Un ingénieur est un fantassin de l’industrie. Un soldat obéissant, capable de trouver des solutions aux équations les plus complexes au service d’entreprises aux dimensions planétaires. Mais depuis peu, un vent de mutinerie souffle sur les campus des grandes écoles françaises. Son nom : « développement durable ». Alors que le protocole de Kyoto aura en décembre 20 ans, les apprentis ingénieurs du même âge posent deux questions que posaient moins leurs aînés : pourquoi et pour qui ? La notion de développement durable peine à se faire une place dans les cursus de l’enseignement supérieur. L’adaptation des formations aux enjeux environnementaux est un défi que les grandes écoles et universités doivent relever. De fait, les écoles d’ingénieurs visent à former des super-techniciens prêts à être employés à leur sortie.
Pierre Rouvière, étudiant en génie mécanique : « Ce qu’on nous apprend aujourd’hui, c’est de choisir le meilleur rapport qualité-prix pour l’entreprise »
Jean-Philippe Neuville, enseignant à L’INSA Lyon : « Nous avons découvert que tous les constructeurs bidouillaient des moteurs diesel, donc que plusieurs entreprises, et potentiellement des milliers d’ingénieurs, ont finalement accepté de trafiquer des taux de rejets polluants sur des milliers de véhicules vendus à travers le monde. Comment éviter que ces ingénieurs soient pris dans de tels processus, qui en viennent à privilégier l’empoisonnement des populations plutôt que de dire non ? »
Etienne Arnoult, directeur à la formation à l’Université de technologie de Compiègne : « Les notions de développement durable sont saupoudrées tout au long de nos formations… Les produits conçus de A à Z dans une démarche écoresponsable finissent dans les cartons. Nous, nous concevons des objets en réponse aux besoins des entreprises ».
Alex Guilloux, élève ingénieur en génie des systèmes urbains : « Aujourd’hui, la notion de développement durable n’est pas intégrée dans les programmes de manière globale et systémique » alors que « ceux qui façonneront la planète de demain doivent penser « écoconception » pour l’intégralité de la mise en œuvre de leur projet. Il s’agit de mesurer les conséquences de chaque action dès la conception d’un produit (origine des matières premières, durabilité, recyclage). »
Lola Guillot, polytechnicienne : « Aujourd’hui les ingénieurs gèrent des petits bouts de problèmes sans prendre de la hauteur, sans considérer le projet dans sa globalité et ses conséquences sociétales »
Emeric Fortin, enseignant à l’École des ponts : « Les entreprises exigent des compétences techniques poussées à la sortie. Le temps passé sur ces nouvelles capacités cognitives liées au développement durable est du temps en moins pour la technique pure. Les employeurs voudraient des ingénieurs qui raisonnent différemment à l’âge de 35 ans, mais sans qu’ils aient appris à le faire à 20 ans, et sans être repassés par la case formation. »
Patricia Arlabosse, enseignante à l’Ecole des mines : « Le plan climat-énergie, à l’échelle européenne, prévoit une baisse de 40 % des émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2030, rappelle d’Albi. Toutes les branches sont concernées. Nos ingénieurs seront forcément confrontés à ces problématiques. »
Roman Teisserenc, responsable pédagogique à l’Institut national polytechnique (INP) de Toulouse : « Les formations classiques appliquent un vernis de sensibilisation au développement durable, qui n’est pas du tout à la hauteur des problématiques environnementales. Elles restent dans une logique classique de recherche de la croissance économique, mais c’est cette poursuite de la croissance qui a mené aux problématiques environnementales actuelles. Les écoles d’ingénieurs classiques forment des hyper-spécialistes dans des domaines précis. Ces diplômés se montrent dès lors très performants dans leur domaine, mais il leur manque une ouverture sur toutes les sciences humaines, environnementales, sociales ou encore économiques. Dans un monde qui va nécessairement connaître une transition, ils doivent être accompagnés par des chefs d’orchestre capables de faire travailler ensemble différentes spécialités pour proposer des réponses globales à des problématiques complexes, comme le réchauffement climatique ou l’érosion de la biodiversité. »
Eduardo Palmieri, salarié de l’association Ingénieurs sans frontières : « Les écoles sont sincères dans leur volonté de produire des ingénieurs en phase avec le monde du travail tel qu’elles le voient, c’est-à-dire plutôt des ingénieurs environnement dans un groupe pétrolier comme Total que dans un petit syndicat de gestion des déchets ou une association environnementale. L’orientation pro-industrielle est très forte. A Polytechnique, dans un cours sur les énergies du XXIe siècle, la principale source présentée était le nucléaire. A Centrale, on propose deux heures seulement sur la décroissance, en la présentant négativement. »
Hugo Bachelier, diplômé en génie des systèmes urbains : « Nous sommes les inventeurs de demain, ceux qui vont devoir développer une technologie adaptée à notre vie sur terre »
Synthèse de « L‘ingénieur passe au vert », LE MONDE du 7 novembre 2017