Fragments de vie, fragment de Terre (suite)

Cette autobiographie de Michel SOURROUILLE, « Fragments de vie, fragment de Terre (Mémoires d’un écolo) », sera éditée chaque jour par épisode tout au cours des mois de juillet et août sur ce blog biosphere.

Premiers contacts avec l’écologie

Quelques idées générales : Le mot écologie a été inventé en 1866 pour désigner une science naissante qui étudie le biotope (territoire offrant des possibilités de vie durable pour une espèce) et la biocénose (ensembles des êtres vivants dans un même milieu). Étude longtemps limitée à des milieux spécifiques, l’écologie est devenue une approche globale des problèmes de la planète qui a débordé le niveau spécifiquement scientifique.

Le réchauffement climatique, la destruction de la couche d’ozone, la perte de la biodiversité, tout concourt à faire en sorte que l’écologie soit prise en compte par les politiques : les équilibres naturels sont trop fragiles face à la puissance techno-industrielle des humains pour que l’économie demeure une approche ignorante de l’écologie. L’écologie devient politique.

Je n’ai perçu cette évolution que progressivement.

Nous allions dans la propriété de mes grands-parents maternels sur les hauts de Lormont. Une grande maison, « La verdurette », arbres centenaires et verger, allées bordées de haies, des baies à ramasser, des escargots à dénicher, le paradis. Ma mère a pleuré quand on a vendu cette partie d’elle-même. Est-ce la raison de mon goût pour la nature ? Nous rendions souvent visite à mes grands-parents paternels. Une vieille maison en plein milieu des Landes, en plein milieu des bois. Le jardin potager, le puits avec un balancier, les mulets de l’agriculteur voisin. Les promenades en vélo au milieu des pins, sur les chemins de sable. Le paradis. Mon grand-père était un chasseur. Il faisait lui-même ses cartouches. Il m’amenait à l’affût. Nous restions des heures à savourer la nature. Et à tuer ! Le fusil était à l’honneur dans la famille. Pas pour mon père. Les influences sont contradictoires et c’est ce qui permet à l’enfant de choisir. Puis les lapins ont eu la myxomatose. Et le faisan ne s’envolait plus devant moi, il sortait d’un élevage. J’ai arrêté de chasser. Ainsi commençait mon écologisme.

On ne naît pas révolté. On ne naît pas plus écolo, on le devient. La société française à la fin des années 1960 ne sait même pas que l’écologie existe. Si j’adore les fleurs, leur odeur de merde dénaturée, c’est pour faire quelques effets dans une de mes innombrables missives. En 1969, j’envisage de rouler en vélo en ville, mais uniquement pour lutter contre les embouteillages de Bordeaux. Il n’y avait à ma connaissance aucun discours établi en écologie, tout commençait à zéro. Début 1970, c’est la BD de Gébé, l’an 01 ! A cette époque, je recopie quelques arguments de Bertrand de Jouvenel trouvés dans l’Expansion :

« La science économique s’intéresse à la transformation et consommation de matière et non aux emprunts et rejets. Elle sera démodée. Elle était valable quand l’homme grattait la terre de façon si légère que cela n’avait pas d’importance (…) Les pollutions ne s’échappent pas. Nous sommes dans une hutte où il n’y a pas de cheminée. »

Mais j’étais bien le seul en fac de sciences éco pour qui cette pensée obtenait un écho. Il me semblait préférable de savoir où va la merde que je libère en chiant dans un réseau connecté au tout-à-l’égout plutôt que de savoir que Keynes a pondu une théorie sur la monnaie. Un temps, j’ai même voulu devenir éboueur !

Je vais multiplier depuis lors les notules à consonance écolo : « En 1896, on croyait que les gens des villes allaient mourir puisqu’on avait remplacé le crottin par le gaz carbonique… L’érosion du sol coûte chaque année 200 000 hectares à la Colombie… » Mais je n’ai toujours pas intégré l’importance de l’enjeu écologique. Je crois encore que le travail est une lutte de l’homme contre la nature, de la société tout entière à la conquête de l’univers. Je vois des fusées qui partent très loin pour bâtir un monde nouveau, plus beau, à la sexualité libre et à la morale pure. C’est même le thème le plus fréquent de mes rêves éveillés.

Cependant, le 19 mai 1970, j’ai la révélation, je pense, j’écris : « Mon dieu à moi, c’est la nature. Par elle je retrouve les hommes et en respectant la nature, je respecte les hommes. Nos ancêtres divinisaient la nature, le judéo-christianisme a fait de dieu une abstraction, un dieu invisible alors que toute la nature nous chante dieu, mon orteil qui remue et le frisson d’une feuille. Pourquoi s’inventer un monde magique, expliquer l’évidence du monde par l’inexplicable ? L’homme, élu de dieu ? Pouah ! Je suis, et ça me suffit. Je ne vis pas par intermédiaire divin. »

En fait ma critique de la religion, qui a été la première affirmation de ma pensée, se transcende en assimilant le sacré et la nature. Je rejoins Spinoza sans le savoir encore. Pourtant c’est clair. L’idée de dieu n’est d’aucun secours, on arrive même à se foutre sur la gueule au nom du même dieu nommé différemment. La nature au contraire est la même pour tout le monde, un milieu où normalement il ferait bon vivre.

