Jacques Testard, une victime de la techno-science

Victime du productivisme : J’ai mis au point une méthode pour extraire des embryons de l’utérus de vaches « donneuses », puis pour les transplanter dans celui de « receveuses » – autrement dit de mères porteuses. L’idée était de trouver un moyen de multiplier rapidement les vaches de haute qualité laitière. Et en 1972, au moment où sont nés les premiers veaux issus de ces techniques, je me suis aperçu que c’était complètement idiot : la surproduction de lait européen provoquait la ruine des éleveurs, et on me payait pour augmenter la production laitière ! J’étais scandalisé par ce qu’on m’avait fait faire, j’avais honte. Pour les paysans. Et pour la science, celle qui se rapproche de la philosophie, pour une compréhension globale du monde. Faire faire des petits à des vaches pour avoir plus de lait ? C’était de la technique, pas de la science.

Victime de la fécondation in vitro : J’ai fui la recherche productiviste. René Frydman me demanda de mettre au point la fécondation in vitro (FIV) chez l’humain en m’appuyant sur mes connaissances en reproduction animale. Utiliser la FIV pour pallier certaines stérilités, cela me semblait une belle mission. Et puis, il y a eu la grossesse d’Amandine, le premier bébé-éprouvette français né en 1982. J’ai été effaré du bruit qu’a fait cette naissance, je trouvais ça très exagéré. Je me suis mis à cogiter. Et j’ai compris que cet événement, c’était en fait la possibilité de voir à l’intérieur de l’œuf et d’intervenir au stade le plus précoce, avec la possibilité de modifier les enfants à naître. Nous venions de réussir ouvrait la voie à un nouvel eugénisme. Je me suis fait avoir une deuxième fois. Depuis lors, je n’ai pas cessé de dénoncer les risques d’eugénisme de la procréation médicalement assistée (PMA). J’avais travaillé pour des femmes dont les trompes étaient bouchées de manière irréversible, j’avais fait de la plomberie, et je n’avais pas réfléchi aux perspectives que cela ouvrait : faire naître des enfants qui non seulement n’ont pas certaines maladies graves, mais qui sont éventuellement choisis parmi plusieurs embryons pour certaines qualités. Je me suis alors mis à lire des ouvrages sur l’eugénisme. Je voulais continuer à aider les couples fertiles à avoir l’enfant qu’ils ne parvenaient pas à faire tout seuls, mais pas contribuer au diagnostic préimplantatoire (accepté par la première loi française de bioéthique dès 1994) et au tri des embryons. Aujourd’hui le transhumanisme, c’est le nouveau nom de l’eugénisme. C’est l’amélioration de l’espèce par d’autres moyens que la génétique. C’est la perspective de fabriquer de nouveaux humains plus intelligents qui vont vivre trois siècles, quand les autres deviendront des sous-hommes. Et cette perspective, qui créera une humanité à deux vitesses, est en passe d’être acceptée par la société !

Solution : En 2002, nous avons créé la Fondation sciences citoyennes (FSC) – où je suis toujours très actif –, afin d’essayer d’inscrire la science dans des règles démocratiques. Je dis bien « essayer », car lorsqu’on tente de soumettre la science aux règles de l’éthique, on s’aperçoit très vite que, du fait des intérêts financiers et de pouvoir en jeu, ça fuit de partout. Je défends les conventions de citoyens : de simples citoyens, tirés au sort et investis sur plusieurs mois autour d’un thématique précise. Je n’ai pas un immense respect pour mon semblable, mais ces conférences de consensus montrent que les individus sont capables du plus haut niveau d’intelligence collective ainsi que d’altruisme.

Source : LE MONDE du 8-9 avril 2018, Jacques Testart : « Nous allons vers une humanité à deux vitesses »