C’est la dictature des faits-divers. A chaque événement plus ou moins sanglant, chacun envisage la surenchère. A Newtown, ville du Connecticut, 6 adultes et 20 enfants ont été tués dans une école par un jeune déséquilibré. Aussitôt la NRA, puissant lobby des armes américain propose « un officier de police armé dans chaque école ». Puis le ministre de la justice de l’Arizona envisage d’entraîner les directeurs d’école au maniement des armes*. Dans l’Utah, un groupe de défense des détenteurs d’armes à feu organise une formation gratuite à destination des professeurs ou employés d’écoles. Des élus républicains de six Etats ont assuré qu’ils déposeraient en 2013 des projets de loi autorisant le port d’arme dans les établissements scolaires **. Où est la limite ?
Une technique engendre toujours une technique nouvelle, censée être plus efficace que la précédente. Prenons le deuxième amendement de la Constitution des États-Unis d’Amérique qui garantit pour tout citoyen américain le droit de porter des armes. Il fait partie des dix amendements passés le 15 décembre 1791. Or à l’époque, le pistolet était une arme qu’il fallait assez longtemps pour recharger par le canon. Ce n’est qu’en 1807 que John Forsyth développa le système à percussion qui remplace le système à silex et rend possible le chargement par la culasse. Le revolver moderne est apparu dans son principe en 1837 avec le Colt Paterson. La balle de fusil n’est lancée sur le marché qu’en 1898 par Wilhelm Brenneke. Puis vint les armes à répétition. Aujourd’hui les Américains peuvent s’acheter des fusils d’assaut avec tir possible en rafale : massacre assuré ! Aux Etats-Unis, pistolets, revolvers, fusils de chasse, fusils à canon scié, fusils d’assaut et mitraillettes sont en vente libre. Où est la limite ? Où situer la limite de l’utilisation privée des armes quand le port d’un couteau ou arme de 6ème catégorie est interdit en France ? Barack Obama souhaite interdire la vente les armes d’assaut. Il n’est même pas sûr d’arriver à ses fins.
Bien entendu, il ne faut pas parler seulement en termes d’armement individuel. L’armement collectif est aussi dans la démesure, jusqu’à la bombe atomique, A puis H, et l’éloignement de plus en en plus grand entre celui qui tue et celui qui est tué. Un seul exemple, récent. Pilote de drones, Brandon Bryant a fait la guerre enfermé dans un container de la taille d’une caravane, au fin fond des Etats-Unis. Il suffisait qu’il presse un bouton au Nouveau-Mexique pour qu’un homme meure à l’autre bout de la planète dans les montagnes afghanes. On y découvre l’autre visage de la guerre moderne, « invisible », à qui « la distance ôte de sa gravité ». il finit par ne plus supporter son « cockpit » du Nouveau-Mexique. Il rêve en « infrarouge », ne dort plus la nuit, répond à ses supérieurs. Dans son journal intime, il écrit : « Sur le champ de bataille, il n’y a pas de belligérants, juste du sang, la guerre totale. Je me sens tellement mort. Je voudrais que mes yeux se décomposent. »***
L’armement privé ou collectif n’est qu’une des facettes des moyens techniques que nous utilisons, de plus en plus dangereux pour la vie humaine et l’intégrité de la biosphère. Nous devons collectivement définir une pensée des limites, autrement nous allons tous en crever, de notre démesure !
* Le Monde.fr avec AFP | 27.12.2012, Après la tuerie de Newtown, l’Arizona envisage d’armer les directeurs d’école
** Le Monde.fr avec AFP | 28.12.2012, Armer les professeurs : après la tuerie de Newtown, l’idée fait son chemin aux Etats-Unis
*** http://bigbrowser.blog.lemonde.fr/2013/01/04/drones-on-vient-de-tuer-le-gamin/
de la part d’un correspondant, A propos de la tuerie de Newtown et des jeux vidéos guerriers
Rares sont les analyses relatives au rôle joué par le déferlement technologique en cours dans son rapport avec la violence collective et individuelle, du moins celles possédant une dimension critique vis à vis des comportements pathologiques produits par notre société. Notons tout d’abord que ces tueries ont été inaugurées par les Etats Unis, initiateurs de notre modernité dans tous les domaines. Les armes y sont en vente libre en raison d’un amendement de la Constitution donnant le droit à chaque américain d’être armé. Le problème est que la puissance des armes actuelles rend cette tradition complètement décalée par rapport à l’environnement technologique de notre époque. Au XVIIIème siècle, la possession d’un fusil à un coup à poudre noire ne pouvait pas provoquer de massacre, contrairement à la kalachnikov aujourd’hui. Si donc le gouvernement américain décidait de revenir à cette technologie archaïque pour respecter l’amendement constitutionnel, les risques seraient considérablement diminués. Mais ce retour en arrière est bien évidemment difficilement imaginable aujourd’hui.
Aujourd’hui, c’est une véritable industrie de la violence mise en spectacle qui se développe sans aucun souci éducatif pour les enfants. Les jeux vidéos, images épouvantables de violence collective sont désormais commercialisées à travers le monde. Or il y a dans les mentalités un effacement progressif de la frontière entre réel et virtuel. De ce point de vue, les techniques actuelles d’assassinats à distance pratiquées par les américains et les israéliens s’inscrivent dans ce processus de déréalisation de la violence mortifère. Face à son écran, le pilote du drone, déjà familier des jeux vidéos, ne se trouve pas dans une position fondamentalement différente de celle d’un enfant scotché durant des heures devant sa console d’ordinateur. Sauf que là, la mort violente est devenue une réalité même si elle a lieu à des milliers de kilomètres. C’est pourquoi cette technologie ne peut que contribuer à produire une génération habituée à la violence abstraite constitutive d’une barbarie moderne déjà inaugurée par les guerres industrielles du XXème siècle. Par delà cet exemple, se pose la question, soulevée par Ellul il y a déjà cinquante ans, de notre capacité à reprendre la main sur ce qui nous a complètement échappé. Et cela devrait constituer un beau projet de civilisation pour la génération actuelle.
Simon CHARBONNEAU, L’EMPIRE DE LA TECHNIQUE EST CELUI DE LA VIOLENCE ABSTRAITE