Selon le cardinal de Richelieu, apprendre à lire, écrire et compter « remplit le pays de chicaneurs propres à ruiner les familles et troubler l’ordre public, plutôt qu’à procurer aucun bien ». Les jeunes d’aujourd’hui ont pourtant appris à lire, écrire ou compter, mais ce fut seulement pour se mettre au service de la révolution industrielle. Comment faire autrement ? A ma modeste échelle, j’ai fait ce que je pouvais. Professeur de sciences économiques et sociales (SES) en lycée pendant près de 40 ans, j’ai essayé de montrer ce qu’éduquer veut dire.
– En sociologie, je montrais à mes élèves que le relativisme culturel est une donnée de base. Mes cours de Seconde en témoignent.
Si j’avais à résumer par une seule expression la conclusion de la sociologie, ce serait : « Tout est culturel. » Le naturel relève de l’inné alors que le culturel dépend de normes sociales. Or il est très difficile de mettre à distance sa propre culture quand on ne possède aucune autre référence que celle de son milieu. C’est pourquoi les élèves confondent « naturel et « normal ». Nos pensées et nos sentiments doivent bien surgir de quelque part. C’est notre cerveau qui nous permet de voir, sentir, ressentir. Je montrais que nous avons une manière de déterminer si le contenu cérébral est conditionné par la société ou par nos gènes. L’inné est universel, il n’y a pas moyen d’y échapper, c’est un automatisme qui est suivi par tous les membres d’une espèce animale particulière. Par contre l’acquis est relatif, il dépend de la socialisation effectuée dans un groupe ethnique particulier. Les élèves découvrent grâce aux documents de leurs manuels l’ethnologie, la diversité des coutumes dans le temps et dans l’espace. Je peux ainsi (dé)montrer la variabilité des comportements même quand il s’agit du rapprochement des sexes. La démonstration qui est faite du conditionnement de nos sentiments est un véritable choc pour les élèves ; l’approche sociologique est même assez difficile à admettre pour certains. L’espèce humaine appartient bien sûr au règne animal, mais la sophistication de notre cerveau a éliminé toute influence génétique sur notre comportement, si ce n’est quelques réflexes à la naissance comme la succion. Il est très important pour la formation du caractère de maîtriser cette notion de relativité culturelle. Cela permet de prendre de la distance avec ses propres a priori, ses préjugés. Cela ne veut pas dire relativisme, il y a des valeurs qu’on peut juger fondamentales comme l’égalité entre l’homme et la femme ou le respect de la biodiversité. Mais cela permet de mieux comprendre l’autre, de savoir se mettre à sa place, d’habiter un esprit de femme alors que nous sommes mâles, et de savoir que l’espèce humaine n’est qu’une simple composante de la trame du vivant.
– En économie, ma ligne directrice est de montrer que nos us et coutumes économiques sont autant que nos sentiments conditionnés par le contexte social. D’ailleurs autrefois on ne disait pas « sciences » économiques, mais économie politique.
L’économie n’est pas une science, c’est un arrangement social sur la circulation des richesses, bourré de compromis et de conflits. L’économie n’est qu’une sous-partie de la sociologie. Ainsi de nos besoins, qui conditionnent notre demande de biens et services, qui joue donc sur nos productions, et en fin de compte sur le chiffre d’affaires de nos entreprises et donc sur l’emploi. En fait il faut savoir que c’est l’évolution de l’industrie qui nous dicte le mode de satisfaction de nos besoins, y compris pour les dépenses de base nécessaires à notre physiologie comme l’alimentation. Il s’agit du mécanisme de la filière inversée, ce n’est pas la demande qui crée l’offre, c’est le contraire. Dans le monde actuel, la perception des besoins réels se change en une offre de produits manufacturés pour laquelle « avoir soif », c’est par exemple boire du Coca-Cola. Les inégalités de revenus et le formatage par la publicité conditionnent l’expression de nos besoins. Supprimons la publicité pour connaître les vrais besoins ! De plus le marché ne peut coordonner une finalité collective puisqu’il ne s’intéresse qu’à la demande solvable. Je dis aux élèves que nous n’avons pas besoin d’une voiture, d’un téléphone portable et d’une résidence secondaire pour être heureux, nous avons plutôt besoin de pain et d’amitié. de considération et d’échange Je montre que notre conception des besoins devrait suivre un principe de généralisation : généralisation dans l’espace, je ne peux satisfaire un besoin que dans la mesure où n’importe qui n’importe où sur notre planète peut accéder à un niveau de vie équivalent ; généralisation dans le temps, le présent a des besoins auxquels on peut répondre seulement si cela n’empêche pas les générations futures de satisfaire les leurs… Certes je n’incite pas les élèves à faire la révolution, je mets simplement en évidence les errements d’un système économique libéral qui est devenu la norme et qui court à sa perte. Mais c’est difficile d’abandonner notre égocentrisme, notre ethnocentrisme, notre anthropocentrisme. Percevoir que l’espèce homo sapiens est une espèce animale parmi d’autres espèces animales dont la seule supériorité est de produire des armes de destruction massive… paraît impossible pour la plupart des élèves.
