Acteur absent, pour une représentation démocratique

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La plupart de nos contemporains vivent au jour le jour. Les politiciens, même réunis dans une conférence internationale sur le climat, ne raisonnent pas beaucoup plus loin que les intérêts immédiats de leurs électeurs. Les utopies sont derrière nous et les futurologues ne décrivent l’avenir que sous forme de  catastrophes irréversibles. Comment  donc échapper au fatalisme et au court-termisme ? En utilisant la notion d’acteur absent dans notre conception de la démocratie représentative.

Définition (dans le dictionnaire du développement durable – AFNOR 2004) : Acteur absent (ou tiers absent), acteur qui ne peut prendre la parole lors d’une négociation, ou qui n’est pas invité à la table des négociations. Exemples : milieu naturel, êtres vivants non humains, générations futures.

1/3) Les acteurs absents, élément-clé d’une démocratie écologique

La démocratie représentative aurait tout à gagner si les citoyens, au-delà des figures traditionnelles de la représentation, intégraient dans leur vision du monde les acteurs absents. Le suffrage universel est une conquête récente qui s’est progressivement élargi à de multiples acteurs, ce qui a permis d’approfondir l’idée de démocratie. Ce serait élargir l’universalité bien au-delà du droit de vote des femmes et de la majorité civique à 18 ans si on pouvait inclure dans la participation électorale d’autres acteurs auxquels nous n’avons pas l’habitude de faire référence mais qui sont pourtant incontournable, les « acteurs absents » ou, selon la politologue Robyn Eckersley, les « affectés ». L’écologiste, élu ou non, doit pouvoir s’exprimer au nom des acteurs absents, en particulier les écosystèmes et leur pérennité, les générations futures et leur avenir. Comment arriver à un tel type de démocratie représentative ?

Notre comportement quotidien découle toujours de représentations, nous reflétons une conception particulière de la réalité. Nous avons tous un système de pensée qui nous incite à devenir personnellement le représentant de causes les plus diverses, notre propre intérêt, les intérêts de « notre » entreprise, les intérêts des Français, les intérêts des peuples indigènes, les intérêts des grands singes, les intérêts de la Terre-mère. De même un avocat représente un client, absent ou non. Un député vote au nom d’un pays, entité abstraite. Des chefs d’Etat réunis pour traiter du réchauffement climatique ou de l’extinction des espèces ont pour rôle de penser à la place des générations futures et des non-humains.

Pierre Rosanvallon décrivait ainsi la condition nécessaire pour préparer le long terme : « Il n’y aura pas de sortie de la myopie démocratique si les citoyens ne sont pas eux-mêmes les défenseurs d’une conscience élargie du monde. » Il faut remarquer que la génération actuelle peut se permettre d’utiliser autant de ressources non reproductibles uniquement parce que les générations à venir sont exclues du marché pour la simple raison qu’elles ne peuvent y être présentes ; sinon le prix des ressources non renouvelables s’élèverait dès à présent à l’infini. Il y a une dictature du présent sur l’avenir. Le seul moyen de protéger les générations à venir et la biodiversité, c’est de se rééduquer de façon à ressentir quelque sympathie pour les êtres humains futurs de la même façon que vous êtes intéressés au bien-être de votre propre personne ou de vos contemporains. Cette capacité d’empathie peut aller aussi vers les animaux, les êtres vivants et même les objets naturels. Un jour que nous espérons proche le bulletin de vote des électeurs ira à un candidat qui veut explicitement se faire l’avocat des acteurs-absents. Ce jour-là, la démocratie aura fait un pas de géant, au-delà de l’amour immodéré des politiciens actuels pour le court terme et l’anthropocentrisme.

2/3) Un historique de la notion d’acteur absent

Une pollution qui provoque un blessé grave est considérée comme un crime en Chine. Ils vont même beaucoup plus loin. Les cas très graves, à partir d’un mort, peuvent conduire à de très lourdes peines, et éventuellement à la peine capitale. Mais nous voyons les limites de cette perception juridique : il faut qu’il y ait atteinte à l’homme pour qu’il y ait poursuite judiciaire. Cela veut donc dire qu’on peut, du moment qu’il n’y a ni mort humaine, ni blessé grave,  complètement dévaster la planète entière ! Il suffira de payer quelques amendes. Contre cette lacune de la pensée anthropocentrée, il faut donc donner aux arbres, aux rivières et aux montagnes le droit d’agir en justice. Comment. Voici un historique de l’émergence de cette notion.

