Cette autobiographie de Michel SOURROUILLE, « Fragments de vie, fragment de Terre (Mémoires d’un écolo) », sera éditée chaque jour par épisode tout au cours des mois de juillet et août sur ce blog biosphere.
éducateur, une tâche difficile
…si mes débuts d’éducateur sont difficiles, c’est surtout avec les autres éducateurs. Superviseur du centre de Moumour, le directeur général Desaphy, adjoint direct de la mère Massu, était sergent payeur en Algérie. Et il avait aussi tenu la gégène ! Le directeur du centre était ancien instituteur, l’économe facteur. Les deux éducateurs spécialisés sont submergés par la problématique raciste alors qu’une attitude plus détendue de leur part résoudrait beaucoup de choses. D’ailleurs l’un des deux est parti en « maison de repos ». On vient au travail comme aux horaires d’un bureau. Un éducateur en a marre et va se barrer bientôt, une autre, rejetée par son groupe, se fout complètement de son travail, un autre frapperait trop facilement les jeunes ; d’ailleurs sa principale occupation est de boire, comme d’autres. L’équipe éducative se réunit fin janvier 1972, le constat est terrible. Invisibilité de la direction, absentéisme de l’éducateur-chef. Un éducateur a failli être étranglé par un jeune, il cherche une place ailleurs.
Pour les jeunes aussi, c’est difficile. Un gosse arrive, renvoyé par son instit. Il revient à pied, sans chemise ni soulier, complètement mouillé. L’éducateur de son groupe ne veut même pas s’en occuper. Normalement nos jeunes ont dans la journée un travail en entreprises. Mais au deuxième étage, ils sont 4 sans travail, et 2 de même au premier étage. Je suis toujours occupé, aller chercher un gars à la gare, des médicaments, conduire les mômes, faire du ski à Gourette avec eux, aller voir les patrons, régler les incessants problèmes interpersonnels entre jeunes. J’ai du passer mon permis de conducteur de bus le 18 novembre 1971 pour amener nos pensionnaires.
Je découvre une démarche pédagogique que mes études en faculté de sciences économiques ne pouvaient qu’occulter. Le psychothérapeute Yvon Morin essayait en effet de transformer le centre de Moumour en expérience de pédagogie institutionnelle. Je lis en décembre 1971 « Vers une pédagogie institutionnelle » d’Aïda Vasquez et Fernand Oury. Il faut placer enfants et adultes dans des situations nouvelles et variées qui favorisent la communication et les échanges tout en exigeant de chacun engagement personnel, initiative, action, continuité. L’enseignement de François Tosquelles, psychiatre catalan né en 1912, co-inventeur de la psychothérapie institutionnelle, devient un élément de notre formation interne d’éducateur.
On me cite Jacob Levy Moreno : « L’expérimentation sociométrique vise à transformer en ordre nouveau l’ancien ordre social. C’est un plan pour rebâtir les groupes de manière à ce que la structure officielle ou de surface ressemble autant que possible à la structure en profondeur. » Moreno est un des grands chantres, sinon l’inventeur, de la spontanéité et du psychodrame : le langage est dans le groupe et par le groupe, plutôt que dans la tête ou dans la bouche. J’apprends que pour Durkheim, l’homme est double. En lui, à l’être individuel, se surajoute l’être social. Je découvre que la responsabilité de guérir appartient aux malades autant qu’aux infirmiers et aux médecins. En résumé, tout groupe social, s’il a la sagesse de se structurer dans un dispositif institutionnel, élaborera un tissu de complémentaires qui élèvera son propre degré d’existence et cimentera la solidarité commune de ses membres. La cohésion du sens du monde vécu concrètement est indispensable à la reconquête de la cohésion intérieure.
Tout cela reste pour moi très théorique, c’est même l’inverse de ce que je vis dans la « structure » de Moumour. Nos réunions d’équipe parlaient surtout de petits problèmes de transgression et surtout du contrôle des sorties des jeunes. Faire le mur est fréquent ! Mais mon esprit peut s’ouvrir maintenant sur d’autres méthodes pédagogiques.
La pédagogie active facilite les interrelations et les échanges parmi les enfants afin qu’ils éprouvent leur capacité d’initiative. Pour que de tels événements arrivent et puissent être vécus, il faut toujours partir de l’événement concret et spontané engagé par l’enfant afin que, par le libre jeu interrelationnel de l’activité entre partenaires (l’éducateur ou l’instructeur étant un partenaire parmi d’autres), l’enfant participe à la naissance, à l’établissement puis au développement de l’institution. C’est le contraire de ce que mon enseignement de sciences éco, structure de passivité et de bourrage de crâne, m’avait fait vivre. D’un boulot d’éducateur que je trouvais chiant au début, j’en vois maintenant les perspectives lointaines.