Si je pense tagger des affiches publicitaires, c’est d’abord par réaction. Je n’ai pas encore conscience du caractère totalitaire de la propagande des marchands. Mais j’ai des idées. Sur une affiche suggestive, inscrire « l’érotisme ne passera pas ». Sur une pub contre les publiphobes rajouter « J’en suis un, et vous ? ». Mon problème est encore le passage à l’acte. Il n’y a pas de casseurs de pub à l’époque, pas de mouvement constitué. Le 8 juin 1970 j’écrivais ce qui me semble toujours d’actualité : « Qu’est-ce que la violence quand les affiches publicitaires agressent l’homme qui pense. La publicité, c’est un conditionnement absurde à acheter l’inutile, l’appel au sexe subi, à l’orgueil, à la puissance et à l’envie. C’est nuisible. »

En mars 1971, j’étudie La persuasion clandestine de Vance Packard :

« Il est impossible d’établir comme postulat que les gens savent ce qu’ils veulent. Il est même dangereux de croire les gens capables d’une conduite rationnelle… Par homme, femme ou enfant d’Amérique, 53 dollars furent dépensés en 1955 pour le ou la persuader d’acheter… Certaines sociétés de produits de beauté se mirent à dépenser en publicité ¼ de ce que rapportaient leurs ventes… La publicité vient de créer le vieillissement psychologique des choses, grâce entre autre au phénomène de mode. Plus est grande la similitude des produits, moins le rôle joué par la raison dans le choix de la marque est important… »

Ernest Dichter constate qu’avec la pub il ne faut plus vendre des souliers aux femmes, mais de jolis pieds. La politique spectacle commence à apparaître. Richard Nixon envisage son métier de la même manière qu’un agent de publicité. Le candidat devient un produit qui se vend au public.

Début décembre 1970, je découvre avec Bombard que « dans dix ans, le thon de la Méditerranée aura totalement disparu. Pour cette espèce, on a atteint le point de non-retour. Pour l’homme, le point de non-retour sera atteint lorsque l’eau qui sert à nourrir nos cellules sera polluée à son tour. »

Jusqu’au XVIIIe siècle, l’homme a vécu en harmonie avec la nature. Depuis 150 ans, nous vivons dans un univers physico-chimique de plus en plus artificiel  ! J’étudie en janvier 1971 la physique contemporaine au travers de Werner Heisenberg. Pour lui, pour moi, la science n’est qu’un maillon de la chaîne infinie des dialogues entre l’homme et la nature. Mais comme on ne peut plus parler du comportement de la particule élémentaire sans tenir compte du processus d’observation, la division conventionnelle entre sujet et objet, entre monde intérieur et extérieur ne peut plus s’appliquer. Pour la première fois au cours de l’histoire, l’homme se retrouve seul avec lui-même sur cette terre, sans partenaire ni adversaire, ayant dompté les forces naturelles.

« Par l’accroissement apparemment illimité de son pouvoir matériel, l’humanité se retrouve dans la situation d’un bateau construit avec une si grande quantité d’acier que la boussole n’indique plus le nord, mais s’oriente vers la masse du bateau. Un tel bateau n’arrivera nulle part, il tournera en rond. »

Mes études d’économétrie en quatrième année de fac me semblent désormais voguer dans une autre galaxie.

Mais je vois encore l’espèce humaine comme un corps solidaire qui devrait se battre coude à coude CONTRE la nature, une humanité vouée à conquérir l’univers (février 1971). Teilhard de Chardin n’aide pas à me faire prendre conscience de mon anthropocentrisme, lui qui voit l’organisation de l’esprit succéder à celle de la matière. L’homme sur terre ne serait qu’un élément destiné à s’achever cosmiquement dans une conscience supérieure en formation : « n’est finalement bon que ce qui concourt à l’accroissement de l’esprit sur terre. »

Photons, protons, électrons et autres éléments de la matière n’auraient pas plus ni moins de réalité en dehors de notre pensée que les couleurs en dehors de nos yeux. Teilhard de Chardin préfigure sans doute le transhumanisme, il envisage une mécanisation du monde qui puisse déborder le plan de la matière. Il s’agit d’une mystique de la science dont je vais assez rapidement me libérer. J’éprouve confusément le sentiment que la préoccupation émergente pour l’environnement témoigne avec force combien l’action de l’homme n’est plus centrée sur l’homme seulement, mais relève aussi d’une conscience globale du milieu physique. (à suivre demain)

Si tu ne veux pas attendre demain, à toi de choisir ton chapitre :

Mémoires d’un écolo, Michel SOURROUILLE

00. Fragments préalables

01. Un préalable à l’action, se libérer de la religion

02. Une pensée en formation, avec des hauts et des bas

03. En faculté de sciences économiques et sociales, bof !

04. Premiers contacts avec l’écologie

05. Je deviens objecteur de conscience

06. Educateur, un rite de passage obligé

07. Insoumis… puis militaire !

08. Je deviens professeur de sciences économiques et sociales

09. Du féminisme à l’antispécisme

10. Avoir ou ne pas avoir des enfants

11. Le trou ludique dans mon emploi du temps, les échecs

12. Ma tentative d’écologiser la politique

13. L’écologie passe aussi par l’électronique

14. Mon engagement associatif au service de la nature

15. Mon engagement au service d’une communauté de résilience

16. Ma pratique de la simplicité volontaire

17. Objecteur de croissance, le militantisme des temps modernes

18. Techniques douces contre techniques dures

19. Je deviens journaliste pour la nature et l’écologie

20. Une UTOPIE pour 2050

21. Ma philosophie : l’écologie profonde

22. Fragments de mort, fragment de vie

23. Sous le signe de mon père