En résumé, sa pensée : Chaque société tend à persévérer dans son être, et la nôtre plus que toutes celles qui l’ont précédé ; en effet, comme elle dispose de ressources humaines et matérielles sans précédents, elle ne manquera pas de les mettre en œuvre pour aller jusqu’au bout de son projet en digérant toutes les oppositions. Une réalité en déploiement va toujours jusqu’au bout d’elle-même, jusqu’à un point de saturation. Quand elle atteint ce seuil critique, où les processus habituels ne peuvent plus fonctionner, elle fait un bond par dessus elle-même ; quant à la prolifération des oxymores, elle a pour fonction cachée de masquer le caractère insensé de cette course à l’abîme.
Que la grande aventure cosmique de la vie se termine en queue de poisson dans une sorte de suicide consumériste qui fait penser au destin des insectes attirés par une lampe, cela a quelque d’absurde et de grotesque, cela donne même la nausée. Si la vie humaine échappe à la catastrophe qui se prépare, elle sera tellement amoindrie et modifiée qu’elle devra pour se redéployer repartir sur des bases totalement nouvelles.
https://lapenseeecologique.com/bertrand-meheust-une-pensee-precoce-de-leffondrement/
La Pensée Ecologique : Au début de 2009, vous avez inauguré un nouveau chantier en publiant aux Empêcheurs de penser en rond La politique de l’oxymore. C’était, me semble-t-il la première affirmation développée en langue française de la théorie de l’effondrement, fondée non sur un état des lieux documenté scientifiquement de la planète, mais sur la philosophie de Simondon et son approche des systèmes techniques.
Bertrand Méheust : Je ne savais pas, à vrai dire, que j’étais le premier, ou l’ un des premiers, à soutenir cette thèse, et pour être franc, j’en doute même, pour les raisons que je vais vous expliquer. En effet l’intuition qui me portait était plus nourrie par la SF que par la lecture des écrits écologiques de l’époque, dont j’avais vers 2007, je dois l’avouer, une connaissance assez sommaire. Un lecteur de SF pense naturellement dans les cadres cosmiques, et le thème de l’effondrement, fondé ou non, lui est familier.
LPE : Vous avez dans l’Oxymore donné une grande place à la pensée de Gilbert Simondon. Pourquoi ?
BM : La pensée de ce philosophe visait à fournir une axiomatique pour penser les processus des mondes physique, biologique, psychique et culturel. Son axiome de base est qu’une réalité en déploiement va toujours jusqu’au bout d’elle-même, jusqu’à un point de saturation. Quand elle atteint ce seuil critique, où les processus habituels ne peuvent plus fonctionner, elle fait un bond par dessus elle-même. De nouvelles structures jaillissent alors, qui lui permettent de se renouveler. Simondon a appliqué cette axiomatique à des réalités aussi différentes que la révolution française ou le développement des lignées techniques .Le paradigme est la saturation de l’Ancien régime en 1789, et ce qui s’en est suivi. Mais il n’envisageait pas encore la situation de la planète dans le cadre du monde fini. J’ai donc examiné le concept de développement durable, avec lequel on pensait encore à l’époque, et ses nouvelles moutures, comme l’économie circulaire, j’ai regardé le problème sous tous les angles, et je suis arrivé à la conclusion que cela ne pouvait fonctionner que sur le papier. Tout dépend de ce qu’on qualifie de « durable ». Dans la réalité, l’économie ne peut être parfaitement circulaire, les circuits comporteront toujours des pertes, des « fuites ». Cela pouvait déjà être soutenu a priori, avant tout examen chiffré. L’économie la plus proche de la circularité consommera toujours plus de ressources que la planète, dans la longue durée, et même dans la durée moyenne, ne pourra en fournir. Et nous continuerons d’accumuler dans l’environnement et dans les organismes vivants des substances toxiques comme le plastique, le pesticides, les métaux rares, les éléments radioactifs, etc. On pourra ainsi prolonger la société de consommation d’un demi siècle (je donne ce chiffre à la louche, ce qui compte c’est l’ordre de grandeur). Mais on ne pourra pas lui demander d’affronter la durée cosmique, cela ne tient pas la route. Et donc, compte tenu des ressources limitées de la planète, des échelles cosmiques de temps et de distance, de la surpopulation, de la compétition croissante entre les nations, de la troisième guerre mondiale qui menace (et que l’on nous vend déjà comme inéluctable) ; compte-tenu encore du caractère dévorant du capitalisme et de l’irrépressible idéologie du « progrès » qui nous emporte, rien ne pourra empêcher la saturation d’aller jusqu’à son terme. C’est la reprise, avec de nouveaux concepts, de l’objection classique : une croissance infinie est impossible dans un monde fini. Nous sommes piégés sur notre petite planète bleue. C’est une situation tragique que, mus par un processus autodestructeur, nous ne savons pas contrôler.
