Que faire dans un pays surpeuplé ? Claude Lévi-Strauss pouvait déjà écrire en 1955 : « Les grandes villes de l’Inde sont une lèpre, l’agglomération d’individus dont la raison d’être est de s’agglomérer par millions, quelles que puissent être les conditions de vie : ordure, désordre, ruines, boue, immondices, urine. Ils forment le milieu naturel dont la ville a besoin pour prospérer. » Le 18 mars, nous écrivons sur notre blog : Quand le Covid-19 s’attaquera à l’Inde. Sur une population de 1,35 milliard d’habitants, le nombre de cas de COVID-19 en Inde était estimé à seulement 137 le mardi 17 mars ; mais la faiblesse des chiffres officiels s’expliquait par le nombre encore très réduit de dépistages : 6 000 à ce stade en Inde. Les médias locaux persiflaient, « absence de preuve n’est pas preuve d’absence ». Le gouvernement dirigé par le nationaliste hindou Narendra Modi montre du doigt les étrangers ; à compter du 18 mars, l’ensemble des ressortissants européens sont persona non grata. Le premier ministre indien a lancé un concours d’idées sur Twitter faisant miroiter une récompense de 100 000 roupies (1 210 euros) à celui qui trouvera une « solution technologique » pour éviter le Covid-19… C’est un aveu d’impuissance.
L’indienne Arundhati Roy ne mâche pas ses mots : « Que dire de l’Inde, mon pays, mon pays pauvre et riche, suspendu quelque part entre féodalisme et fondamentalisme religieux, castes et capitalisme, gouverné par des nationalistes hindous d’extrême droite ?Le premier cas de Covid-19 détecté en Inde a été annoncé le 30 janvier 2020, quelques jours après que l’invité d’honneur de la parade du Jour de la République, Jair Bolsonaro, dévorateur de la forêt amazonienne, négateur du Covid-19, a quitté Delhi. Le 11 mars, l’OMS a haussé le développement du Covid-19 du niveau d’épidémie à celui de pandémie. Le 13, le ministère indien de la santé déclarait que le coronavirus ne représentait pas une « urgence sanitaire ». Enfin, le 19 mars, le premier ministre, Narendra Modi, s’est adressé à la nation. Il n’avait pas beaucoup planché sur ses dossiers, calquant ses stratégies sur celles de la France et de l’Italie. Il a parlé de la nécessaire « distanciation sociale ». Au lieu d’informer les gens des mesures qu’allait prendre son gouvernement pour faire face à la crise, il leur a demandé de sortir sur leurs balcons, de sonner des clochettes et de taper sur des ustensiles de Lcuisine pour rendre hommage aux soignants. La requête de Narendra Modi a soulevé l’enthousiasme. On a assisté à des marches de percussions domestiques, à des danses traditionnelles, à des processions. Peu de distanciation sociale ! Le 24 mars à 20 heures, Modi est passé à la télévision pour annoncer qu’à partir de minuit, l’Inde tout entière entrait en confinement. Les marchés seraient fermés. Tous les moyens de transport publics et privés étaient interdits. Le confinement destiné à assurer la distanciation sociale a eu le résultat inverse : la contiguïté physique à une échelle inconcevable. Le même phénomène se produit dans les villes grandes et petites de l’Inde. Les voies principales peuvent bien être vides, les pauvres sont enfermés dans des espaces exigus à l’intérieur de bidonvilles et de baraquements. Les hôpitaux et les dispensaires sont déjà incapables de faire face au million, ou presque, d’enfants qui meurent chaque année de diarrhée et de dénutrition, aux centaines de milliers de tuberculeux (un quart des cas mondiaux), à la vaste population de mal-nourris et d’anémiques, vulnérables à toutes sortes d’affections mineures qui, dans leurs cas, se révèlent mortelles. Il leur sera impossible d’affronter le coronavirus. » Monsieur Modi porte bien son nom.
Moralité : Des cercle vicieux sont en place. L’Inde subit une surpopulation manifeste, ce qui entraîne la misère qui à son tour provoque la sur-fécondité, l’exode rural, une urbanisation non maîtrisée et des conditions de densité qui ne peuvent que favoriser la diffusion d’un virus. Au niveau politique, le gouvernement gère la multitude humaine de façon autocratique ; pour chercher une impossible issue, il attise les tensions ethniques et désigne comme ennemi les musulmans, ce qui ne peut qu’accroître les tensions et empêche tout développement partagé. De toute façon le virus pourrait faire 17 millions de victimes que la population de l’Inde n’en serait pas affectée. En effet que pèsent quelques millions de morts de plus en Inde quand dans une année ordinaire il y a déjà 10 millions de morts (pour 27 millions de naissances).
Nous avions écrit sur ce blog en 2016, des Rafale en Inde, tout le monde se réjouit. Pas moi !
Cette période nous permet (enfin) de disposer de cette chose si précieuse, dont nous nous plaignons, à longueur de temps, de manquer… à savoir le temps. Nous avons donc le temps pour faire autre chose que courir comme des malades ou des fous, pour lire par exemple. Et pour réfléchir.
Pour lire Lévi-Strauss et/ou tant d’autres. Ceux qui connaissent la pensée d’Ivan Illich ne peuvent ignorer sa critique de notre société de consommation, des techniques, de l’automobile, de la vitesse, du fameux développement, mais aussi et surtout de nos institutions, dont l’école et la santé. Ce passage se trouve dans «Libérer l’avenir. Appel à une révolution des institutions» (1971, Editions du Seuil pour la traduction française).
– «En matière de santé, ce qu’il faut à l’Amérique latine c’est un personnel para-médical qui puisse intervenir sans l’aide d’un docteur en médecine. Or, au lieu de promouvoir un programme de formation de sages-femmes et de visiteurs médicaux qui seraient appelés à donner des soins indispensables et disposeraient de quelques remèdes, les autorités universitaires latino-américaines préfèrent ouvrir chaque année des écoles d’infirmières spécialisées, de laborantines et de pharmaciens. On prépare ainsi des professionnels uniquement aptes à travailler dans des hôpitaux bien équipés ou à vendre des remèdes toujours plus dangereux.»
En Amérique latine et ailleurs, cela ne veut pas dire qu’il faille arrêter de former des infirmières spécialisées ni des laborantines etc. Cela veut dire qu’il faut ne pas perdre de vue l’essentiel. Ces temps-ci on en parle, même au plus haut niveau. Seulement, c’est quoi l’essentiel ? Dans la situation qui est la notre, sommes-nous même capables de le voir, de le retrouver, de le reconnaître… l’essentiel ?
Hier 8 avril 2020 à 14:31 j’écrivais (à Didier Barthès) : «C’est tout de même un comble que dans des pays se disant modernes, développés, croulant sous les gadgets etc. nous en soyons arrivés à manquer autant de simples moyens de base. Dans ce genre de situation, à quoi peuvent bien servir des hôpitaux modernes, des appareils high-tech, des grands professeurs etc. ? Imaginons une armée en guerre… avec un nombre impressionnant d’armes, d’avions et de généraux high-tech… et tout ça sans munitions.»