1972, Christopher D.Stone : Les arbres doivent-ils pouvoir ester en justice ? Vers des droits de la nature

En 1972, Christopher D.Stone se posait cette question : “Should Trees Have Standing? Toward Legal Rights for Natural Objects”. Ce passage du statut d’objet naturel à celui de sujet de droit s’inscrit pour Stone dans la continuité du processus historique d’extension des droits légaux : après les étrangers, les femmes, les fous, les Noirs… les arbres. Voici un résumé de son texte :

« Darwin fait observer que l’histoire du développement moral de l’homme a pris la forme d’une extension continue du champ des objets concernés par ses « sympathies » : « Ses sympathies s’étendirent aux hommes de toutes les races, aux simples d’esprit, aux animaux inférieurs. » Désormais il n’est plus nécessaire d’être vivant pour se voir reconnaître des droits. Le monde des avocats est peuplé de ces titulaires de droits inanimés : trusts, joint ventures, municipalités. Je propose que l’on attribue des droits juridiques aux forêts, rivières et autres objets dits « naturels » de l’environnement, c’est-à-dire, en réalité, à l’environnement tout entier. Cela ne signifie en aucun cas que nul ne devrait être autorisé à couper un arbre. Si les êtres humains ont des droits, il reste néanmoins possible de les exécuter.

Partout ou presque, on trouve des qualifications doctrinales à propos des « droits » des riverains à un cours d’eau non pollué. Ce qui ne pèse pas dans la balance, c’est le dommage subi par le cours d’eau, ses poissons et ses formes de vie « inférieures ». Tant que l’environnement lui-même est dépourvu de droits, ces questions ne relèvent pas de la compétence d’un tribunal. S’il revient moins cher au pollueur de verser une amende plutôt que d’opérer les changements techniques nécessaires, il pourra préférer payer les dommages-intérêts et continuer à polluer. Il n’est ni inévitable ni bon que les objets naturels n’aient aucun droit qui leur permette de demander réparation pour leur propre compte. Il ne suffit pas de dire que les cours d’eau devraient en être privés faute de pouvoir parler. Les entreprises n’ont plus ne peuvent pas parler, pas plus que les Etats, les nourrissons et les personnes frappées d’incapacité. Si un être humain, commençant à donner des signes de sénilité, est de jure incapable de gérer ses affaires, les personnes soucieuses de  ses intérêts en font la preuve devant les tribunaux. Le tuteur légal représente la personne incapable. Bien sûr, pour convaincre un tribunal de considérer une rivière menacée comme une « personne », il sera besoin d’avocats aussi imaginatifs que ceux qui ont convaincu la Cour suprême qu’une société ferroviaire était une « personne » au sens du quatorzième amendement (qui garantit la citoyenneté à toute personne née aux Etats-Unis).

Mais je suis sûr de pouvoir juger avec davantage de certitude quand ma pelouse a besoin d’eau qu’un procureur ne pourra estimer si les Etats-Unis ont le besoin de faire appel d’un jugement défavorable. La pelouse me dit qu’elle veut de l’eau par son jaunissement, son manque d’élasticité ; comment « les Etats-Unis » communiquent-ils avec le procureur général ? Nous prenons chaque jour des décisions pour le compte d’autrui et dans ce qui est censé être son intérêt ; or autrui est bien souvent une créature dont les souhaits sont bien moins vérifiables que ceux des rivières ou des arbres. »

in les Grands Textes fondateurs de l’écologie, présentés par Ariane Debourdeau (Flammarion 2013)

2004, Robyn Eckersley : l’Etat vert. Repenser la démocratie et la souveraineté

La démocratie écologique : une requête d’extension audacieuse. En effet tous ceux qui sont potentiellement affectés par un risque devaient avoir la possibilité réelle de participer au processus politique et aux décisions qui engendrent le risque en question, ou d’y être représentés. L’occasion d’être représenté dans l’élaboration des décisions cyndinogènes devrait littéralement être étendue à tous ceux qui sont potentiellement affectés, sans tenir compte de la classe sociale, du lieu géographique, de la génération ni de l’espèce. L’extension écologique de l’idée familière d’une démocratie des affectés est inclusive et œcuménique. Cette démocratie est mieux comprise si on l’entend, non pas tant comme une démocratie des affectés, que comme une démocratie pour les affectés. En effet la classe des êtres en droit de voir leurs intérêts pris en considération dans les délibérations démocratiques et les décisions sera invariablement plus large que la classe des personnes qui délibèrent et des décideurs.

Les frontières de l’Etat-nation ne coïncident pas forcément avec la communauté des êtres moralement impliqués. Pour une proposition de construction d’un réacteur nucléaire, la communauté spatiale exposée au risque pourrait être la moitié d’un hémisphère. Sur le plan temporel, la communauté en question s’étendrait presque indéfiniment dans le futur, incluant d’innombrables générations. La communauté affectée inclurait à la fois des populations humaines présentes et futures et les écosystèmes dans lesquels ils sont incorporés. Notre idée audacieuse d’extension constitue un défi politique parce qu’elle demande des qualifications écologiques pour l’exercice de l’autonomie individuelle. Andrew Dobson a soutenu l’idée provocatrice d’une représentation des animaux et des générations futures au sein des assemblées parlementaires par des députés élus par le lobby de la durabilité et de l’environnement. Cela ne donne pas une réponse complète à la question de savoir comment prendre de réelles décisions en situation de pluralisme des valeurs, de conflit, de complexité et d’incertitudes scientifiques. En fin de compte, les mérites relatifs des démocraties libérale et écologique ne doivent pas être jugés uniquement en fonction de leurs procédures, mais aussi à l’aune des valeurs ultimes qu’elles cherchent à servir et à soutenir.