À partir de l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy, j’ai été frappé par la prolifération soudaine, dans la chronique quotidienne des médias, comme dans la propagande commerciale et politique, de ces figures de rhétorique que l’on appelle les oxymores, dont la fonction est de tenir ensemble dans l’imaginaire deux affirmations incompatibles. Leur pouvoir évocateur est commenté et célébré depuis longtemps chez les poètes. Mais le nouvel usage qui en était fait s’apparentait plutôt à une sorcellerie évocatoire visant à fasciner et à contrôler les esprits. Certains, comme la « croissance négative » de Christine Lagarde, ou la « consommation participative », étaient franchement comiques, mais d’autres, comme le « développement durable », présenté vers 2007 comme l’idéal régulateur de notre société, avaient clairement à mes yeux pour fonction de masquer une impasse et une impossibilité principielle. J’ai commencé à les collectionner et à me documenter sur l’usage que l’on avait pu en faire dans le passé. En me replongeant dans l’histoire du Troisième Reich, je me suis souvenu que la propagande nazie avait recouru de manière systématique à ces fleurs vénéneuses de la rhétorique, et que le national-socialisme était l’oxymore-mère des années trente. Il devenait pour moi de plus en plus évident que ce nouvel usage des oxymores révélait quelque chose de fondamental de notre société. Je sentais bien que cette prolifération des oxymores avait affaire avec les autres thèmes qui me préoccupaient, la saturation du monde, la surenchère du néocapitalisme financier et la crise écologique, mais je n’arrivais pas encore à percevoir clairement la nature de ce lien.
Là-dessus, les hasards de l’existence m’ont expédié à Mayotte, où j’ai terminé ma carrière d’enseignant. Pour comprendre vraiment ce qu’est la saturation, ce qu’elle implique pour la vie humaine, il a fallu que je me retrouve sur cette île d’une beauté à couper le souffle, mais déjà rongée par une croissance désordonnée. La menace a cessé pour moi d’être une abstraction pour devenir une réalité tangible. Tout y était : les dégâts déjà évidents de l’urbanisation désordonnée sur le fragile biotope du lagon, une bourgeoisie arrogante, parasitaire et esclavagiste, un afflux toujours croissant de réfugiés misérables venus des Comores. Cette situation particulière m’est apparue comme une métaphore de l’humanité contemporaine, et notre petite planète bleue comme un îlot menacé, perdu dans un océan sans rivages, dont toute évasion est impossible dans des délais utiles.
Après quelques mois de bain mahorais, mes intuitions se sont ordonnées en un grand récit au fond très simple : chaque société tend à persévérer dans son être, et la nôtre plus que toutes celles qui l’ont précédé ; en effet, comme elle dispose de ressources humaines et matérielles sans précédents, elle ne manquera pas de les mettre en œuvre pour aller jusqu’au bout de son projet en digérant toutes les oppositions ; quant à la prolifération des oxymores, elle contribue à cette digestion, elle a pour fonction cachée de masquer le caractère insensé de cette course à l’abîme.
Je dois préciser que dans mon récit le rôle des oxymores est secondaire, il n’occupe en fait qu’un petit chapitre. Le concept central est la saturation. Je voulais d’ailleurs appeler le livre La saturation du monde. Mais Philippe Pignarre, mon éditeur, a senti avec un instinct très sûr qu’il fallait mettre l’accent sur le rôle des oxymores pour rendre plus évidente la dimension politique du livre.
LPE : Quelle est votre appréciation de la situation aujourd’hui, plus de 10 ans plus tard ?
BM : Quinze ans en fait, car j’ai écrit l’Oxymore en 2007- 2008. La situation, on peut la résumer en trois mots : c’est toujours pire. Toujours pire que ce que l’on avait prévu, et que ce que j’avais moi même anticipé. Je ne vais pas allonger la litanie des catastrophes annoncées, et je me contenterai d’évoquer les chiffres de la température. Si l’on en croit ce que nous disent les climatologues relayés par les médias, chaque année est désormais plus chaude que la précédente. Or, pour que l’on puisse détecter des différences d’année en année, alors que l’ordre de grandeur des processus climatiques est l’échelle du temps long, ne faut-il pas que l’on soit entré déjà dans la phase de l’emballement ? Des chiffres aussi précis sur une échelle aussi courte sont-ils fiables ?
