La « première nature » est celle qui existe « à l’état sauvage », « vierge de toute intervention humaine ». La deuxième est retravaillée par l’homme : « Nous semons le blé, plantons des arbres, fertilisons les sols par l’irrigation, maîtrisons les fleuves et redressons ou détournons leurs cours. En résumé, par le travail de nos mains, nous essayons, pour ainsi dire, de créer une seconde nature au sein du monde naturel. (Cicéron, De natura deorum, 45 avant J.-C.)» L’anthropologue Anna Lowenhaupt Tsing propose dans Le Champignon de la fin du monde une autre vision. La troisième nature, explique-t-elle, est celle qui « réussit à exister malgré le capitalisme ». Dans les friches urbaines et les interstices de l’agriculture intensive survivent les espèces végétales et animales dites « férales » – sauvages. A Tchernobyl, la vie naturelle reprend, vaille que vaille, « avec ses bleuets irradiés ». Anna ne s’inscrit pas dans la lignée des utopistes d’un « retour à la nature » , il est trop tard pour que l’humanité emprunte cette voie.*
Pas de bol, « Il est trop tard ». Trop tard pour revenir à l’époque de la chasse et de la cueillette. Trop tard pour que l’agriculture nourrisse l’humanité tout en préservant les sols, les zones humides et les forêts. Trop tard pour espérer vivre avec des loups et des ours à nos portes. Trop tard pour avoir un sentiment océanique au milieu des vacanciers des bords de mer. Trop tard pour aller dans un lieu préservé de l’homme car il devient la destination prévue d’un tourisme organisé. Trop tard pour que nos enfants des villes sachent goûter l’aventure dans la nature. Trop tard pour définir des zones naturelles sauvegardées étant donnée la prolifération de l’espèce humaine. Trop tard pour limiter le nombre de nos animaux d’élevage pour laisser plus de place aux espèces férales. Trop tard, trop tard ! Je me souviens des regrets de François Terrasson** :
– La Terre n’est pas la planète des hommes. Pendant des centaines de millions d’années, d’autres êtres vivants ont occupé les lieux où se trouvent maintenant nos maisons, nos lits et nos chaises.
– La protection tue la nature, en ce sens qu’elle élimine l’ambiance de l’involontaire, essence du concept de nature.
– La vague d’urbains se précipitant sur de fausses pistes, qu’elles soient de ski ou de grande randonnée, diffuse ses modèles jusqu’au cœur des sociétés rurales dont l’idéal se situe, en sens contraire des arrivants, en milieu urbain.
– Le sentiment de la nature, de la nature puissante, le sentiment cosmique, métaphysique, presque religieux, cette chose là on ne l’aura plus, parce que justement, cela nécessite un endroit non réglementé, et un endroit relativement vaste. On rencontre déjà des gens qui n’ont plus le concept de nature, qui ne peuvent pas concevoir un lieu sans homme, un lieu sans aménagement.
– Une ruine, c’est l’endroit où la nature reconquiert un lieu de civilisation humaine. Une puissance étrangère faite de mousses, de ronces, d’orties, de lézards et de limaces s’infiltre, s’installe, triomphe là où l’homme avait dressé le symbole de sa puissance face à l’environnement : sa maison. Pour le visiteur qui « prend son pied » dans les ruines, la nature n’est pas perçue comme une force étrangère.
– Nous sommes hommes, mais nous pourrions être aussi bien blaireau, pierre ou serpent (…) Nous ne possédons pas la terre, c’est la terre qui nous possède.
– Le monde s’écroulerait peut-être moins vite s’il n’y avait pas de présence d’homme…
* LE MONDE du 25 avril 2019, Histoire d’une notion : la « troisième nature » ou les dynamiques vitales du sauvage
** La peur de la nature de François TERRASSON (1988, réédition Sang de la Terre, 2007)
Il est faux de dire que l’homme (ou l’Homme) détruit la biosphère (ou la planète, ou la nature) et que celle-ci est en train de s’écrouler. L’homme la perturbe, lui inflige des dégâts, ça c’est sûr. Mais elle s’en remettra. Comme le dit Didier Barthès, à moins d’un événement genre gros météore, la Terre va tourner encore pendant longtemps. Et même longtemps après que notre espèce ait disparue.
On dit qu’il est trop tard … Oui, mais trop tard pour quoi ? Trop tard pour éviter l’effondrement de notre civilisation, tout simplement. Ce n’est quand même pas la fin du monde. Je sais, cette façon de voir les choses n’est pas facile à accepter… Eh ben ça n’y change rien, c’est comme ça.
Alors rassurons-nous. Disons-nous que si … l’humanité survit (ce qui est très probable) à cette méga catastrophe qui nous pend au nez… alors il n’est pas impossible que dans 1000 ou 10.000 ans les hommes soient « retournés à la nature ». Peut-être vivront-ils alors de chasse et de cueillette. Peut-être même auront-ils su tirer quelques leçons de leur folie d’antan, et ainsi évoluer. Peut-être alors vivront-ils d’amour et d’eau fraîche… Sapiens enfin digne de ce nom. On peut toujours rêver.
Et longtemps après que notre espèce ait totalement disparu, la Terre portera d’autres espèces, de nouvelles probablement, toutes aussi belles que moches que nous puissions les imaginer. Seulement il n’est pas dit qu’il reste alors une quelconque intelligence capable d’apprécier tout ça à sa juste valeur. Mais comme on ne sait jamais …
Sans la présence de l’homme la biosphère ne s’écroulerait pas avant la montée en puissance du soleil et l’évaporation des océans qui en résultera et qui devrait, en l’état actuel de nos connaissances, survenir dans 500 millions d’années (à peu près le temps qui nous sépare de l’apparition sur Terre des premiers grands animaux) ou peut-être un milliard d’années si on a un peu de chance.
Une énorme météorite peut aussi bouleverser les choses mais c’est de l’ordre de l’incertain.
Pour revenir au sujet de base de l’article je ne sais pas si le goût de la nature et du sauvage reviendra, il faut là aussi prendre en compte le temps à d’autres échelles que celles qui nous sont familières. Notre espèce n’est pas éternelle dans 50 000 ans nous serons très différents (d’autant que ne nous soumettons aujourd’hui quasiment plus à la sélection naturelle l’avenir de notre espèce est bien sombre). Or, 50 000 ans c’est un battement de cil à l’échelle de l’Histoire de la vie. Qu’en sera t-il aussi dans un million d’années ? dans 10 millions, ?
Comme toujours, prendre du recul offre une perspective très différente.