Les Sciences humaines et sociales (SHS), comme leur nom l’indique, ont peu de raisons de s’intéresser à l’écologie politique. Le libéralisme et le marxisme – les deux grands paradigmes ayant influencé les SHS – ont établi leur objet académique et leurs méthodes en ignorant le domaine naturel, considéré comme non-pertinent dans leur champ d’étude. Le droit ou l’économie considèrent des objets naturels – la propriété du sol ou le cours du baril de pétrole, par exemple – réduits à leur pur rapport aux activités humaines – acquisition ou transaction en l’occurrence. Les SHS ont affaire avec les humains, seuls ou en collectif, pour le bénéfice des humains. Toutes les SHS sont « humanistes » au sens où l’anthropocentrisme est la valeur suprême : ni les non-humains, ni les écosystèmes ou l’écosphère ne sont pris en compte pour eux-mêmes. Elles ne pouvaient admettre qu’une idéologie globalisante issue d’une science naturelle (l’écologie scientifique) puisse prétendre dire quoi que ce soit de sensé dans les domaines humains et sociaux. Cela faisait plus d’un siècle que la culture et la nature s’étaient séparées, on n’allait pas régresser vers une « philosophie naturelle » syncrétique d’avant l’époque contemporaine.
Les paradigmes libéraux et marxistes ont chacun introduit une certaine hypothèse sur la nature humaine, différente de celle qui émerge de l’écologie politique. Par l’individualisme méthodologique, le libéralisme politique conçoit la société comme somme d’individus égoïstes, calculateurs et rationnels. Tandis que la tradition marxiste conçoit un individu massifié dont la conscience serait entièrement déterminée par la position qu’il occupe dans les rapports de classes. L’écologie politique de son côté annonce un être humain formé par les interactions avec les autres humains et avec l’environnement naturel. L’économie n’est qu’une partie de la société, elle-même enchâssée dans la biosphère. La société est un système de représentations croisées entre individus : je me représente la manière dont les autres se représentent les choses et moi-même. Je me réalise en échangeant avec autrui des modèles du monde formés par ces échanges. L’être humain est tout à la fois modelé par le monde qui lui préexiste et modélisateur du monde par les actions qu’il entreprend. Cette hypothèse nous permet d’enterrer le vieux débat épistémologique sur l’antériorité de l’individu et de la société. L’un et l’autre se forment mutuellement. (ndlr : il s’agit d’une interaction spéculaire)
Les fondateurs du concept d’Anthropocène ont analysé la « grande accélération » du monde depuis 1950 en examinant « l’impressionnant tableau de bord de l’Overshoot planétaire », constitué des tableaux de l’évolution, depuis 1750, de vingt-quatre paramètres caractéristiques de l’état de santé du système-Terre. Ces savants en appellent alors aux SHS, notamment à la science politique, pour ériger une nouvelle compréhension des sociétés industrielles. Un programme d’appropriation de l’hypothèse anthropocénique par les SHS consisterait à analyser l’immense déni de la réalité biogéophysique actuelle par l’immense majorité des décideurs et des populations.
Tout part de la catastrophe écologique qui s’avance puisqu’elle nous oblige à penser l’impensable, à remettre fondamentalement en question les relations entre les humains et les non-humains. La co-évolution de la nature et de la culture ne peut s’accomplir au détriment de la première, ainsi que le prouvent les méfaits du modèle productiviste. Autrement dit, la nature possède à la fois une valeur intrinsèque et une valeur instrumentale. Notre identité humaine n’aurait aucun sens si elle n’incluait pas, comme une part indispensable d’elle-même, celle des animaux et des plantes, des écosystèmes et de la Terre. En dégradant ou détruisant les non humains naturels, nous disqualifions aussi notre identité humaine. L’écoumène, c’est la Terre en tant qu’elle est habitée par l’humanité, et c’est aussi l’humanité en tant qu’elle habite la Terre. L’écoumène est une réalité relationnelle. Depuis leur apparition sur l’échiquier politique, les partis écologistes n’ont jamais réduit leurs analyses et propositions à la simple « protection de l’environnement ». Les Verts, partout dans le monde, ne sont pas des partis spécialisés, mais des formations politiques généralistes, exprimant critiques et solutions dans tous les domaines de la vie publique.
Résumé de la conférence donnée par Yves Cochet au colloque « Écologie politique, sciences sociales et interdisciplinarité »
(13 et 14 janvier 2014, Université Paris 7)