In La pensée écologique, une anthologie sous la direction de Dominique Bourg et Augustin Fragnière (Puf, 2014)

2010, Pierre Rosanvallon : Le souci du long terme

Les régimes démocratiques ont du mal à intégrer le souci du long terme dans leur fonctionnement. La difficulté devient préoccupante à l’heure où les questions de l’environnement et du climat obligent à penser en des termes inédits nos obligations vis-à-vis des générations futures. Une sorte de préférence pour le présent semble effectivement marquer l’horizon politique des démocraties. On peut aussi rappeler que les démocraties ont également été stigmatisées pour leur difficulté à gérer promptement des circonstances exceptionnelles, freinées qu’elles sont par la nécessité d’une délibération collective préalable. Entre cette critique décisionniste et la dénonciation du penchant court-termiste, les démocraties ont souvent été décrites comme temporellement dysfonctionnelles. Comment remédier à cette situation ?

Alfred Fouillée proposait en 1910 d’adjoindre à la Chambre des députés représentant le présent un Sénat porte-parole d’une volonté nationale élargie, comme étant composée « encore plus d’hommes à naître que d’homme déjà nés ». Plusieurs propositions ont récemment été formulées dans cet esprit, allant du « parlement des objets » cher à Bruno Latour au « nouveau Sénat » de Dominique Bourg et Kerry Whiteside. Cependant je ne pense pas qu’un bicamérisme soit la voie la plus efficace pour corriger la myopie démocratique. Le danger serait surtout qu’elle soit mécaniquement sous-tendue par les logiques politiciennes existantes. On ne peut en outre imaginer qu’il suffit de mettre sur pied une nouvelle institution pour opérer ce qui devrait constituer une véritable révolution dans la vie des démocraties. Quatre types de mesures pourraient être envisagées pour corriger le biais du court-termisme : introduire des principes écologiques dans l’ordre constitutionnel ; renforcer et étendre la définition patrimoniale de l’Etat : mettre en place une grand « Académie du futur » ; instituer des forums publics mobilisant l’attention et la participation des citoyens. C’est par une telle pluralisation des modalités d’expression du souci du long terme que celui-ci pourrait progressivement être sérieusement défendu. Il n’y aura pas de sortie de la myopie démocratique si les citoyens ne sont pas eux-mêmes les défenseurs d’une conscience élargie du monde.

In La pensée écologique, une anthologie sous la direction de Dominique Bourg et Augustin Fragnière (Puf, 2014)

3/3) Une application contemporaine de la notion d’acteur absent à Notre-Dame-des-Landes

Luc Semal : Notre-Dame-des-Landes : « Ce référendum relève de l’aberration écologique »

Dans les années 2000, la politologue australienne Robyn Eckersley a tracé les grands traits de ce que serait une «démocratie pour les affectés» : une démocratie qui prêterait attention aux intérêts de toutes les parties potentiellement affectées par la décision. Au moins trois catégories d’affectés se trouvent, de fait, exclus par le choix du président Hollande. L’ensemble des humains vivant aujourd’hui sur cette Terre commencent d’ores et déjà à subir les effets très concrets du réchauffement global. Rappelons que plusieurs milliards de personnes sur Terre n’ont jamais pris l’avion et ne mettront jamais les pieds à Notre-Dame-des-Landes. Ils n’en subissent pas moins les canicules, sécheresses, ouragans, inondations et autres phénomènes extrêmes que le projet d’aéroport se propose d’accentuer. Faire le choix du référendum local, c’est oublier sciemment la dimension globale des conséquences de l’aéroport, en excluant du processus décisionnel tous ceux qui subissent les effets du réchauffement sans tirer aucun bénéfice du transport aérien. Il y a aussi les générations futures, qui subiront plus encore les conséquences du réchauffement global. Faire le choix du référendum local, c’est oublier la dimension transgénérationnelle du bouleversement en cours, sans souci des générations qui vivront les effets monstrueux du transport aérien longtemps encore après l’épuisement des énergies fossiles. Enfin, il y a les non-humains. Les sociétés thermo-industrielles, mues par l’utilisation massive des énergies fossiles, se sont engagées sur la voie d’une nouvelle extinction de masse à l’échelle planétaire, dont les causes comptent à la fois la dégradation des habitats et le réchauffement global.

Source : LE MONDE du 26 février 2016