– Pour l’option de sociologie politique, nous apprenons avec les premières à définir l’opposition entre démocratie formelle et démocratie réelle, parité politique et discrimination positive, supranationalité, citoyenneté universelle ou communautarisme, le test de Milgram et la soumission volontaire décrite par la Boétie, etc …
Les débuts de l’initiation sont difficiles, peu d’élèves savent distinguer la droite de la gauche, le nom des partis est ignoré, le sigle des syndicats encore plus. Tous les élèves sans exception devraient suivre des cours d’économisme et de sociopolitique pour mieux apprécier l’évolution géopolitique et savoir agir. Il faut une éducation holistique, systémique. Pourtant mes collègues de SES estiment que « je fais trop de politique » ! Or il n’y a jamais neutralité de l’enseignement, il y a toujours un message revendiqué qui consiste le plus souvent au soutien des structures socio-économiques actuelles. Le métier d’enseignant a par définition un objectif politique : il justifie l’existant ou il en dévoile les failles. Plus j’ai approché de l’heure de la retraite, plus j’ai mesuré la distance qui séparait mon esprit critique de ce qu’était devenue ma matière. Extrait du rapport d’inspection de Marie-Lise Fosse en 2005 à propos de mon cours : « On peut regretter le titre Une approche « idéologique » de l’activité ; il est certes légitime de montrer aux élèves que les définitions relèvent de convention, mais il importe aussi de leur montrer qu’il s’agit bien d’une démarche scientifique… » L’enseignement de SES a subi une terrible évolution. Quand j’ai terminé ma carrière, j’étais le seul parmi mes quatre collèges à conserver encore les tables en fer à cheval (en cercle). Retour aux tables alignées en rangées face à la toute puissance du prof. Fini le militantisme pédagogique, les SES étaient devenues une « discipline » parmi d’autres.
J’ai toujours eu la forte impression que les élèves perdent leur temps à subir des disciplines séparées. Cela formate un état d’esprit compartimenté, l’histoire dans un tiroir, l’économie dans un autre, le français sur une étagère, etc. L’enseignement est mal structuré, d’autant plus que passer des années et des années assis sur une chaise ne peut véritablement préparer les jeunes à la vie active. En fait j’ai toujours regretté la dénomination de ma matière SES. J’aurais préféré enseigner l’écologie, une discipline qui englobe l’économique, le social, le politique, l’historique, le géographique et qui utilise aussi les connaissances mathématiques, biologique et physique. Garder une pensée ouverte, c’est ce que valorise l’écologisme. Pour s’y retrouver, il faut connaître les leçons du passé, les circonvolutions géographiques, savoir mélanger philosophie et éthique, y mettre un peu de calcul statistique et l’utilisation des tableaux chiffrés, pouvoir comprendre ce qu’on lit et éviter les réseaux sociaux. L’écologie scientifique et écologie politique vont de pair, la réalité est internationale et pas franco-française, le contexte de notre vécu repose à la fois sur la planète et l’ensemble du vivant. Il est extrêmement regrettable, on peut même dire dommageable, que les jeunes adolescents aient une vision parcellaire de la société. Si un enseignant ne maîtrise pas lui-même la totalité de l’approche de la vie humaine, comment voulez-vous qu’un jeune puisse y arriver ?
L’enseignement des sciences économiques et sociales trouvait à l’origine ses fondements dans la mise en place de la réforme Fouchet à compter de la rentrée 1965. On introduisait progressivement la troisième culture, celle qui s’ajoute aux cultures scientifique et littéraire. Une nouvelle option « dont la vocation est de compléter les études classiques par une analyse des réalités économiques du monde contemporain à une époque où la croissance des Trente Glorieuses interpelle les partenaires sociaux ». Autant les SES ont été à l’origine une matière qui permettait aux élèves de s’affronter au monde moderne et d’en discuter les bases, autant c’est devenu une discipline comme les autres, avec ses recettes et ses habitudes, nourrissant un corps de spécialistes imbus de leur spécialité. Mes collègues enseignent maintenant l’économie et la sociologie de manière séparée. Il n’y a plus de vision transdisciplinaire, il y a maintenant ce que disent des programmes formatés par le libéralisme économique. Nous sommes très loin de mes débuts d’enseignements en 1974-1975 au moment du premier choc pétrolier et des doutes sur la durabilité de la croissance.
Aujourd’hui mes collègues ne peuvent plus avoir d’approche décroissanciste à propos des limites absolues rencontrées par la civilisation thermo-industrielle. On assimile encore croissance économique soutenue et développement durable ! Nous apprenons aux élèves que l’économie s’est désencastrée du social au cours de la révolution industrielle, nous n’apprenons pas qu’il faut ré-encastrer l’économique dans le social, mais aussi le social dans l’écologique. Pourtant ce que je connais de fondamental et d’objectif, c’est que nous sommes à l’aube d’une confluence de crises structurelles, pic pétrolier, réchauffement climatique, perte de biodiversité, krachs financiers, etc. La crise ultime a déjà commencé… La matière que j’ai tant aimé est devenue une larve qui épouse l’air du temps sans prendre conscience de la montée des périls.
