Survivre et vivre, le premier journal écologiste français

Au sortir des « Trente ravageuses », les laboratoires sont devenus de quasi-empires industriels, ces « usines de recherche » rêvées par les physiciens avant-guerre. Portés par un Etat néocolbertiste, de grands programmes technologiques (nucléaire, aéronautique ou spatial, informatique) soutiennent l’industrialisation et la sourde militarisation de la recherche. Dans l’après-Mai 68, le mouvement des scientifiques critiques Survivre (devenu Survivre et Vivre à l’été 1971) contribue à l’apparition d’un écologisme d’ultra-gauche. Rassemblés autour d’Alexandre Grothendieck, une poignée de mathématiciens dénonce la militarisation de la recherche et l’orientation mortifère du développement technoscientifique. Ce mouvement conteste la capacité de la science à faire sens et à prendre en charge la crise écologique dont elle est à l’origine. De 1971 à 1973, la revue constitue le journal écologique le plus important, atteignant un tirage de 12 500 exemplaires, avant que les éditions du Square ne lancent La Gueule ouverte et le Nouvel Observateur Le Sauvage.

                Ce mouvement de contestation doit beaucoup à Alexandre Grothendieck qui mérite notre hommage. Celui-ci est né le 28 mars 1928 à Berlin, naturalisé français en 1971. La guerre, Alexandre en porte les séquelles dans sa chair. Dans sa jeunesse, il a connu plusieurs camps d’internement tandis que son père, anarchiste juif et russe, mourait à Auschwitz après avoir participé avec sa mère à la guerre d’Espagne au sein des Brigades internationales. Il conserve de ces années noires son statut d’apatride et un antimilitarisme farouche. En 1958, L’IHES (Institut des hautes études scientifiques) est créé sur mesure pour Grothendieck par un mécène privé. Jusqu’en 1966, il ne se signale par aucune prise de position politique. On le voyait à la cantine de l’IHES parler de mathématiques exclusivement. Tous écoutaient, c’était alors le professeur Nimbus ! Les physiciens théoriques étaient la classe en dessous car à l’époque les mathématiques étaient beaucoup plus prestigieuses. Grothendieck était très impressionnant, il était considéré comme le plus grand mathématicien de l’époque.

Au cœur de la mobilisation de Grothendieck pour la survie se trouve évidemment la contestation de la guerre du Vietnam. Grothendieck se met en relation au Canada avec de jeunes mathématiciens étatsuniens. Suite à la grève de la recherche en mars 1969 se constitue l’USC (Union of Concerned Scientists). La responsabilisation morale des individus que prône Survivre s’inspire directement de la figure de l’objecteur au service militaire qui élève « sa conscience » contre l’action de l’Etat. Le secrétariat du CSOC (comité de soutient aux objecteurs de conscience ne quittera le domicile de Grothendieck qu’à l’été 1972. En novembre 1969, Grothendieck se rend au Vietnam du Nord. A l’université évacuée d’Hanoi, il découvre le quotidien des bombardements et les raffinements d’une guerre technologique : la microélectronique prend son essor et la guerre l’allure d’un champ de bataille informatisé. Bombes et mines se déclenchent automatiquement au moindre signal de vie. Physiciens et ingénieurs furent captés par l’armée avec des salaires mirobolants et des possibilités de recherche quasi illimitées. Indigné par cette collaboration, Grothendieck y décèle un mécanisme de déni similaire à celui qui accompagna la montée du nazisme. Quelle ne fut pas alors sa surprise lorsqu’il apprit fortuitement, cette même année 1969, que l’IHES dont il faisait la renommée internationale était financée en partie par l’OTAN via le ministère de la défense française. Durant des mois il fait son possible pour obtenir la suppression de ce financement. En vain.

En septembre 1970 Grothendieck, en short et crâne rasé, ne passe pas inaperçu auprès des 3000 mathématiciens réunis en congrès international à Nice. Au détour d’une démonstration, un mathématicien russe évoque un possible débouché militaire à ses travaux. Grothendieck l’interrompt : « Ne vaut-il pas mieux s’abstenir de faire des mathématiques qui ont une application militaire ? » Dans Survivre, dont il distribue alors les 1200 premiers exemplaires, Grothendieck poursuit : « La collaboration de la communauté scientifique avec l’appareil militaire est la plus grande honte de la communauté scientifique d’aujourd’hui. C’est aussi le signe le plus évident de la démission des savants devant leurs responsabilités dans la société humaine. » Grothendieck va d’ailleurs démissionner avec fracas de l’IHES. Il se fait le théoricien d’une « Grande Crise évolutionniste ». Le savant, principal ouvrier des progrès technologiques, doit assumer une part majeure des responsabilités dans les abus souvent révoltants qui sont faits de ces progrès.

Mais la communauté scientifique, sauf exception, va réagir par l’indifférence et la placidité. A l’hiver 1970-1971, Grothendieck multiplie les lettres à ses collègues scientifiques pour un appel public alertant sur les dangers de l’industrie nucléaire. Paru dans LE MONDE du 16 juillet 1971, il ne compte aucun expert ès nucléaire (hormis Daniel Parker) et un seul biologiste. Grothendieck prend acte du faible recours que constituent les scientifiques dans la lutte pour la survie. La recherche est en effet devenue une arme dans la lutte pour sa place au soleil. Dorénavant Grothendieck va incarner au mieux dans sa propre personne la révolution écologique : végétarien, expert en tisanes, hiver comme été dans des sandales, il préside au printemps 1971 la « Fête de la Vie ». Il disparaîtra de la vie publique un peu plus tard, sans doute usé par l’inertie humaine…

Source : Survivre et vivre (critique de la science, naissance de l’écologie), ouvrage coordonné par Céline Pessis

éditions Frankenstein 2014, 482 pages, 25 euros