Nous faisons de plus en plus de réunions. Dans les rencontres pédagogiques, Morin parle, parle, de tout et de n’importe quoi, de l’inceste, de l’œdipe, du stade anal ou buccal… Il échappe au concret. Est-ce cela la pédagogie institutionnelle ? J’échoue à présenter aux autres stagiaires « Psychologie de l’enfant » d’Osterrieth, j’adopte en effet un ton trop polémique.
Ce que j’apprécie surtout, ce sont les réunions avec les jeunes. Mais ils ressentent assez mal la trop grande liberté qui règne sur le centre. Ils ne se sentent plus assez (en)cadrés. On ne suit ni la ligne Massu (discipline, autorité, obéissance), ni la ligne Morin (self government à tous les niveaux compensés par ce qui se voudrait un intense travail d’équipe). C’est vrai que notre mode d’action en tant qu’éducateur reste indéfinie, on bricole au jour le jour, seule importe notre capacité personnelle de dialogue avec nos jeunes perturbés ou perturbateurs. Parfois l’éducateur-chef fait de la thérapie par le vide en virant l’un d’entre eux du centre.
Au fil des semaines les tentatives de notre médecin-psy Morin pour changer la pédagogie au centre va se heurter à la toute puissance de Mme Massu qui tient les cordons de la bourse. Notre directeur Bernard Gaudens est clair : « Nous sommes passés tout naturellement de l’autoritarisme à la participation de tout le personnel… On n’a oublié qu’une chose, Mme Massu. » Il y a reprise en main du centre de jeunesse par la mère Massu. Le problème de la formulation du règlement intérieur du centre va devenir crucial.
Quelques extraits de la lettre ouverte d’Yvon Morin (7 février 1972) : « Madame la présidente, serait-ce par l’effet de votre grandeur, à moins que ce ne soit le fruit du comique troupier de votre fidèle et tortueux bras droit… J’admire vos efforts contre le mal que j’incarne dans mon travail et que je n’avais pourtant pas dissimulé lors de mon recrutement… Vous portez en tout cas la responsabilité du climat d’anxiété et d’insécurité qui règne à Moumour sur les garçons et le personnel… Vous confondez caserne, bataillon disciplinaire et établissement de rééducation… Ce que nous cherchons à faire à Moumour est pratiqué par les sommités psychiatriques et pédagogiques les plus reconnues en France… Je reste, comme vous le disiez dans votre dernière lettre, votre très bourgeois et très antipathique employé. »
Soyons objectif, ce n’est pas avec un tel discours qu’on peut améliorer une situation tendue ; l’expérience de pédagogie institutionnelle ne peut réussir qu’avec des éducateurs très très motivés et formés pour cela, ce qui n’était pas du tout le cas à Moumour. Il nous manquait un spécialiste de dynamique de groupe, qui puisse mettre les gens en situation difficile pour que leurs capacités de résilience soient révélées. Mais même la technique relationnelle ne suffit pas. J’ai fait un repas presque en tête-à-tête avec Mme Massu, situation difficile s’il en est. Je n’ai rien dit, j’étais paralysé. Une situation provoquée ne doit pas être trop difficile au point de bloquer toute réaction ! J’étais pris à mon propre piège puisqu’un de mes défauts, c’est aussi de bloquer les autres…
Dans les relations habituelles, les gens restent figés dans leur rôle social ; on ne peut d’un claquement des doigts remettre en question tout un conditionnement culturel. Et les réalités des institutions qui préexistent sont les plus fortes.
Morin, après sa lettre jugée « injurieuse », est renvoyé. Mon protecteur et directeur Gaudens est lui aussi remercié ; son successeur désigné a comme spécificité de tondre tous les fugueurs de retour au bercail ! Je suis une victime collatérale de ce tsunami : viré avec mon mois de préavis, fin de contrat le 29 février 1972. Mme l’épouse du général avait découvert début décembre que j’avais un casier judiciaire de militant politique : un mois avec sursis, pas de quoi fouetter un chat, même s’il s’agissait de la destruction en partie d’un immeuble public, à savoir un commissariat de police. La juge de Pau fermait les yeux et les inspecteurs de Casteja avaient fourni un rapport favorable : « Emporté par sa générosité… » En fait j’avais même peint en énormes lettres sur les quatre portières de ma 2 CV « OBJECTEUR DE CONSCIENCE ». Dans la propriété de Mme Massu ? La provocation devient pour moi une seconde nature. Cela ne pouvait plaire dans un milieu d’anciens cadres de la guerre d’Algérie. Le grand coup de balai est donc aussi pour moi, sans regret.