Pour le texte intégral, lire Michel SOURROUILLE, Mémoire d’un écolo (2012)
– « J’aurais préféré enseigner l’écologie, une discipline qui englobe l’économique, le social, le politique, l’historique, le géographique et qui utilise aussi les connaissances mathématiques, biologique et physique. Garder une pensée ouverte, c’est ce que valorise l’écologisme. » (Michel Sourrouille )
L’écologie ou l’écologisme ? Attention, c’est pas tout à fait même chose.
L’écologie certes, d’ailleurs elle s’enseigne. Quoique… Mais l’écologisme, alors là !
Et pourquoi pas plutôt le malthusianisme ? Ou mieux… l’anarchisme ? 🙂
Blague à part, pour moi la discipline qui englobe tout ça, et qui ratisse le plus large possible, on peut l’appeler tout simplement Culture Générale.
Quant à celle qui permet de développer une pensée ouverte et rationnelle, on peut l’appeler de diverses façons. Par exemple, Formation à l’esprit critique.
Ou encore, Cours d’autodéfense intellectuelle (Normand Baillargeon, 2006).
Ou même, Apprentissage (si ce n’est dressage, formatage etc.) à l’amour de la sagesse. Pour ne pas dire philosophie. Le plus important étant toujours le contenu, et non pas l’étiquette.
Ceci dit, si… au lieu d’enseigner les SES, Michel Sourrouille avait enseigné l’écologie… qu’aurait fait-il de plus ou de mieux ? Rien. Déjà il aurait été confronté aux mêmes difficultés. L’incapacité de ses élèves à aller bien loin dans la réflexion, la même incapacité de Marie-Lise Fosse, sa chère inspectrice, et puis les programmes.
Michel Sourrouille aurait enseigné le Développement Durable, la Transition et toutes les conneries qui vont avec. Et si … aujourd’hui, notre cher Michel tient à regretter quelque chose… alors c’est peut-être de ne pas avoir consacré sa vie à enseigner les échecs.
Notre contributeur Michel Sourrouille a aussi enseigné les échecs pendant plus de vingt ans de son existence, et il continue encore aujourd’hui…
Il ne sait pas ce que veut dire « regretter » quand on a fait ce qu’on devait faire.
Bien sûr qu’une autre éducation des lycéens est possible. Des lycéens, des collégiens, des élèves de primaires, comme des étudiants et des adultes tout le long de leur vie.
C’est possible, pour le meilleur comme pour le pire. Mais bien sûr, personne ne dira qu’il faut bousiller le système éducatif. Et encore moins personne pour défendre des théories du genre de celle de Richelieu, laissant entendre par là qu’un peuple d’andouilles vaut mieux qu’un peuple de chicaneurs. Ce qui ne veut pas dire que tous les illettrés sont des andouilles. Ni que tous les lettrés sont des chicaneurs. Encore faut-il s’entendre par ce que veut dire chicaneur. Et chicaner bien sûr. 😉 ( à suivre )
Oui c’est possible, mais pour ça il faut déjà s’en donner les moyens.
Les moyens, c’est à dire une politique. Avec un programme, des infrastructures et bien sûr des enseignants. Et tout ça qui tienne la route. Autrement dit en phase avec la réalité.
Un programme sous-entend un cap, un objectif, disons un projet de société. Avec des valeurs, une hiérarchie de valeurs, de besoins etc. Quelles sont ces valeurs etc. quel est ce projet de société ? Même si ici ou là elles laissent à désirer, les infrastructures existent. Elles sont adaptées à la politique actuelle, instruction obligatoire de 3 à 16 ans etc. De toutes façons ce ne sont pas les bâtiments pouvant être rapidement transformés en écoles (comme en logements, par exemple) qui manquent. Les casernes, par exemple. Ou encore tous ces lieux de formations bidons, et là il n’y a juste qu’à changer l’enseigne. ( à suivre )
Concernant les enseignants, nous voyons encore aujourd’hui comment nos politiques comptent régler ce problème de pénurie. Quatre jours de formation pour être prof, c’est formidable ! Huit pour être infirmière, ça devrait le faire aussi bien. Misère misère !
Et finalement, on est en droit de se demander si nos politiques ne sortiraient pas, par hasard, de l’école de Richelieu.
Et dans ce cas, si nous voulons réellement une autre éducation des lycéens … et des autres… une véritable éduction à l’écologie, et au reste … alors il ne nous reste plus qu’à faire le ménage dans cette clique politique.
“ La clique LREM ou la déséducation politique nationale “
( 13 décembre 2019 par harold . Sur critiquedelacritique.fr )