C’est une polémique presque aussi ancienne que l’industrie nucléaire : la France a-t-elle provisionné assez d’argent pour gérer ses déchets radioactifs et démanteler ses installations, notamment les 58 réacteurs exploités par EDF ? La France a provisionné 23 milliards d’euros grâce à un portefeuille d’actifs, actions, obligations, biens immobiliers et de lignes à haute tension. Dans son rapport de 2014, la Cour des comptes restait sceptique : les révisions de devis « parfois significatives » sur des opérations en cours « font craindre des surcoûts pour les opérations à venir ». L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), indépendante du gouvernement, veille en effet à ce que toutes les normes de sécurité soient respectées, ce qui peut aussi entraîner des surcoûts.*
Mais là n’est pas le problème essentiel. En 2014, nous reproduisions sur ce blog un texte de Philippe Bihouix qui nous semble encore plus réaliste : « Même si le « provisionnement », l’argent mis de côté pour le démantèlement des centrales nucléaires françaises, est correct – ce qui fait largement débat -, cela n’a pas de réalité matérielle. Il s’agit de chiffres comptables et d’octets sur un disque dur. Ce n’est qu’un droit de tirage sur les ressources matérielles et humaines futures. S’il n’est pas utilisé immédiatement, et il ne le sera pas puisque tel n’est pas son but, il reste donc virtuel. Il faudra, au moment où l’on aura effectivement besoin pour réaliser les travaux de démantèlement, que la société tout entière ait les moyens matériels de les réaliser : en ressources (métaux, ciment, énergie abondante), en technologie (robotique, moyens de transports et de déplacements), en travailleurs motivés pour recevoir quelques radiations, si possible dans les limites dûment autorisées. Il faudra que l’ensemble du macro-système se soit maintenu, à l’horizon de plusieurs décennies, voire de siècles. Rien n’est moins sûr. Je fais donc le pari (facile, vous ne viendrez pas me chercher) que nous ne démantèlerons rien du tout. Tout au plus bricolerons-nous quelque peu les premières années, puis, au fur et à mesure de la paupérisation en ressources de notre société, des mesures plus simples, d’abord « provisoires », seront prises, puis les centrales seront finalement laissées en place, devenant de futurs territoires tabous. »**
Notre société thermo-industrielle s’occupe uniquement de son taux de croissance dans le présent, pas du tout de ce qu’on laissera aux générations futures : une planète dévastée.
* LE MONDE éco&entreprise du 25 février 2016, Polémique autour du démantèlement des centrales
** L’âge des low tech (éditions du Seuil 2014, collection anthropocène, 338 pages, 19.50 euros)