Le premier auteur à avoir employé l’expression « écologie politique » semble avoir été Bertrand de Jouvenel en 1957. Il précisait : « l’instruction économique devrait toujours être précédée d’une introduction écologique ». En d’autres termes, on ne peut pas être un bon économiste si on n’est pas d’abord un bon écologiste. Résumons l’analyse de Jouvenel.
A la fin des années 1950, à une époque où la discipline scientifique qu’est l’écologie, dûment institutionnalisée depuis le début du XXème siècle dans le cadre des sciences du Vivant, n’était guère connue de l’opinion publique, Bertrand de Jouvenel prononça à Tokyo une conférence* préconisant « le passage nécessaire de l’économie politique à l’écologie politique » . Notre espèce est en co-évolution avec les autres espèces dans une situation de dépendance forcée à l’égard de notre environnement naturel qu’il qualifie de « machine terraquée » : « Aussi bien qu’un organisme inférieur, la plus orgueilleuse société est un parasite de son milieu : c’est seulement un parasite intelligent et qui varie ses procédés. » Il y a chez Bertrand de Jouvenel une perception très vive de la mutation anthropologique constituée par la Révolution industrielle : « Réduite à ses traits matériels les plus simples, l’histoire du genre humain est celle d’un accroissement de forces. Accroissement des forces d’abord par le nombre des hommes, qui a été très longtemps le fait principal ; ensuite par la captation de forces auxiliaires, les animaux de labeur, plus tard l’énergie du vent et du cours d’eau, plus tard les combustibles fossiles, de nos jours enfin l’énergie nucléaire. » Ce qui est désormais déterminant, c’est notre dépendance à l’égard de sources d’énergie extérieures au monde vivant actuel, puisées dans les entrailles de la Terre.
En tant que membre de la Commission des comptes de la Nation, Bertrand de Jouvenel appartenait à la corporation des économistes de sorte que la critique de la science économique qu’il amorça en 1957 et poursuivit dans ses ouvrages de 1965 et 1976 ne procède pas d’un point de vue extérieur mais bien plutôt interne à ladite corporation : « L’économiste ne peut que sous-estimer ce que la société sous-estime. Ce n’est pas déficience de sa part, mais seulement soumission à sa discipline. Sa soumission à la valeur que la société donne aux choses est une condition de sa rigueur ; néanmoins il limite ainsi son horizon et ne peut pas toujours voir les conséquences éloignées de cette attitude. » A l’origine du fourvoiement de l’économie politique se trouve la place prépondérante accordée par Adam Smith à la division du travail et à l’accumulation du capital plutôt qu’à l’exploitation croissante de la nature. « Cette erreur du génial fondateur de la science économique a été lourde de conséquences : elle a orienté ses successeurs vers le problème de l’équilibre général, ce qui a beaucoup retardé l’intelligence de la croissance. Elle fausse nos plus modernes calculs économiques en laissant hors de compte l’intervention des agents naturels. » Or, non seulement ces derniers sont loin d’être illimités, mais encore leurs composantes vivantes entretiennent des relations complexes avec le milieu. Parmi les autres causes du fourvoiement de l’économie politique figurent sa sur-estimation du modèle monétaire, sa sous-estimation des « déséconomies externes », autrement dit des externalités négatives, et sa fascination pour la croissance. « L’étroite liaison de la vision économique avec l’instrument monétaire restreint son champ de vision au domaine de la circulation de l’argent, qui ne s’emploie qu’entre hommes, donc à l’intérieur de l’organisme social, et ne s’applique point à ses rapports avec la nature. La vision monétaire ne permet de voir les choses qu’à partir du moment où elles entrent dans le système des relations humaines comme marchandises, et aussi longtemps qu’elles conservent ce caractère : avant d’avoir été ainsi perçues, elles sont sans existence économique; sitôt rejetées, elles perdent l’existence économique. »
La thèse centrale de son texte de 1957 ressort de la citation ci-après : « Pour ces raisons, il me semble que l’instruction économique devrait toujours être précédée d’une introduction écologique. Avant de parler de l’organisation des hommes pour l’obtention de biens, il faudrait montrer que ces biens sont obtenus à partir de l’environnement naturel et que, dès lors, l’organisation dont il s’agit est essentiellement une organisation pour tirer parti de l’environnement. » Au fond, il préconisait rien de moins qu’un changement de paradigme faisant de l’économie un prolongement de l’écologie, c’est-à-dire d’une science du Vivant, alors que l’économie de l’environnement tente aujourd’hui encore de réaliser l’inverse. Non seulement « l’économie politique » qu’on enseignait encore en faculté dans les années 1970 n’est pas devenu « écologie politique », mais elle a été dénaturée en se nommant de façon injustifiée « sciences économiques ». Erreur funeste qui nous a entraîné vers une croissance économique hors sol !
* texte paru dans le Bulletin du SEDEIS du 1er mars 1957 sous le titre « De l’économie politique à l’écologie politique », reproduit dans La civilisation de puissance, paru en 1976
c’est vrais la terre donne des richesses en abondance et de la nourriture pacifique. Elle nous offre des repas qui ne sont tachés ni de sang ni d’assassinat.