40 ans après, comment redire l’indicible

Jean-Marc Jancovici : La limite, c’est notre ennemie. Quand ils ne peuvent s’affranchir eux-mêmes des limites, les hommes s’inventent d’innombrables divinités capables de le faire à leur place. La ribambelle des Dieux du temps des Grecs et des Romains étaient aptes à s’affranchir d’à peu près n’importe quelle loi terrestre s’il leur plaisait de le faire. Aujourd’hui, que l’on soit grand sportif, grand drogué, grand président, grand patron ou grand artiste, on est « grand » quand on a dépassé une limite. L’élève en difficulté que l’on essaie de remettre sur les rails n’obéit pas à une loi différente : il doit lui aussi dépasser ses propres limites. Avec le présent livre*, «  Les limites à la croissance », il s’agit uniquement de limites, non point pour les dépasser, mais pour s’en accommoder. L’idée de base de ce travail, initialement mené en 1972, est d’une simplicité biblique : pour que les hommes puissent produire, qu’il s’agisse de nourriture ou de la fusée Ariane, il leur faut des ressources naturelles. Tant que nous poursuivrons un objectif de croissance économique, nous pouvons être aussi optimistes que nous le voulons sur le stock initial de ressources et la vitesse du progrès technique, le système finira par s’effondrer sur lui-même au cours du XXIe siècle. La seule manière d’éviter cette issue était de stabiliser le PIB mondial au niveau de 1975. Bien évidemment ce n’est pas le chemin que nous avons suivi depuis. (préface)

Préface des auteurs : The Limits to Growth a été publié en 1972. Une version révisée, Beyond the Limits, est parue en 1992. Cette nouvelle mise à jour de 2004 fait le bilan des données que nous avons récoltées durant ces trente dernières années. L’un des piliers de notre projet était le modèle informatique World3 qui produit des scénarios sur le développement mondial. L’expansion de la population et du capital physique contraint petit à petit l’humanité à consacrer davantage de capital à la résolution de problèmes nés de l’association de plusieurs limites. A bout du compte, ces problèmes accaparent tellement de capital qu’il devient impossible d’alimenter la croissance. Le déclin de l’industrie empêche alors la société d’assurer la production dans d’autres secteurs : alimentation, services et autres formes de consommation. Et lorsque ces secteurs cessent de se développer, l’accroissement démographique s’arrête lui aussi. Nous plaidions pour que l’empreinte écologique de l’humanité ne dépasse pas la capacité de charge de la planète Terre.

En 1992 le monde est déjà en dépassement. La production mondiale de céréales par habitant a atteint son maximum au milieu des années 1980. La perspective d’une importante augmentation des captures de poissons marins s’est envolée. Nous payons un tribut toujours plus lourd aux catastrophes naturelles. La concurrence de plus en plus féroce autour des ressources en eau douce et de combustibles fossiles provoque des tensions, voire des conflits. Les États-Unis et d’autres émettent toujours plus de gaz à effet de serre et les données météorologiques fournissent la preuve que les activités humaines modifient le climat mondial. On constate déjà un déclin économique continu dans plusieurs régions. 54 pays représentant 12 % de la population mondiale ont enregistré une baisse du PIB par habitant de 1990 à 2001. La consommation actuelle de ressources dépasse de quelque 20 % la capacité de charge mondiale (empreinte écologique de Mathis Wackernagel). Mais hélas peu de personnes ont pris conscience de la gravité de la situation. Nous n’avons pas réussi à faire accepter le concept de « dépassement » comme une préoccupation légitime du débat public. Nous sommes beaucoup plus pessimistes qu’en 1972 quant à l’avenir qui nous attend. Jorgen est le cynique de notre groupe. Il pense que l’humanité va poursuivre, jusqu’à ce qu’il soit trop tard, les objectifs à court terme que sont toujours plus de consommation, d’emplois et de sécurité financière. Il est affligé à l’idée que les humains vont intentionnellement renoncer au monde merveilleux qui aurait pu être le leur. (janvier 2004)

* Les limites à la croissance (dans un monde fini) de Dennis Meadows, Donella Meadows & Jorgen Randers

