L’impact des activités humaines sur la Terre est d’une telle intensité que cela entraîne des bouleversements d’ordre géologique, visibles jusque dans les sédiments. Si cette notion d’Anthropocène est largement répandue et utilisée dans le débat public et de nombreuses disciplines scientifiques, elle n’est pas officiellement reconnue par la communauté des géologues. Et pour cause : le groupe de travail sur l’Anthropocène a rejeté à une large majorité, début mars 2024, une proposition visant à acter ce changement d’époque.
Vincent Lucchese : Il est notamment reproché au concept d’Anthropocène par L’Union internationale des sciences géologiques de recouvrir, à ce jour, une étendue de temps bien trop brève pour être comparée aux époques et autres découpages géologiques. Sans nier notre impact sur la planète, l’IUGS prône le maintien d’une séparation formelle entre calendrier humain et calendrier géologique. Le problème avait été de définir quand démarre l’Anthropocène. On pourrait remonter au début de l’ère industrielle, lorsque les émissions de carbone ont commencé à modifier le climat, ou bien à la colonisation de l’Amérique et de l’Australie par l’Occident, source de bouleversements écosystémiques majeurs. Et pourquoi pas remonter jusqu’à l’invention de l’agriculture et de l’élevage, déjà source d’émissions de gaz à effet de serre et de modifications profondes de l’environnement ? Les humains influencent la biosphère depuis des dizaines de milliers d’années, mais cela est déjà contenu dans l’époque Holocène, démarrée il y a 11 700 ans et qui coïncide avec le début de l’agriculture.
L’émotion particulière entourant ce débat de géologues tient aux énormes enjeux attachés à l’Anthropocène, pas seulement comme simple dénomination géologique, mais comme manière de nommer et pointer l’urgence écologique vitale. Nous vivons dorénavant sur une planète fondamentalement imprévisible, incomparable à ce que nous avons connu ces 12 000 dernières années. Colin Waters, président du groupe de travail sur l’Anthropocène, défendait la notion d’anthropocène rejetée lors du vote. Pour lui, le concept d’Anthropocène ne définit pas la première influence humaine, mais le moment accablant de notre impact sur la planète entière, y compris les océans. La grande accélération des années 1950 correspond à ce moment où l’influence planétaire devient globale.
Quelques avis complémentaires
H_Cubizolle : D’un point de vue géologique la décision prise par l’IUGS est justifiée. A l’échelle des millions d’années l’impact de l’homme est pour l’instant négligeable. Il sera vraisemblablement catastrophique, mais pour notre espèce surtout. Il faut se garder d’une perception trop anthropocentrée de l’ évolution de la planète ; sur le long terme nous n’avons aucun moyen d’agir sur les principaux mécanismes qui président au fonctionnement de la planète : paramètres astronomiques, tectonique des plaques, volcanisme, mécanismes d’évolution de la vie etc. Nous allons mettre une belle pagaille sur cette planète, certes, mais la nature remettra dans l’ordre qui lui convient en quelques centaines de milliers d’années.
le sceptique : Pour ma part, je suis davantage convaincu par les chercheurs proposant de remplacer l’époque Holocène par l’époque Anthropocène, donc un simple changement de nom. En effet, tous les processus dont on parle pour le régime « anthropique » de la planète se sont mis en place dès le néolithique : une méga-faune détruite, une sédentarisation croissante avec dépôt sédimentaire de déchets concentrés), généralisation des cultures, métallurgies, formations urbaines et maîtrises hydrauliques, etc. La période très récente (1950-présent) est seulement une accentuation démographique et technologique
Bulgroz : Ne pas vouloir considérer qu’il y a une limite géologique vers 1950 à cause des radionucléides par exemple ne signifie nullement la négation du changement climatique et surtout de son origine anthropique. D’ailleurs, quoi qu’en pense la communauté des géologues, je suis certain que le terme continuera à être utilisé dans la presse, y compris scientifique. Ne confondons pas géologie et climatologie, chacun son domaine, ses experts et son échelle de temps.
Provincial : Si on rapporte l’histoire de la Terre à une journée de 24h, l’ère tertiaire (-66 Millions d’années) commence à 23:39, l’espèce Homo sapiens apparaît 3 secondes avant minuit, puis les étapes se précipitent : – la révolution néolithique (-10 000 ans): 0,2 s avant minuit ; – la révolution mécanique (-200 ans): 0,004 s avant minuit ; – l’ère spatiale (-50 ans): 0,001 s avant minuit !