Je recherche un autre point de chute où je puisse effectuer mon service civil d’objecteur. J’ai été aiguillé par Morin vers la clinique de La Borde à Cour Cheverny. Après avoir effectué en avril 1972 un test d’embauche sous forme d’un psychodrame collectif à Paris, je suis embauché. Je vais passer de la pédagogie institutionnelle à la psychothérapie du même nom.
En attendant, je subis au CPO (centre protestant de l’ouest) un WE de dynamique de groupe avec un psychosociologue, Marc Guiraud. Nous sommes 37, autant de filles que de garçons, en cercle. Nous resterons ensemble plusieurs jours, la télé-réalité sans la télé. Marc : « La parole à qui la voudra. » Silence. Un mec : « On ne voit pas où ça va, du tout. » Silence. Maïté : « Qu’est-ce que l’analyse institutionnelle, par qui est-elle pratiquée. » Marc : « Si quelqu’un a envie de répondre aux questions ! »…
C’est confus, la réunion s’achève sur un problème très matériel, l’heure du coucher et celle du petit-déjeuner ! Le lendemain la discussion recommence. Marc : « Est inadapté tout être qui n’a pas accès à son désir propre. » Emilie : « Mais alors, qui est adapté ? » Comme d’habitude, Marc ne donnera aucune réponse. De Lacan à l’expression de son propre désir, nous tournons en rond. L’après-midi le débat ne se relancera pas. Nous nous interrogerons sur la difficulté de parler en groupe ! Blablabla. Je suis déçu. Le lendemain j’étudie la free press. Quand 50 millions de Français feront 50 millions de journaux, ça les obligera à penser par eux-mêmes…
Je note que Fernand Deligny ne s’occupe jamais directement des enfants psychotiques. S’adresser à un tel enfant, c’est l’agresser, c’est lui adresser un Soi, vous, dont il n’a que faire. L’enfant peut venir à vous, pas le contraire. Les révéler, c’est leur révéler qu’ils ont leur propre chemin à découvrir… seuls. La pédagogie, c’est bien compliqué… surtout avec les psychotiques !
Un peu plus tard, je ferai un autre séminaire d’expression avec le psychologue Guy Lafargue. Si le contenu de ce stage a été plus affectif qu’intellectuel, il a contribué à me dérider. Savoir maîtriser le relationnel, cela s’apprend. Mais tout le monde n’a pas envie d’apprendre ! Marie-Annick, mariée, deux enfants, s’est exclue du groupe, ce que j’appelle l’exclusion de la bague au doigt. François est trop individualiste pour progresser. Nicole s’est mise en marge car elle se trouvait trop âgée. Etc. De toute façon la plupart des gens préfèrent la monotonie de leur existence à la recherche d’une vérité introuvable. L’esprit humain se satisfait volontiers du manichéisme, ça c’est beau ou c’est laid, c’est bon ou très mauvais. Mais la vérité n’est pas dans les extrêmes, elle est dans le cercle, tout ce qui fait le passage d’un extrême à l’autre. La vérité est dans le mouvement, le passage. Cheminement personnel, trop exigeant. (à suivre, demain)
Si tu ne veux pas attendre demain, à toi de choisir ton chapitre :
Mémoires d’un écolo, Michel SOURROUILLE
01. Un préalable à l’action, se libérer de la religion
02. Une pensée en formation, avec des hauts et des bas
03. En faculté de sciences économiques et sociales, bof !
04. Premiers contacts avec l’écologie
05. Je deviens objecteur de conscience
06. Educateur, un rite de passage obligé
07. Insoumis… puis militaire !
08. Je deviens professeur de sciences économiques et sociales
09. Du féminisme à l’antispécisme
10. Avoir ou ne pas avoir des enfants
11. Le trou ludique dans mon emploi du temps, les échecs
12. Ma tentative d’écologiser la politique
13. L’écologie passe aussi par l’électronique
14. Mon engagement associatif au service de la nature
15. Mon engagement au service d’une communauté de résilience
16. Ma pratique de la simplicité volontaire
17. Objecteur de croissance, le militantisme des temps modernes
18. Techniques douces contre techniques dures
19. Je deviens journaliste pour la nature et l’écologie
21. Ma philosophie : l’écologie profonde