Le formatage culturel de notre pensée et de notre comportement nous laisse peu de marges de manœuvre. Il faut vraiment faire un effort sur soi-même et contre les autres pour pouvoir affirmer sa liberté de pensée. Ma critique de la religion a été le premier pas de ma réflexion et le fondement de tout mon militantisme à venir. Il ne suffit pas de se délivrer de l’empreinte religieuse pour que tout devienne possible. Bien d’autres déterminants pèsent sur nos choix et notre comportement, la famille, les copains, l’école, les livres, les médias, etc. Notre liberté intellectuelle résulte d’un apprentissage toujours recommencé, entre acceptation d’un ordre social établi et recherche de la meilleure voie possible. Cet apprentissage demande un effort sans lequel rien n’est possible.
Racontez-moi votre enfance, je vous dirai qui vous êtes. Je suis né en 1947. La société de l’après-guerre était patriarcale. Mon père était le chef de famille. La loi à l’époque disait la même chose. Ma mère obéissait. J’obéissais. Mon petit frère obéissait. La majorité n’était qu’à 21 ans à l’époque. Donc je ne me posais pas de question sur ce que je croyais ou non, je prenais l’existence comme elle venait. On me disait d’apprendre mes leçons, j’apprenais mes leçons, on me disait de faire la prière du soir, je faisais ma prière du soir, on me disait de m’habiller comme ceci ou comme cela et je m’habillais comme ceci ou comme cela. La vie n’était qu’habitude, en ce temps-là on ne décidait pas, on suivait le sens du courant, la visite régulière aux grands-parents, les repas de famille, quelques camps scouts avec salut au drapeau et la messe en latin bien entendu. Je crois que ma première réflexion a seulement eu lieu vers quinze ans, après qu’un chef scout m’ait demandé quelles questions je me posais. « Aucune, chef ! » C’est vrai, je ne me posais aucune question, j’avais déjà toutes les réponses. Ce n’était pas normal. J’ai commencé vraiment à réfléchir ce jour-là. Depuis, ma vie apparemment sans histoire m’a apporté bien des questions et fabriqué bien des révoltes.
J’étais bien habillé. Veston, petit gilet, pantalon bien coupé. Mon père était tailleur. A 16 ans mon père m’a autorisé à choisir un tissu, mon premier choix personnel. « Jaune voyant » ai-je répondu. J’ai obtenu du vert moutarde. Mon père savait aussi négocier, je commençais à déterminer mes propres choix. Bientôt je n’ai plus rien porté… ni veston ni petit gilet ni pantalon bien coupé. Mais pour le reste je faisais glou-glou, je faisais miam-miam, je ne défilais même pas criant « paix au Vietnam ». Ma famille ne m’a pas du tout préparé au militantisme politique. De la guerre d’Algérie, je n’ai retenu que les klaxons scandant dans un embouteillage bordelais « Algérie fran-çaise, Algérie fran-çaise… » Ce n’est qu’à 21 ans que j’ai connu ma crise d’adolescence, tardive, mais mieux vaut tard que jamais. Une crise d’adolescence, c’est le moment où nous pouvons accéder à l’autonomie contre les faux-semblants qu’on a voulu nous imposer. (à suivre)
NB : pour lire la version complète de cette autobiographie, ICI