Dans l’Oxymore, j’ai avancé à demi-masqué, en qualifiant mon pessimisme de « méthodique », pour faire entendre qu’il ne s’agissait pas d’une projection psychologique personnelle. Cela pouvait se justifier à l’époque car il s’agissait alors de prolonger en les amplifiant par la pensée des tendances inquiétantes, à des fins exploratoires. Mais, quinze ans après, il n’est plus même nécessaire de prendre ces précautions de méthode, je suis pessimiste tout court. Les choses sont allées très vite, trop vite. Je suis tellement pessimiste que par moments l’affaire me semble pliée. On a trop de raisons de penser que la descente aux enfers est amorcée, et que si la vie humaine échappe à la catastrophe qui se prépare, elle sera tellement amoindrie et modifiée qu’elle devra pour se redéployer repartir sur des bases totalement nouvelles. Nous sommes à court terme devant le possible échec de l’aventure humaine telle qu’elle s’est déployée depuis des dizaines de millénaires, Homo consumériste n’est absolument pas prêt à affronter ce défi, c’est même le type d’être humain le moins prêt à le faire, façonné par la pression de confort.
Que la grande aventure cosmique de la vie se termine en queue de poisson dans une sorte de suicide consumériste qui fait penser au destin des insectes attirés par une lampe, cela a quelque d’absurde et de grotesque, cela donne même la nausée. La nouveauté radicale, c’est la diffusion accélérée des connaissances concernant notre situation cosmique ; il suffit de cliquer sur un smartphone. Mais il leur suffira de cliquer autrement pour plonger dans le Métavers simulé où ils pourront fuir et oublier leur condition. Les moyens qui permettent d’établir la vérité du monde et de notre condition humaine sont aussi ceux, toujours plus puissants, qui permettront de la fuir et de l’oublier.
LPE : Mais quand même, quelles mesures pouvons-nous encore tenter ?
BM : Malgré mon pessimisme, je n’arrête pas d’y réfléchir. Sur le fond, je pense que l’autolimitation prônée par Castoriadis est la seule voie possible. Mais cette voie heurte frontalement l’illimitation de l’idéologie dominante, et le choc de ces deux courants produit un gigantesque remous. Nous n’entendons plus sur les ondes que des « belles personnes » proclamant leur vaste conscience écologique et leur immense amour du vivant. C’est très bien, mais qu’en est-il en fait ? Je constate que l’on va nous contraindre à la 5G sans nous avoir consultés. Que les vieux portables qui fonctionnent encore à la 2G, à la 3G seront prochainement hors service. Que le trafic des camions continue de monter. Que le trafic aérien arrêté grâce au Covid a repris de plus belle. Que la consommation de plastique continue inexorablement d’augmenter. Que Lula s’avoue incapable de défendre la forêt amazonienne, etc. Cet amer constat me conduit à penser que le slogan « sauvons la planète », pour la majorité des gens, signifie d’abord « sauvons notre mode de vie ». On essaie encore de croire que les deux devises sont conciliables, mais c’est une illusion.
Je pense que nous devons commencer à nous auto-limiter, pas dans 20 ans mais tout de suite, par des référendums d’autolimitation. La limitation drastique des voyages aériens, l’interdiction des piscines, etc. Si la pression de confort reste la plus forte, il faudra passer par la voie autoritaire, et cela ne pourra se faire que lorsqu’il sera trop tard, car la voie autoritaire ne sera possible que lorsque nous aurons le couteau sur la gorge.
Nous devons nous déclarer, nous penser et nous disposer en état de guerre. L’état de guerre, celui par exemple que les Anglais se sont imposés en 1940 pour affronter Hitler, suppose naturellement pour les démocraties une restriction de libertés et de consommation acceptée par tous en raison d’un péril et d’un enjeu jugé supérieur et imminent. Il permettra d’imposer immédiatement des solutions qui sont impossibles en temps normal. A partir de mai 1942 la vitesse des automobiles, sur tout le territoire américain, a été limitée entre 35 et 45 MPH selon les zones, et elle l’est restée jusqu’à la fin du conflit. Il n’y a eu ni conflit, ni discussion sur ce point, car l’état de guerre était évident. Mais nous sommes gouvernés par des élites qui n’ont pas l’équipement mental pour faire face à la situation. Le mouvement des Soulèvements de la Terre pourrait prendre le maquis, le temps de la dynamite sera venu, et on verra passer à l’action des « Brigades vertes ».
Notre responsabilité est abyssale. Nous sommes ou une des merveilles du cosmos. Nous devrions prendre soin de cette vie dont un dessin (ou un hasard) incompréhensible nous a gratifiés.