En savoir plus grâce à notre blog biosphere
Anthropocène, de l’anthropisation à la géo-ingénierie (2015)
extraits : En 1885, le congrès international de géologie avait adopté le terme holocène (ère entièrement nouvelle) pour qualifier le cycle à peu près stable de 10 000 ans commencé après la dernière glaciation. Mais c’est oublier les gigantesques bouleversements terrestres d’origine humaine survenus ces deux derniers siècles. C’est pourquoi Paul Joseph Crutzen, Prix Nobel de chimie 1995 reconnu pour se travaux sur l’altération de la couche d’ozone, préfère parler depuis l’année 2000 d’anthropocène, modification de la Biosphère par l’espèce homo sapiens. Cette engeance qui est la notre utilise en effet 50 % des ressources mondiales en eau douce, respire 15 % de l’oxygène de photosynthèse, émet 30 % du dioxyde de carbone, passera de 3,2 milliards d’urbains en 2006 à 9 milliards en 2050….
l’anthropocène confirme l’irresponsabilité humaine (2013)
extraits : L’action de l’homme est devenue la force géophysique dominante. Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz (L’Evénement anthropocène) en dévoilent les grands déterminants Le constat scientifique de l’empreinte gigantesque, tellurique, des humains sur le devenir de la Terre, est incontestable. Nous ne sommes pas entrés dans l’anthropocène par inadvertance, mais par des processus qui ont systématiquement placé hors jeu des mises en garde « environnementales » ou des résistances sociales à développer telle ou telle technologie, à faire tel ou tel choix économique….
Nous conseillons aussi la lecture du livre Voyage dans l’anthropocène de Claude Lorius et Laurent Carpentier. En résumé : « Aussi courte soit-elle, l’ère anthropocène est à la fois l’âge d’or – celui des grandes découvertes, du progrès scientifique, de la démocratie, de l’allongement de la vie -, et l’ère de l’aveuglement. La conférence internationale sur le climat tenue à Villach pourra conclure dès 1985 que les émissions de CO2 conduiraient dans la première moitié du XXIe siècle à une température que les hommes n’ont jamais connue….
Anthropocène, anthropocentrisme, anthropisation… extinction des espèces (2011)
extraits : Plus d’un oiseau sur huit, plus d’un mammifère sur cinq, plus d’une espèce de conifère sur quatre, un amphibien sur trois sont menacés d’extinction… Nommons le responsable de cette tuerie de la biodiversité : c’est l’homme. Responsable et coupable. Si son espèce disparaît, il l’aura bien cherché ! Pour enrayer la sixième extinction des espèces, il nous faut condamner notre anthropocentrisme et l’anthropisation des territoires qui va avec. Les autres formes de vie ont, elles-aussi, besoin de conserver leur niches écologiques….
anthropocène et schizophrénie (2011)
extraits : Prenons LeMonde–Magazine qui nous présente l’anthropocène, cette ère nouvelle où les humains modifient l’atmosphère de la Terre, mettent à mal l’hydrosphère, agressent la lithosphère et bouleversent la biosphère. Le désastre assuré ! Mais ce Magazine adule aussi les nouvelles technologies : « Nos enfants auront une puce électronique greffée dans le corps grâce à laquelle ils pourront communiquer, payer, jouer, etc. L’horreur ? Parlez-en avec vos ados, cela ne leur fait pas peur. En route vers le futur ! »…
anthropocène (2008)
extraits : La bonne option, que Crutzen appelle « mitigation », vise à atténuer considérablement l’influence humaine sur la Biosphère, y compris par un contrôle des populations humaines. Mais Crutzen envisage le pire, une société qui ne change pas ses habitudes (business as usual). Alors il faudrait aller jusqu’au bout des sauts technologiques, mettre en place de la géo-ingénierie pour transformer l’atmosphère et nous protéger du réchauffement climatique…
Peu importe le nom, l’humanité se suicide poussée par l’idéologie capitaliste, qui détruit le vrai capital de l’humanité « la terre » au profit d’un capital virtuel, le dieu « Argent ».
Le graphique de mon blog « economieduplus » montre l’action destructrice de cette économie mortifère.
Le « capitalocène » serait le nom le plus adapté, nous conduisant rapidement vers un écocide de la vie sur terre.
L’Homme; à la fois météorite, sismique et volcanique; ça commence avec le couple Ville-Etat, l’agriculture suit… La maitrise et la domestication étaient bien plus anciennes, forcément, et le feu (469 733 av. J.C).
Certes il se met à table sur la planète, est ce une raison pour parler de Céne ?
