Dans « Guerres d’entropie négative », le sociologue Zygmunt Bauman nous faisait remarquer que l’exploitation minière est la métaphore de toute la civilisation moderne : « Cette formule s’inspire de la thèse de Lewis Mumford, selon laquelle on peut interpréter l’apparition des pratiques minières des XVIIIe et XIXe siècles comme une révolution culturelle totale. L’agriculture favorise l’établissement d’un heureux équilibre entre les éléments naturels et les besoins de la communauté humaine. Ce que l’homme prélève à la terre lui est délibérément restitué ; le champ labouré, le verger, les planches à légumes, les terres à blé, les massifs de fleurs – tous témoignent d’un ordre formel, d’un cycle de croissance. En revanche, le travail de la mine est avant tout destructeur : son produit est un amas sans forme et sans vie, ce qui est extrait ne peut être remplacé. La mine passe d’une phase de richesse à l’épuisement, avant d’être définitivement abandonnée – souvent en quelques générations seulement. La mine est à l’image de tout ce qu’il peut y avoir de précaire dans la présence humaine, rendue fiévreuse par l’appas du gain, le lendemain épuisée et sans forces. Que l’agriculture ait ou non cette capacité fabuleuse à défier l’entropie (une capacité largement compromise par les stratégies d’exploitation minière en agriculture et en élevage), l’allégorie de Mumford met parfaitement en lumière l’opposition radicale qui sépare ces deux formes de rapport à la nature. L’archétype de l’entropie négative (le contraire de l’entropie) repose sur une utilisation ordinaire de l’énergie musculaire humaine ou animale, qui est largement renouvelable à la condition de respecter scrupuleusement les limites au-delà desquelles son exploitation n’est plus viable. Par contre l’idée d’une croissance économique perpétuelle s’est, dès son apparition, opposée de façon tranchée à l’idéal de stabilité économique qui avait prévalu jusqu’alors. » (dans Entropia n° 8, printemps 2010, Territoires de la décroissance )
Mais Zygmunt Bauman (1925-2017) est plus connu par l’expression « société liquide ». Les sociétés modernes étaient « solides » au sens où elles avaient, depuis le siècle des Lumières, des projets collectifs assurant leur cohésion et leur marche historique. L’objectif commun de penseurs aussi différents que Voltaire, Rousseau, Marx ou Bakounine était la construction rationnelle d’une société qui pourrait être finalement juste et en sécurité. La société a commencé à devenir « liquide », selon Bauman, quand cet horizon s’est effacé avec l’avènement de la mondialisation. Ce qui domine désormais n’est plus la sécurité collective mais la liberté de l’individu, sous la forme notamment de la consommation (l’art de vivre est un art de consommer), des rôles interchangeables (professionnels ou sexuels), de la flexibilité universelle (des emplois comme des valeurs). Cette métamorphose va toujours dans le même sens, celui d’une « jetabilité » croissante des objets, des activités, mais aussi des êtres humains, des sentiments, des normes. Ce monde « liquide » se révèle donc, avec Bauman, aussi inhumain qu’inconstant. Lui, il le rappelait volontiers, était d’un autre temps – solide… – où les amours ne se déliaient pas d’un clic, où l’on n’attendait pas qu’une application résolve toute question, où l’on savait devoir attendre et travailler. A 85 ans, il répondait à un jeune qui se vantait d’avoir des centaines d’amis sur Facebook : « Moi, j’en compte tout au plus quatre ». Où peut aller une société qui se liquéfie de plus en plus, si ce n’est à la perte de cohérence et à l’autodestruction ?
Il était aussi connu par cette autre expression : « la planète est pleine »*. Ce qui ne veut pas dire simplement que la planète est saturée par la population humaine, mais qu’il n’existe plus de territoires où exclus et persécutés puissent se réfugier. Tous sont assignés à résidence, parqués, occultés. La mondialisation a cette face sombre : la multiplication de rebuts humains que personne ne veut plus prendre en compte : « Ceux qui sont « en bas» sont régulièrement chassés des endroits où ils seraient contents de demeurer. » Ce qui sert aujourd’hui de distinction entre ceux qui sont «en haut» et ceux qui sont « en bas» de la société de consommation, c’est leur degré de mobilité, c’est-à-dire leur liberté de choisir l’endroit où ils veulent être. Zygmunt Bauman est mort le 9 janvier 2017.
* LE MONDE du 14 janvier 2017, Mort du sociologue et philosophe Zygmunt Bauman
Au fond ne sommes-nous pas passés de l’exploitation de flux à l’exploitation de stocks ce qui inévitablement suggère la finitude ?