peak Wood de la deux­ième moitié du 17ème siè­cle, la machine à vapeur de Thomas New­comen, cou­plée à la pompe de Thomas Sav­ery, per­met l’exploitation du char­bon de terre sous le niveau de la nappe phréa­tique et fait entrer l’humanité dans la civil­i­sa­tion thermo-industrielle. Autre exem­ple connu, à la fin du 19ème siè­cle, le pét­role arrive à point nommé pour rem­placer l’huile de baleine dans les lam­pes, tan­dis que les com­pa­tri­otes de Moby Dick ren­dent leur dernier souf­fle (aupar­a­vant, d’autres inno­va­tions tech­niques – moteurs, har­pons explosifs, treuils, etc. – avaient per­mis de décimer rorquals et cachalots après la quasi-extinction des baleines franches). Mais cette fois, les équa­tions et les lim­ites physiques risquent d’être plus têtues.

Indé­ni­able­ment nous pou­vons, et devons, dévelop­per les éner­gies renou­ve­lables. Mais qu’on se le dise, il n’y a pas assez de lithium ou de cobalt sur terre pour équiper un parc de plusieurs cen­taines de mil­lions de véhicules élec­triques, et pas assez de pla­tine pour un parc équiv­a­lent de véhicules à hydrogène. Le recy­clage a ses lim­ites et l’économie cir­cu­laire est utopique, ne serait-ce qu’en vertu du sec­ond principe de la ther­mo­dy­namique (l’entropie). Mais surtout, la com­plex­ité des pro­duits, des com­posants et des matières (mil­liers d’alliages métalliques dif­férents, mélanges de plas­tiques et d’additifs, matéri­aux com­pos­ites) nous empêche d’identifier, de séparer et de récupérer facile­ment les matières premières. Sans compter les usages dis­per­sifs (métaux util­isés comme pig­ments dans les encres et les pein­tures, fer­til­isants, addi­tifs dans les ver­res et les plas­tiques, pes­ti­cides…) ou ren­dant le recy­clage très com­pliqué (zinc de la gal­vani­sa­tion, étain des soudures…). On touche par­fois dans ce domaine à l’absurde : que diront nos descen­dants de notre société qui extrayait de l’argent des mines pour l’utiliser, sous forme nanométrique dans des chaus­settes, comme tech­nolo­gie anti-odeurs ? Bref, les tech­nolo­gies sal­va­tri­ces que nous espérons ne fer­ont qu’accélérer jusqu’à l’absurde le sys­tème.

Si l’on veut éviter aux généra­tions futures un envi­ron­nement inviv­able, il ne faut plus con­cevoir que des objets répara­bles, réu­til­is­ables, mod­u­laires, plus faciles à recy­cler en fin de vie, n’utiliser qu’avec parci­monie les ressources les plus rares, ban­nir les objets jeta­bles s’ils ne sont pas entière­ment à base de ressources renou­ve­lables. Lit­térale­ment un virage à 180°, con­tre l’obsolescence pro­gram­mée, la dif­féren­ti­a­tion’mar­ket­ing, la déval­ori­sa­tion des métiers manuels, la logique du tout jetable, le rem­place­ment des métiers d’accueil et de ser­vice par des machines bour­rées d’électronique, donc de métaux rares… Par­al­lèle­ment, la relo­cal­i­sa­tion d’une large part de l’économie est néces­saire. Naturelle­ment, cer­taines pro­duc­tions et activ­ités res­teront en dehors des ter­ri­toires (ne serait-ce que les pro­duc­tions minières ou cer­taines pro­duc­tions agri­coles) : il n’est pas ques­tion d’interrompre les échanges mais de les focaliser unique­ment sur ce qui ne peut pas être pro­duit locale­ment. Enfin, relo­caliser per­me­t­tra d’augmenter la résilience du sys­tème, sa capac­ité à résis­ter aux per­tur­ba­tions économiques et sociales qui seront nom­breuses. Elle est quasi-nulle aujourd’hui, tant le sys­tème indus­triel et financier est devenu imbriqué et ingérable. Les grandes entre­prises assem­blent des sous-systèmes fab­riqués sur l’ensemble de la planète, avec des matières pre­mières en prove­nance de dizaines de pays différents. »

Philippe Bihouix, mai 2011

Texte complet : http://www.institutmomentum.org/2011/08/dans-les-entrailles-de-la-machine-a-expresso-mondiale/