L’ethnologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009) souhaitait que les États et leurs dirigeants comprennent les phénomènes concomitants, ou consécutifs, de l’évolution démographique.
L’une des particularités frappantes des cosmologies occidentales est la place centrale qu’elles accordent à la question du mal. Lévi-Strauss apporte une réponse univoque et catégorique, les maux qui nous accablent ont comme source commune la prolifération excessive de l’espèce humaine. En découlent la xénophobie, le racisme, les guerres, l’effacement des conditions nécessaires pour que se poursuive l’évolution de la culture et des espèces vivantes, la destruction de ces merveilles que nous admirons dans les créations de la nature, l’uniformisation culturelle qui étouffe les facultés créatives de l’homme, enfin, la dévastation du milieu naturel dont nous souillons irrémédiablement les éléments et qui prépare notre propre disparition. Prise de frénésie reproductive, l’humanité ne vit désormais que pour s’anéantir dans un abaissement ininterrompu des splendides capacités qu’elle sut autrefois manifester.
Selon Lévi-Strauss, l’aspiration à fonder des structures politiques supranationales à grande échelle, laquelle renaît périodiquement après les grandes guerres, omet les contraintes structurelles des groupes humains, dont la méconnaissance peut conduire à une destruction du lien social. En affirmant cela, Lévi-Strauss décidait clairement d’aller à l’encontre de l’idéologie officielle des Nations Unies et de l’unesco, qui tenaient l’unification supranationale pour une œuvre salutaire. Il était tout aussi provocateur lorsqu’il traitait de l’alphabétisation, l’un des principaux chevaux de bataille de l’unesco.
L’illusion supranationale
L’Organisation internationale y voyait la condition première de sa « tâche révolutionnaire », qui consistait à mettre en œuvre un programme mondial d’éducation de base, dont la réalisation, faisant des « idées nouvelles » – celles de l’unesco, cela va sans dire – « la propriété de tous », devait permettre de dépasser les cloisonnements nationaux et d’établir à terme une « nouvelle unité humaine ».
Lévi-Strauss voulait définir, pour les populations humaines, une « dimension critique », à l’instar de la dimension critique que les biologistes discernaient chez les êtres vivants lorsqu’ils observaient, par exemple, que la structure anatomique de l’insecte ne lui permet pas d’atteindre une grande taille, parce qu’elle est constituée de telle sorte que la surface d’évaporation doit augmenter plus vite que le volume : « Il semble assez probable qu’on ne multiplie pas impunément par dix, cent ou mille le nombre des individus dans une collectivité de structure donnée. » Il est donc incontestable que son intérêt pour la démographie, ainsi que ses opinions sur la surpopulation, n’avaient rien d’une extravagance personnelle : ils participaient d’un vaste mouvement d’idées et d’une préoccupation qui était alors largement partagée par maints savants, hommes politiques, journalistes et bailleurs de fonds à son époque.
L’illusion humaniste
Si l’explosion démographique et les destructions qu’elle entraîne sont la source principale du mal dans le monde, elles n’en sont pas pour autant la cause première, un humanisme pernicieux dont la culture occidentale, désormais dominante sur la planète, a hérité à la fois de la tradition judéo-chrétienne, de la Renaissance et du cartésianisme : c’est cet humanisme-là qui a créé les conditions de possibilité de l’explosion démographique. « Toutes les tragédies que nous avons vécues – affirme Lévi-Strauss –, d’abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme, enfin avec les camps d’extermination, cela s’inscrit non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons depuis plusieurs siècles, mais, dirais-je, presque dans son prolongement naturel. » (Entretien de Claude Lévi-Strauss avec Jean-Marie Benoist)
Ce que nous prenons pour l’humanisme n’est qu’égoïsme et arrogance. Le véritable humanisme « ne commence pas par soi-même, mais place le monde avant la vie, la vie avant l’homme, le respect des autres êtres [vivants] avant l’amour-propre » (Lévi-Strauss 1968). Si nous avons détruit une multitude de sociétés dont la variété constituait le plus clair du patrimoine humain, et si, à présent, multipliés à l’excès, nous nous acharnons à exterminer d’innombrables formes vivantes, c’est parce que notre humanisme infirme nous avait convaincus que notre liberté n’a pas de bornes et que nos droits, y compris celui de procréer, sont en proportion de la place démesurée que nous avons usurpée pour nous-mêmes au sein de la création. Point d’espoir, ni pour nous, ni pour notre monde, si nous persistons dans cette voie. À cet égard, Lévi-Strauss confère une mission particulière à l’ethnologie, qui peut contribuer à l’éveil de notre conscience. Car elle étudie des sociétés qui n’ont jamais « cultivé une image de l’homme conçu comme le seigneur et maître de la création, libre de s’octroyer des droits exorbitants sur toutes les manifestations de la nature et de la vie. Bien au contraire : les systèmes philosophiques de ces peuples sont d’accord pour faire à l’homme une place de choix dans le monde, mais à la condition qu’elle n’empiète pas sur celle des autres espèces vivantes et que celles-ci restent libres d’exister et de prospérer » (Lévi-Strauss 1973).