Plutôt de scène entropique ?
jmeb
Au début de l’utilisation du terme anthropocène par les journaleux et sociologues opportunistes, j’étais totalement contre car, en tant que géologue et hydrogéologue, je ne cautionnerais pas l’utilisation d’un terme qui désigne précisément dans notre spécialité une période (ensemble de plusieurs étages géologiques, d’une durée minimale de plusieurs dizaines de millions d’années). N’en déplaise à Dominique Bourg, le terme anthropocène ne peut correspondre à un évènement dont la durée est 1 000 à 10 000 fois inférieure à celle d’un étage géologique. Or en termes d’évolution climatique ou de variations de la biodiversité le phénomène a tout d’une fonction de Dirac. Il serait donc préférable d’utiliser le vocable de CRISE ANTHROPOCÈNE pour couper court aux protestations cacophoniques de mes confrères tout en conservant le terme anthropocène maintenant bien connu en tant qu’adjectif.
Le mot «crise» me fait penser à quelque chose qui ne dure qu’un temps, et puis qui disparaît comme c’est venu. Une crise de larmes ou d’hémorroïdes par exemples. Et puis je me dis que quand elle sera en fin de vie, dans quelques milliards d’années, notre planète ne se souviendra même plus de cette fameuse (ou fumeuse) petite crise.
Alors en effet, pourquoi pas CRISE ANTHROPOCÈNE. Seulement le questionnement sur le terme «Anthropocène» reste entier. Que les géologues le refusent c’est normal. Comme je le disais À 12:38 ce ne sont pas les mots qui manquent pour nommer cette période.
– « plutôt que l’âge des humains, il serait mieux décrit comme une «oliganthropocène», l’âge de quelques hommes (et d’encore moins de femmes), pour reprendre une expression d’Eryk Swyngedouw (2014) »
( L’Anthropocène et ses victimes : une réflexion terminologique – ceriscope.sciences-po.fr )
Je préfère donc CRISE OLIGANTHROPOCÈNE.
Je peux comprendre l’argument sur les durées, toutefois on parle bien de l’holocène qui est tout récent et ne se compte pas du tout en millions d’années (il a à peine plus de 10 000 ans). D’autre part les bouleversements connus aujourd’hui par la biosphères sont effectivement gigantesques.
Chez les géologues s.l. les quaternaristes constituent un monde à part qui s’affranchit volontiers des règles qui prévalent pour les quelques milliards d’années qui précédent. Élever au rang d’ère géologique la minuscule époque (le quaternaire) yant vu l’émergence de l’espèce humaine est un trait caractéristique de la suffisance des hommes vis à vis du reste du vivant.
L’Holocène est, littéralement, une « époque entièrement nouvelle ».
Toujours en cours… bien malin celui qui peut prédire combien de temps elle durera.
En attendant, cet article devrait, je l’espère, mettre tout le monde d’accord :
– Anthropocène, Holocène, qu’est-ce que ça veut dire ? (3 janvier 2024 – ekwateur.fr)
Peu importe que les géologues la retiennent ou pas, mais l’expression anthropocène est représentative d’une réalité inimaginable.
Les équilibres de la biosphère s’écroulent, il n’y a quasiment plus de vie sauvage à la surface de la planète (les mammifère sauvages ne représentent désormais que 4 % du total des mammifères !). Une seule espèce domine tout, occupe tout l’espace, empoisonne le monde. Oui, malgré la brièveté du phénomène je suis favorable à l’usage du terme anthropocène, rappelons-nous que nous avons changé d’ère (et à un niveau supérieur puisque l’on est passé du secondaire au tertiaire) quand une météorite tomba sur la Terre il y a 66 millions d’années, le phénomène n’a duré que quelque seconde et l’extinction qui a suivi sans doute pas plus de quelques années
Je suis plutôt d’accord, peu importe que les géologues la retiennent ou pas.
De nombreux autres biologistes et géologues utilisent les termes de «Poubellien» ou «Olysmocène» («âge des déchets» en grec). Ce qui se défend très bien.
Pour d’autres ce sera «Entropocène» (l’ère des automates). Ou encore «Capitalocène» (que je vous laisse traduire). Et puis il y en a encore d’autres. Et finalement, du moment qu’on parle de la même chose, peu importe le nom qu’on donne à cette période.
Vous voyez mon cher Didier, c’est exactement comme pour ce système non capitaliste dont vous me parliez hier. C’est juste une question d’imagination. Et/ou d’imaginaire, à décoloniser. Seulement je vois que vous avez un peu de mal avec ça.
Maintenant si vous voulez l’appeler «Cococène» … après tout pourquoi pas. 🙂