édition rue de l’échiquier 2017, édition originale 2004 sous le titre The Limits to Growth, the 30-Year Update

3 réflexions sur “40 ans après, comment redire l’indicible”

  1. Le terme « limite »est fondamental. Dans quelque domaine que ce soit . Mais il est comme le mot »devoir », remplacé par « droit » . « Limite » n’est pas plus écoutable chez les écologistes, on lui opposera toujours un droit quelconque ( à l’enfant, à l’accueil du migrant, à une nourriture pas chère, à un meilleur niveau de vie pour tous et même le droit à un meilleur environnement! etc…) . Cela va de pair avec le refus de la responsabilité et de la culpabilité : le coupable c’est celui qu’on combat en toute bonne foi (Les puissants, Montsanto, Trump…).
    C’est cela qui est désespérant et qui fait approuver le cynique qui dit que l’homme ne reconnaît ses limites que lorsqu’il se cogne réellement contre. Lorsqu’il est trop tard.

    1. @ TESSEYRE : Je ne sais pas si en écrivant cela vous pensiez à quelque chose de bien particulier, mais je suis entièrement d’accord avec vous.
      Vous commencez en disant : « Le terme « limite » est fondamental. Dans quelque domaine que ce soit « . De son côté Jancovici commence par : « La limite, c’est notre ennemie [etc.] » Voilà deux façons de dire la même chose.
      Bien évidemment un écologiste, disons plutôt tout simplement, quelqu’un qui a la tête sur les épaules, se doit (du verbe devoir) de ne jamais perdre de vue les limites. Et bien évidemment cette personne s’impose des devoirs. C’est d’ailleurs ça qui fait sa liberté, sa responsabilité.

      Or, où est donc notre liberté ? Où est-elle passée ? Qui donc aujourd’hui a le courage de se sentir coupable, ou du moins responsable, un tant soit peu ? Qui ne voit pas que le mot « devoir » est devenu ringard, qu’on lui préfère de loin le mot « droit », bien plus sympathique ? Finalement, depuis que Dieu est mort, en effet tout est permis. Nous voyons bien qu’au nom de la sacro-sainte « liberté de penser » et du sacro-saint « droit d’expression » qui va avec, aujourd’hui tout est permis, autrement dit NO LIMIT !
      Aujourd’hui je peux soutenir que la Terre est plate, je peux penser et dire que 2+2=5, qu’une vessie est une lanterne, qu’un cercle est un carré, que la guerre c’est la paix, je peux déclarer qu’Untel est une grosse merde etc. Bref, je peux penser et dire n’importe quoi ! NO LIMIT !

      L’INDICIBLE… ce qu’on ne peut pas dire, qu’on ne peut pas exprimer… ? Je me marre ! Au diable les convenances, au diable les règles du vivre ensemble, au diable les limites ! Misère misère !

  2. En voyant ce qu’elle est devenue (une pute !), les précurseurs de l’écologie doivent se retourner dans leur tombe.

    L’écologie, une pute ! Je m’explique (je me répète). Etant donné qu’aujourd’hui personne ne peut rester insensible à l’état de la planère, l’écologie est devenue incontournable pour vendre quoi que ce soit. Même là c’est le « business as usual », le greenwashing n’étant que la partie immergée de l’iceberg. Bien sûr l’emballage y fait pour beaucoup, la gueule du marchand aussi, sans parler de la pub, autrement dit la dialectique, la propagande.
    Je veux dire par là que l’écologie s’accommode facilement à toutes les sauces, de droite comme de gauche, comme du ni-ni, comme du grand n’importe quoi et qu’elle sert même à donner envie d’essayer les plus dégueulasses. Autrement dit l’écologie se marie très bien avec tous les rats, des villes des champs ou des égouts, tous les oiseaux, même ceux de malheur, tous les curés, tous les Fürhers, toutes les religions, toutes les idéologies, tous les dogmes, toutes les douceurs, toutes les fureurs.
    Bref, aujourd’hui il y a de l’écologie pour tous les goûts. Résultat, l’écologie est récupérée par tout le monde, les bons les brutes et les truands, elle se fait baiser de tous les côtés. L’écologie a bon dos.

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