Lire, Claude Lévi-Strauss : après l’humanisme, le relativisme
L’ethnologie ne se contente pas de recueillir des données scientifiques : elle a aussi une mission morale, puisqu’elle seule peut nous faire entendre « les leçons d’une sagesse dont l’Occident pourrait s’inspirer s’il voulait éviter qu’une humanité trop imbue d’elle-même, prompte à détruire tout ce qui n’est pas elle, ne dispose plus d’aucun glacis protecteur pour se prémunir contre ses propres atteintes. » Le péché originel de l’homme moderne est d’avoir oublié que « sa dignité essentielle est moins celle qu’il s’attribue de manière exclusive comme être pensant, que celle qu’il partage avec des millions d’espèces végétales et animales comme être vivant »
À lire, Tristes tropiques (Claude Lévi-Strauss, 1955)
L’illusion de l’alphabétisation
Lévi-Strauss doutait que l’accès à l’information plus abondante qu’assure l’alphabétisation puisse toujours conduire à des effets positifs. On ne se rend pas toujours compte que les transformations opérées dans les sociétés traditionnelles par l’alphabétisation peuvent être parfois d’une « extrême gravité» (Lévi-Strauss 1953 ). Ainsi, l’écriture conduit à une vertigineuse croissance de l’information qui, du fait de sa seule abondance, devient difficilement accessible, au point que les individus s’y égarent, n’ayant que rarement les compétences suffisantes pour faire le tri. Par conséquent, le lien social, fondé sur la communication, en est altéré, et les peuples entiers se trouvent assujettis à des individus qui détiennent l’information pertinente et sont capables de la manipuler.
Lévi-Strauss conviait les sciences sociales à essayer de comprendre pourquoi « l’information verbale qu’utilisent de petits groupes sans écriture (comme les sociétés primitives) est mieux apte à maintenir l’équilibre et la cohésion du groupe, que ce n’est souvent le cas pour l’information écrite dans les sociétés contemporaines »
Conclusion très pessimiste
La conception lévi-straussienne de l’histoire est fortement déterministe. Pourtant, ce déterminisme n’est pas pour lui une propriété ontologique de l’histoire, mais une propriété accidentelle, fruit des progrès matériels réalisés depuis l’invention de l’agriculture, de l’élevage et, surtout, de l’industrialisation, dont les conséquences ont abouti à un monde surpeuplé où l’humanité subit des déterminismes implacables, auparavant inconnus (Lévi-Strauss 1986 ).
C’est dans ce monde-là que Lévi-Strauss dit se découvrir à présent « déporté » (2004). On le sait manier les mots avec une maîtrise consommée, et le choix de celui-ci (fortement associé en français à la Shoah) en dit long quant à son jugement sur le monde d’aujourd’hui. Ce monde-là, l’humanité aurait pu l’éviter. Depuis qu’elle s’y engagea – résolument et aveuglement –, il devint inévitable, se refermant sur nous comme un piège.
source : Wiktor Stoczkowski. Dans Diogène 2012/2 (n° 238), pages 106 à 126
Un des plus grands penseurs du siècle